Cet été, l’asbl liégeoise Jefar, active dans le secteur de l’insertion professionnelle, prendra ses quartiers dans de nouveaux bâtiments, acquis grâce à la mise sur pied d’une coopérative immobilière à finalité sociale. Une solution pour le secteur non marchand à l’heure des loyers trop chers?
C’est rue de Serbie, à quelques pas de la gare des Guillemins, que l’asbl Jefar accueille encore ses stagiaires et formateurs en ce mois de janvier. Bureaux sans fenêtres, cloisons étroites et couloirs exigus: le rez-de-chaussée de ce bâtiment austère, qui a précédemment abrité une clinique et un magasin de matériel informatique, est la propriété de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Occupant déjà les étages, celle-ci souhaite aujourd’hui reprendre possession des locaux et a signifié à Jefar un renom ferme et définitif dès juillet 2016. Mais aujourd’hui, se relocaliser au centre-ville relève de la quadrature du cercle. «Le public à qui nous nous adressons présente de gros problèmes de mobilité. Il fallait donc que nous restions au centre de Liège. Or les prix étaient bien trop élevés, avec des montants de location variant entre 105 et 125 euros le mètre carré», explique Frédéric Andrien, directeur de Jefar. Soit bien trop cher comparé aux 80 euros le mètre carré de la rue de Serbie. «Il y a une question de taille critique. Si vous cherchez 300 m2, il est possible de trouver des locaux à des prix encore intéressants. Mais nous avions besoin d’une surface qui nous permette de regrouper nos différentes activités, soit un espace entre 1.600 et 2.000 m2», poursuit le directeur de l’asbl.
Née de la fusion, début 2014, de l’asbl JEF (Jeunes Emploi Formation) et de l’asbl Phare (Personnes handicapées Apprentissages et Rencontre), Jefar est en effet l’un des acteurs liégeois les plus importants parmi les organismes d’insertion socioprofessionnelle et les entreprises de formation par le travail. Le volet formation – bâtiment, horeca, aide aux personnes, etc. – emploie à lui seul quelque 35 formateurs, coordinateurs de formation et administratifs. Parallèlement, son activité titres-services, incluant des centrales de repassage, mobilise quelque 90 travailleurs. «Après avoir fait le tour de l’immobilier liégeois, l’idée d’acquérir s’est imposée. Mais la spécificité de notre secteur est que nous ne pouvons pas affecter les subventions reçues à du remboursement de capital. La seule solution était donc de créer une structure extérieure qui deviendrait l’acheteur.»
Une société coopérative sinon rien
Jefar Immo, société coopérative à finalité sociale, est ainsi créée: elle acquiert les anciens bâtiments de l’Institut supérieur Saint-Laurent et affecte l’asbl Jefar à la rénovation puisqu’il s’agit là de l’un de ses domaines d’expertise. Situé quai Mativa, de l’autre côté de la Meuse, ce vaste espace se situe idéalement dans l’axe Guillemins-Boverie, emblématique du renouveau urbain souhaité par la Ville de Liège. Accessible par la future passerelle partant de la gare et dévolue aux vélos et aux piétons, le site est également desservi par de nombreuses lignes de bus. C’est donc sans regret que Frédéric Andrien s’apprête à quitter la rue de Serbie, d’autant qu’il envisage cette acquisition comme la suite logique du développement de Jefar. «Je gère l’asbl comme une entreprise. Or, à un moment donné, il devient ridicule de ne pas acquérir si vous pouvez acquérir. Nous avons fait un emprunt sur 15 ans pour un montant de remboursement à peu près équivalent à ce qu’on payait ici. À l’avenir, si la Région décide à un moment donné de diminuer les subsides, il nous restera un bâtiment pour accuser le coup. C’est une assise qui permettra de créer de l’activité au profit de l’activité», commente-t-il.
L’accès à la propriété n’aurait pourtant pas été possible sans une conjonction particulièrement favorable. «Nous avions déjà pensé à acquérir auparavant mais nous n’avions pas de garanties à apporter. Lorsque nous avons fusionné avec Phare, les choses sont devenues différentes car cette asbl possédait quelques bâtiments qui ont servi de garanties immobilières», poursuit le directeur. Mais le véritable élément déclencheur sera l’arrivée du Centre hospitalier chrétien (CHC) dans l’aventure. «Nous savions que cette installation nécessiterait des rénovations et qu’il était donc impossible d’acheter seul. Heureusement, le CHC, qui avait un projet d’extension de sa maison de repos située à côté, a acquis un tiers du bâtiment et est entré dans la société coopérative pour la capitaliser et permettre l’accès à l’emprunt.»
Un centre d’économie sociale
Le CHC, Jefar et l’asbl titres-services se partagent donc aujourd’hui la majorité des parts de Jefar Immo, avec quatre administrateurs et cinq travailleurs. Mais Frédéric Andrien espère voir arriver prochainement de nouveaux coopérateurs. «Il nous reste des surfaces disponibles dans le bâtiment que nous souhaitons louer à des entreprises non marchandes, qui interviendraient de manière complémentaire à nos actions. En entrant dans la coopérative, ces entreprises pourraient participer au mécanisme d’entraide qui existe déjà entre nos différentes entités», explique le directeur. Avances sur trésorerie, candidatures communes lors d’appels à projets et, bien sûr, mutualisation des services informatique et comptabilité. «Le but est de partager des expertises et de former ce qu’on pourrait appeler un ‘centre d’économie sociale’», avance-t-il. Le nouveau site comprendra par ailleurs trois hébergements d’urgence, à destination des personnes qui rencontreraient un problème de logement durant leur période de formation.
Si des pistes se dessinent, les entreprises non marchandes qui pourraient rejoindre Jefar quai Mativa ne sont pas encore connues. D’autant que certains craignent que la synergie espérée ne fasse place à une concurrence de fait. «Pour un organisme plus petit, se retrouver à côté d’un mastodonte comme Jefar fait peur. La concurrence non seulement existe mais elle est de plus en plus forte à mesure que les subsides se raréfient», reconnaît Frédéric Andrien. Le directeur de Jefar est néanmoins convaincu que le repli ne débouchera sur rien. L’économie sociale doit évoluer et relever les nouvelles exigences qui lui sont faites en rassemblant ses forces. «On ne gère plus une entreprise d’économie sociale comme on le faisait il y a 25 ans! Aujourd’hui, les exigences des pouvoirs subsidiants en termes de résultats sont de plus en plus spécifiques. À tort ou à raison. Ce que je peux dire, c’est que nous pouvons être plus efficients que nous ne l’étions auparavant. Malgré une perte de 250.000 euros de subvention, nous avons réussi à doubler les heures de formation. Donc, oui, on doit pouvoir se dire que l’argent public est parfois mal utilisé», affirme-t-il. Si le directeur de Jefar répète qu’il gère son asbl comme un chef d’entreprise, pense-t-il être devenu un propriétaire «comme les autres»? «Je dirais qu’en économie sociale on devient propriétaire ‘un peu autrement’, dans le sens où je ne suis pas en train d’investir dans l’immobilier pour que ça me rapporte! Mon objectif est d’être à l’équilibre. Et si, par bonheur, il y a une bonne rentabilité, elle est redistribuée au groupe», conclut-il. Outre la formation et les titres-services, Frédéric Andrien se targue donc désormais d
’investir un troisième domaine d’activité: l’immobilier social. Ou comment, à l’heure des loyers trop chers et de la raréfaction des deniers, le secteur non marchand est en train de se découvrir une brique dans le ventre.
Interview du vendredi de Matthieu Lietaert, docteur en sciences politiques et auteur de l’ouvrage Homo cooperans 2.0 : « Réapproprions-nous l’économie collaborative », Manon Legrand, 20 novembre, 2015
« Sandrino Graceffa : «Les coopératives remettent en cause le contrat social» », Alter Echos, Rafal Naczyk, 31 octobre 2014