Corinne Torrekens est directrice et fondatrice de la spin-off en sciences sociales et politiques de l’ULB, DiverCity. Elle étudie de près les impacts politiques de l’insertion de l’islam dans la société belge. Ses travaux ont notamment porté sur l’associatif musulman à Bruxelles.
Article publié dans Alter Échos, n°418, 29 février 2016.
Alter Échos: Comment s’est implanté l’associatif musulman à Bruxelles?
Corinne Torrekens: Après l’arrivée de travailleurs turcs ou marocains en Belgique, plusieurs petits lieux de prière ont été créés. C’est avec la modification du projet migratoire que les choses ont changé. En 1974, avec la fin officielle de l’immigration régulière, la perspective d’un retour au pays devenait de moins en moins réaliste. Un départ vers le pays d’origine rendait impossible un éventuel retour. Cela s’est accentué avec le regroupement familial, l’arrivée et l’installation des familles en Belgique. Dès lors, ces petits lieux se sont davantage structurés en mosquées. Très vite ces populations musulmanes ont ressenti la nécessité d’une transmission religieuse à leurs enfants. Les mosquées ont commencé à organiser des écoles coraniques, des cours d’arabe. Les mosquées étaient des lieux de sociabilisation mais aussi d’information, sur les procédures administratives par exemple. À côté, on trouvait aussi des amicales, structurées en fonction des nationalités d’origine. Des amicales de travailleurs marocains ou des cafés turcs structurés en amicales.
A.É.: Comment cette affirmation religieuse s’est-elle traduite dans le tissu associatif?
C.T.: C’est surtout dans les années nonante qu’un associatif islamique s’est développé. Des associations proposent alors des activités dans un cadre religieux. Les scouts musulmans, «Les Fourmis», font leur apparition. Tout comme le service social musulman «Le Figuier». Et de manière simultanée, l’Islam tente de se structurer autour de l’exécutif des musulmans de Belgique, organe supposé être représentatif du culte musulman. Il y aura deux processus électoraux, en 1998 et en 2005, tous deux très controversés. À l’époque, différents points de vue émergent. C’est la création de Vigilance musulmane, du Collectif contre l’islamophobie en Belgique, du Collectif des mosquées. Des associations qui se placent du côté temporel du culte pour essayer de peser dans les débats. La communauté musulmane est alors accaparée par la question de la représentativité que pose l’élection des membres de l’exécutif des musulmans. Faut-il des critères ethniques? nationaux? Le processus électoral de 2005 a été très judiciarisé au sujet des critères ethniques de sélection ou du screening de la Sûreté de l’État. Ce processus électoral a laissé exsangue l’associatif musulman, qui s’est usé en recours et en débats. Il a fallu du temps pour reconstruire quelque chose.
A.É.: C’est donc un nouvel associatif musulman qui a émergé depuis lors…
C.T.: Depuis, un secteur artistique a fait son apparition. Il y a bien sûr la pièce Djihad d’Ismaël Saïdi. On pense aussi à Ras El Hanout, association artistique, spécialisée dans le théâtre et qui rencontre un franc succès. Ils sont porteurs de cette identité bruxelloise, belge, et musulmane décomplexée. Il y a des blogueuses stylistes comme Rachida Aziz, des «youtubeurs», comme Abdel en vrai. La liste est longue et tous revendiquent leur identité musulmane. Ce courant artistique n’existait pas avec une telle ampleur, pas avec un tel succès. Cette reconnaissance publique est, selon moi, liée à un nouvel élément: l’émergence d’une classe moyenne supérieure musulmane et pratiquante, pour laquelle trois piliers font partie de l’identité religieuse: le foulard, le halal, le jeûne. Une classe moyenne qui émerge, consomme et s’affirme. Dans ce même ordre d’idées, le secteur de l’entrepreneuriat se développe, avec l’association belge des professionnels musulmans, ou TYN asbl (Talented Youth Network) qui travaille sur le coaching de jeunes qui, bien souvent, font face à des discriminations sur le marché de l’emploi. Ces acteurs associatifs ont l’impression que leurs initiatives positives ne sont pas vraiment relayées par la presse… contrairement aux événements négatifs.
A.É.: On entend aussi beaucoup d’associations musulmanes qui ont des revendications plus politiques…
C.T.: Depuis quelques années se développent en effet des «lobbies» musulmans. Des groupes de pression, ou plutôt de sensibilisation. Ils tentent de se faire reconnaître comme partenaires d’institutions existantes pour toucher tant l’opinion musulmane que non musulmane. Les précurseurs furent Vigilance musulmane. On pense à leur campagne «head up», contre la discrimination faite aux femmes qui portent le foulard. Il y a eu Muslim Rights ou neutralité.be. Puis le Collectif contre l’islamophobie en Belgique ainsi que l’EmBeM (Empowering Belgian Muslims). L’éclosion de ce tissu associatif revendicatif est certes liée à l’émergence d’une classe moyenne supérieure mais aussi aux intérêts de la communauté musulmane qui se sont déplacés d’une focale sur l’exécutif musulman vers des questions relatives à l’accès aux droits, concernant le foulard ou le sacrifice des moutons lors de l’Aïd.
A.É.: Est-ce qu’on peut dire que ce tissu associatif dense se structure?
C.T.: C’est un tissu associatif déstructuré, éclaté auquel on pourrait ajouter une strate qui est celle de la pensée musulmane, des courants théologiques qui traversent l’Islam de Belgique. Il y a d’ailleurs des associations davantage centrées sur la pensée musulmane, comme la faculté des sciences islamiques de Bruxelles d’une tendance plutôt salafiste, non reconnue par les pouvoirs publics.
A.É.: Justement, est-ce que les acteurs associatifs sont soutenus par les autorités publiques?
C.T.: L’associatif musulman en Communauté française et à Bruxelles est difficilement soutenu quand il affiche une étiquette musulmane. Il existe une déconnexion de la part des responsables politiques vis-à-vis de ces associations, ainsi qu’une méfiance. Pour qu’une association obtienne des subsides, le projet doit être estampillé «vivre-ensemble» pour être accueilli favorablement. C’est finalement souvent la forme, l’intitulé de ces projets, qui prime le fond pour l’obtention de financements. Les gens qui traitent les dossiers dans les administrations connaissent mal le tissu associatif musulman. S’ajoutent à cela les questions sur la laïcité/neutralité, à savoir: est-ce qu’un acteur public doit soutenir une structure explicitement religieuse? Ce n’est pas simple.
acer le curseur.»
A.É.: Il faudrait, selon vous, davantage soutenir ces acteurs associatifs?
C.T.: On ne peut pas, d’un côté, se plaindre de la difficulté à voir émerger un leadership musulman et, de l’autre, ne pas prendre le risque de financer certaines de ces structures. Il y a une ambiguïté politique à ce niveau. Je pense qu’il y a besoin de prendre des risques. Prendre le risque de faire confiance, d’aller à leur rencontre et de mieux les connaître.
Lire dans Alter Echos n°397 (février 2015) : « El Hajjaji et Dassetto croisent leurs regards sur la radicalisation », Cédric Vallet