En février dernier, Le Vif/L’Express dénonçait une vaste fraude perpétrée par un agent du CPAS de Liège sur les comptes de RCD à hauteur de 200.000 euros. Comment de tels détournements ont-ils pu avoir lieu? Quels sont les contrôles mis en place sur ces comptes? Que l’argent de personnes surendettées ait pu être capté rend le dossier sensible.
Quelque 85.000 euros, puis entre 150.000 et 200.000 euros, après enquête. Tels seraient les montants détournés depuis les comptes de règlements collectifs de dettes ouverts au CPAS de Liège, par un agent pourtant considéré par d’aucuns comme au-dessus de tout soupçon. Travaillant depuis 1999 au CPAS, ce Liégeois de 61 ans aurait depuis 2003 capté de fortes sommes qu’il aurait investies dans des projets immobiliers. À la découverte du pot aux roses, l’homme est passé aux aveux, a été licencié sur-le-champ par le CPAS et un mandat d’arrêt a été délivré contre lui pour «détournement commis par fonctionnaire, faux commis par fonctionnaire et blanchiment». Cela faisait donc 15 ans que son montage (qui reste obscur jusqu’ici) avait l’air de fonctionner sans accrocs, jusqu’à ce qu’un collègue, en l’absence du quidam, ne soit amené à analyser le dossier individuel d’une personne surendettée et y détecte une anomalie financière. Un virement inhabituel, et c’est le château de cartes qui s’est effondré. Un grand classique, paraît-il, dans la découverte des détournements de ce type.
Notre intention n’est pas de monter ce cas en épingle et de jeter l’opprobre sur toute la profession de médiateur de dettes. De tels cas de malversations existent dans toutes les professions qui brassent de l’argent et on a déjà lu dans les faits divers un notaire, un avocat, un huissier, un fonctionnaire… qui part avec la caisse. L’objectif est plutôt de s’interroger sur les contrôles mis en place pour que cela n’arrive plus ou en tout le cas le moins possible. Et, à cet égard, la réflexion de Claude Emonts, l’ancien président du CPAS de Liège de 1995 à 2015 interrogé dans le cadre de cette fraude, est assez interpellante: à propos du détournement dévoilé au CPAS de Liège, il s’est dit choqué de cette fraude, mais ajoute qu’il est «véritablement stupéfait que cet homme ait agi de la sorte pendant de nombreuses années sans jamais se faire prendre» (Belga, 22 février 2018). Il complète son propos en déclarant que sa stupéfaction est d’autant plus grande que le profil de cet homme ne colle absolument pas avec celui d’un voleur. Il précise que l’homme a été moine au Congo. Comme quoi l’air ne fait pas la chanson.
Un modus operandi à éclaircir
Ses réflexions sont loin d’être frappées au coin du bon sens et, lorsqu’il ajoute qu’il lui était réellement impossible de savoir que des fonds manquaient durant son mandat de président car «le CPAS est basé sur un système pyramidal, donc je ne suis pas le premier à être informé de ce genre de problèmes», on s’interroge. On imagine bien que, si de telles fraudes avaient été découvertes durant son mandat, il aurait réagi, mais on souhaiterait surtout qu’il existe des mécanismes suffisamment efficaces de contrôle interne et externe qui permettent de dénicher ce genre de détournements. Ce qui ne semble pas avoir été le cas.
Le montage en lui-même reste obscur, car, malgré des demandes réitérées auprès du CPAS de Liège, nous n’avons obtenu que des bribes d’explications concernant le mécanisme utilisé par l’agent du CPAS. On parle de 181 dossiers de RCD ouverts à Liège, dont 65 d’entre eux auraient été en février dernier à la charge du prévenu. Un dossier de RCD ayant une durée de vie de deux à cinq ans, en quinze ans, l’agent du CPAS a pu s’occuper de plus d’une centaine de dossiers durant ce laps de temps.
Difficile d’imaginer que les fonds ainsi détournés ne l’aient pas été au préjudice de quelqu’un.
Des zones d’ombre quant au modus operandi utilisé par l’agent indélicat ressortent des articles de presse publiés à la suite du scandale, ainsi que des contacts pris avec le CPAS de Liège: les médiés et les créanciers n’auraient pas été lésés. Le CPAS évoque un compte global qui regrouperait tous les comptes des médiés, d’où les virements pour les prêts immobiliers souscrits par l’agent étaient effectués. Or, des informations prises auprès de directeurs financiers d’autres CPAS, un compte de RCD est ouvert pour chaque médié et géré par le médiateur judiciaire désigné par le tribunal du travail. Pas de compte global à l’horizon, sauf au moment de la clôture des comptes en fin de RCD, où les sommes restantes sont versées sur un compte centralisateur.
Difficile d’imaginer en tout cas que les fonds ainsi détournés ne l’aient pas été au préjudice de quelqu’un. Le fait qu’il puisse s’agir des personnes elles-mêmes surendettées est sans doute un peu plus choquant encore. On nous dit que les pécules de médiation dus aux médiés et les sommes dues aux créanciers en vertu des plans de RCD ont bien été versés. Sont-ce alors les sommes mises de côté pour constituer une réserve ou payer les honoraires du médiateur judiciaire qui ont ainsi été captées par l’individu malveillant? Quoi qu’il en soit, l’enquête diligentée par le parquet de Liège déterminera le mode opératoire exact utilisé. Après avoir donné quelques éléments à la presse, le CPAS de Liège semble désormais muet, mais s’est porté garant de toutes les sommes détournées aux uns et aux autres.
Quels contrôles?
Au-delà de cette affaire, qui serait un cas isolé mais pas unique (selon la DG05 Action sociale), on peut se poser la question des contrôles mis en place sur ce type de comptes. Valentin Egon, juriste et attaché au SPW (DG05), cite une circulaire d’avril 2007 du ministre des Affaires intérieures et de la Fonction publique en place à l’époque, Philippe Courard, qui porte sur les procédures de prévention de détournements concernant les comptes de tiers gérés par le CPAS, un dispositif repris dans la circulaire unique, émise par la ministre Greoli en octobre dernier. Ce texte reprend dans sa disposition 1.4.9 le principe de prévention des incidents tant pour les CPAS que pour les asbl agréées pratiquant la médiation de dettes. Il instaure des mesures à prendre pour prévenir les détournements, avec notamment l’envoi de manière trimestrielle des extraits de compte aux bénéficiaires, ainsi que la mise en place de contrôles trimestriels par les structures, basés sur des coups de sonde, sur un nombre déterminé de comptes tirés au sort.
Cet article viserait donc spécifiquement les comptes de gestion budgétaire et de cogestion liés à une guidance budgétaire, et non les comptes de RCD. Mais il serait diversement appliqué. Sur le site du CPAS de Liège, à la page décrivant les activités du directeur financier (DF), le point 5 portant sur les fonds de tiers décrit les missions de contrôle confiées au DF, et notamment la coordination de la gestion financière des opérations liées au RCD, en collaboration avec le service de l’Action sociale. De nos contacts avec le CPAS de Liège, il ressortait que la direction financière effectuait bien des tirages au sort réguliers, mais aléatoires de comptes de RCD, lesquels étaient contrôlés, mais qui n’ont rien laissé filtrer des détournements en cours.
Et le juge du travail?
Dans d’autres CPAS, comme celui de Ciney par exemple, on s’en tient à un contrôle strict des comptes de gestion budgétaire. Selon Christophe Melin, receveur régional en charge du contrôle des comptes des CPAS de Ciney, Havelange et Sombreffe[1], «les comptes de RCD ne sont pas visés par la circulaire unique et, d’ailleurs, c’est le rôle du juge du travail, compétent en matière de RCD, qui doit prendre en charge ce contrôle. Pour les comptes de gestion budgétaire, nous procédons bien par coups de sonde trimestriels, en prenant au hasard un compte par assistant social (AS), en tirant au sort cinq opérations pour lesquelles les justificatifs sont demandés à l’AS. Je rends compte de la situation de caisse et de l’état des comptes bancaires du CPAS tous les deux mois au commissaire d’arrondissement dont je dépends».
Également interrogé, le directeur général du CPAS de Ciney, Alain Ferbus, témoigne de la difficulté d’effectuer ces contrôles en temps et heure, étant donné la masse de travail en CPAS: «Ces contrôles sont nécessaires, mais il faut aussi garder un esprit positif au sein de l’équipe: si cela fonctionne, c’est parce que l’on fait confiance aux personnes au jour le jour. Heureusement, le cas de Liège reste un cas isolé: je n’ai jamais été confronté à de telles malversations et espère ne jamais l’être. Le simple fait d’organiser pareils contrôles envoie déjà un signal assez fort aux membres du personnel, ce qui les responsabilise, mais personne ne peut garantir à 100% qu’il n’y aura jamais d’incident.»
«Il arrive fréquemment que ces contrôles ne soient effectués que trois, quatre ans après l’admissibilité des RCD, même si les retards vont mieux.», Thierry Zuinen, juge au tribunal du travail du Hainaut
Ce serait donc au juge du travail d’effectuer des contrôles approfondis des comptes de RCD: Thierry Zuinen, juge au tribunal du travail du Hainaut, modalise: «Oui, effectivement ce sont les juges de travail qui sont chargés du contrôle des comptes de RCD, à travers le rapport annuel (RA) normalement déposé par le médiateur au greffe du tribunal, lequel reprend les mouvements sur le compte, l’ensemble des versements effectués aux personnes médiées et aux créanciers, et les extraits de compte. Ça, c’est la théorie: dans la pratique, vu les retards dans le traitement des RCD par les tribunaux, il arrive fréquemment que ces contrôles ne soient effectués que trois, quatre ans après l’admissibilité des RCD, même si les retards vont mieux. Une réforme de la procédure en RCD a également prévu que ce RA soit transmis aux médiés, ce qui permet aussi un contrôle indirect: nous recevons donc des demandes d’explications par courrier, cela permet d’avoir une meilleure visibilité sur les dossiers. Cela étant, pour ce qui est du contrôle des comptes de RCD, nous ne pouvons pas tous les vérifier: nous procédons nous aussi par coups de sonde. On tient à l’œil certains médiateurs dont la gestion nous semble plus chaotique.» Comme l’explique le magistrat, si des anomalies sont découvertes, le juge peut demander des comptes au médiateur. S’il s’avère qu’il y a fraude, les seuls pouvoirs du juge sont de ne plus désigner le médiateur en question et de dénoncer la situation au bâtonnier quand il s’agit d’un avocat et, le cas échéant, au procureur du Roi. «Je n’ai jamais été confronté à une telle situation, mais je me souviens d’un cas d’un avocat de Charleroi, radié du barreau pour de tels faits, il y a quelques années. Mais il ne faut pas faire de généralités: cela reste des cas isolés.»
Des mesures plus générales
À l’occasion d’un cas de détournement en 2015, de beaucoup plus grande ampleur au CPAS de Tournai, perpétré par la directrice financière en poste à l’époque, qui portait sur des sommes avoisinant le million et demi d’euros et qui a conduit au suicide de l’intéressée au moment où le pot aux roses fut découvert, la question du contrôle interne et externe a été étudiée par une task force réunissant des directeurs généraux et financiers de CPAS et de communes, un membre de la Fédération wallonne des CPAS, ainsi qu’un professeur d’université. Dans un document que nous avons pu nous procurer, on y parle de pistes pour améliorer les procédures budgétaires au sein du CPAS de Tournai, mais sans doute aussi ailleurs. On y relève factuellement des opérations relevant de la comptabilité budgétaire soustraites de la comptabilité générale, de la répartition des tâches entre la direction financière et le contrôle interne, ne permettant pas des contrôles croisés suffisants, ainsi que l’absence d’un véritable audit interne ou d’un manuel de contrôle également interne. Dans ses recommandations, la task force parle également de l’amélioration du contrôle externe en relevant l’opportunité de la constitution d’un organe de contrôle des finances et comptabilités locales, selon des modalités de fonctionnement inspirées de celles de la Cour des comptes. Autres suggestions: le recours à des services d’un certificateur extérieur privé pour les comptes annuels, la constitution d’une liste exhaustive des comptes reprenant les avoirs du CPAS à solliciter auprès des banques, la mise en place d’auditeurs internes chargés du contrôle du respect strict des procédures ou encore le dédoublement systématique de toute la chaîne de comptabilisation et de contrôle, ce qui implique qu’aucun document comptable ne puisse être du ressort exclusif d’une seule personne.
Des solutions qui devraient pouvoir être appliquées à l’ensemble des CPAS.
En savoir plus
«Le règlement collectif de dettes au quotidien», Alter Échos n° 414-415, Nathalie Cobbaut, 7 décembre 2015.