2020 fut une année compliquée, c’est un euphémisme. Pour Élisabeth, jeune Tournaisienne de 20 ans, dire que ses amis lui manquent en cette période trouble, c’est aussi un euphémisme «comparé au trou béant» que la jeune femme dit avoir dans la tête. «Je retombe dans les abysses de ma dépression, mes angoisses reprennent de plus belle. Je ne peux que difficilement exprimer ce que je ressens. Comment gérer cette solitude? Comment faire pour garder le moral? Occupe ton esprit, me dit-on. Facile à dire…»
Son témoignage, recueilli par l’asbl Scan-R entre le 18 mars au 18 septembre dernier, côtoie celui de 330 autres jeunes Belges francophones, dans un ouvrage intitulé Bouches émissaires1, un récit du confinement à travers les yeux de la jeunesse.
La démarche est pleine de sens. Car si les jeunes sont plutôt épargnés par les dégâts physiques du virus, leur équilibre psychique paie un lourd tribut depuis le début de la crise. Sur le terrain, les structures d’aide à la jeunesse ne peuvent que constater, parfois impuissantes, cette souffrance mentale nouvelle ou intensifiée.
Manuel Murillo, directeur de l’AMO (Aide en milieu ouvert) Promo Jeunes, située en plein cœur de Bruxelles, dresse le tableau: «Nous avons un nombre accru de demandes compliquées à gérer. De nombreux jeunes souhaitent par exemple quitter leur domicile pour s’installer de façon autonome. Avec le confinement, beaucoup de conflits familiaux se sont accentués et se sont répercutés sur la santé mentale des jeunes.» Dans la mesure du possible, l’AMO tente d’orienter le jeune en souffrance vers un service de santé mentale (SSM). «Mais on ne se sent pas toujours à la bonne place pour le faire. L’aspect ‘psy’ est connoté très négativement chez le public qui vient nous voir», précise le directeur.
«En septembre, les demandes psy pour des jeunes de dix-sept ans ont explosé au sein de notre service. Le confinement n’est pas le seul vecteur de ces problématiques, mais il les a alimentées. On assiste donc à de haut taux d’angoisse et des décompensations au niveau psychique.» Fanny De Breukere, SSM de Saint-Gilles
Les maisons de l’adolescent (MADO), quant à elles, comportent dans leur fonctionnement un volet psychosocial et ont donc l’habitude de s’avancer sur le terrain de la santé mentale avec leur public. Le directeur de la MADO Sud à Bruxelles, Aly Sassi, observe néanmoins que «la crise sanitaire est venue aggraver la situation de certains jeunes, les plongeant parfois dans des situations critiques. Notamment ceux qui se sont réfugiés dans la consommation de substances ou dans la surmédication».
Maintenir le lien
Aux antipodes de la légèreté et de l’insouciance souvent collées aux baskets des jeunes, c’est un ciel bas et un horizon bouché que le confinement laisse entrevoir à bon nombre d’entre eux. Fanny De Breukere, la coordinatrice en charge de l’adolescence au sein du SSM de Saint-Gilles (en partenariat avec la Ligue de la santé mentale bruxelloise), confirme: «En septembre, les demandes ‘psy’ pour des jeunes de 17 ans ont explosé au sein de notre service. C’est le même constat dans le secteur de la santé mentale et de l’aide à la jeunesse: il y a de plus en plus de jeunes en grande difficulté et de problématiques ‘psy’. Le confinement n’est pas le seul vecteur de ces problématiques, mais il les a alimentées. On assiste donc à de hauts taux d’angoisse et des décompensations au niveau psychique.»
Autre problème: la fragilité des jeunes s’est vue accentuée par le chamboulement de tout leur réseau d’aide (et réseau social en général). Lors du premier confinement, les structures d’aide à la jeunesse ont été contraintes de fermer, avant de rouvrir uniquement sur rendez-vous. Certaines associations, comme les maisons de jeunes, demeurent aujourd’hui encore portes closes. En parallèle, «l’accès aux services publics s’est complexifié à cause de la crise sanitaire, diagnostique Fabrice Heraut, coordinateur de la MADO de Mons. Il n’y a plus de rencontre humaine; les jeunes doivent par exemple entrer leur demande de revenu d’intégration sociale (RIS) via internet. Avec la fracture numérique, cela en a fragilisé beaucoup».
Pour maintenir le contact avec leur public, certaines structures n’ont pas hésité à innover. C’est le cas de l’AMO SOS Quartier libre à Ixelles, qui a mis sur pied une plateforme de podcasts, dès le mois de juin, pour donner la parole aux jeunes sur le premier confinement.
Promo Jeunes a de son côté lancé une campagne de sensibilisation pour permettre à des groupes de jeunes d’exprimer leur vécu de cette crise. «On veut leur offrir un discours plus adapté à leur réalité, ce qui a été véhiculé par les médias et la police n’était pas vraiment en adéquation avec le quotidien d’un jeune lambda. On sent qu’ils n’ont pas eu les espaces nécessaires pour s’exprimer», estime Manuel Murillo.
«La première chose que les jeunes ont exprimée, c’est l’impression de ne pas être écoutés. Ils trouvent que le focus politique et médiatique a été placé sur certains groupes ou secteurs (les aînés, le personnel médical, l’horeca…) mais peu sur la jeunesse et ses besoins.» Karima Amrous, Cocom
«Une jeunesse grave»
Ce constat du terrain a été jusqu’à s’imposer dans les rangs du pouvoir institutionnel.
Ainsi, la Cocom – l’autorité publique en charge, notamment, de la lutte contre les épidémies en Région bruxelloise – a commandité en novembre une enquête qualitative auprès de 24 jeunes bruxellois âgés de 18 à 25 ans. «La planification de cette enquête s’est faite fin août, contextualise Karima Amrous, responsable de la communication de la Cocom, à un moment où les contaminations repartaient à la hausse à Bruxelles et où les jeunes étaient particulièrement pointés du doigt. De façon générale depuis le début de la crise, la jeunesse a souvent été stigmatisée, taxée d’inconscience, voire d’irresponsabilité.» Contrariée par ce constat, la porte-parole veut alors faire entendre la voix des jeunes.
Les résultats de l’enquête lui donneront raison: «La première chose que les jeunes ont exprimée, c’est l’impression de ne pas être écoutés. Ils trouvent que le focus politique et médiatique a été placé sur certains groupes ou secteurs (les aînés, le personnel médical, l’horeca…), mais peu sur la jeunesse et ses besoins. Ils étaient donc vraiment heureux qu’on vienne les interroger, qu’on prenne le temps de les comprendre. Reconnaître que l’autre est en souffrance, rien que ça, c’est déjà beaucoup.»
Car, contrairement à l’image je-m’en-foutiste parfois véhiculée ces derniers mois, les témoignages recueillis par la Cocom rendent compte d’une «jeunesse grave» et d’une «souffrance bien réelle»: «Tristesse, solitude, frustration, découragement et colère: ils ont l’impression d’être oubliés et incompris.»
Jeunes désaffiliés
Dans le pire des cas, ce sentiment d’abandon a conduit certains à se replier sur eux-mêmes – une réaction confirmée sur le terrain par une baisse de la fréquentation dans certaines structures d’aide à la jeunesse. «Nous avons une diminution globale des demandes introduites à la MADO, et c’est le constat de la plupart des acteurs de terrain de l’aide à la jeunesse, note Fabrice Heraut. De nombreux jeunes se sont désaffiliés, distanciés de tout. L’accès aux services s’est à ce point complexifié que certains ont laissé tomber. On se demande comment ils vont nous revenir dans quelques mois…»
Davantage protégés du point de vue immunitaire, les jeunes seraient-ils en revanche les premières victimes des ravages psychologiques de la crise? C’est ce que semble indiquer un rapport de Sciensano, qui a récemment comparé les symptômes anxieux et dépressifs au sein de la population entre 2019 et 2020: «Il en est ressorti que chez les grands adolescents et les jeunes adultes, ces symptômes ont doublé, voire triplé», souligne le pédopsychiatre Simone Marchini de l’Université libre de Bruxelles.
«De nombreux jeunes se sont désaffiliés, distanciés de tout. L’accès aux services s’est à ce point complexifié que certains ont laissé tomber. On se demande comment ils vont nous revenir dans quelques mois…» Fabrice Heraut, MADO de Mons
Il explique leur plus grande fragilité mentale face au confinement: «Les jeunes sont dans une période de leur vie où ils ne sont plus contenus par la dimension familiale, et, en même temps, ils ne sont pas encore ‘réalisés’, solides. En temps normal, cette période est une opportunité pour aller chercher des ressources extérieures et se construire; or actuellement les stimuli externes sont bloqués, les jeunes se retrouvent donc dans une impasse.»
L’enquête menée auprès de 825 jeunes adultes et supervisée par Simone Marchini durant le confinement d’avril 2020, en Belgique et en Italie, ne dit pas autre chose. L’étude qui en découle, publiée dans le Journal of Community Psychology, révèle que, parmi ces jeunes de 18 à 25 ans, 5% ont fait l’expérience d’une augmentation des besoins en santé mentale (consultations auprès d’un psychiatre ou d’un psychologue, prise de psychotropes et/ou hospitalisation). «Compte tenu de la courte durée de l’enquête (un mois), ce pourcentage est très élevé; il y a donc une vraie détresse psychologique augmentée», analyse le pédopsychiatre.
«Rien de neuf»
Si la jeunesse est une période où l’on se construit et où l’on teste ses limites, elle aussi l’âge où l’image de soi et l’intégration parmi ses pairs sont fondamentales.
À cet âge, demander de l’aide psychologique (et l’assumer ouvertement) demeure souvent un tabou, ce qui ne facilite pas le travail des services d’aide à la jeunesse.
Fanny De Breukere fait ainsi état d’un même constat dans les réseaux de la jeunesse et de la santé mentale: «Les travailleurs sont dépassés par ces problèmes d’angoisse, trop difficiles à gérer. La question de l’accessibilité du soin psychologique pour le jeune, sans que cela ne l’effraie, est centrale en ce moment.»
Une réflexion qui a poussé le directeur de Promo Jeunes à planifier la mise en place d’une aide psychologique de première ligne au sein de son AMO. «Cela permettrait peut-être de casser certains a priori et de réduire cette fracture entre les services d’aide comme le nôtre et les services de santé mentale», espère-t-il.
Si, comme toute crise, celle-ci renferme sa part de prises de conscience et d’opportunités positives, elle aboutira peut-être à la multiplication de ce genre de réflexion et d’initiative. Et, plus globalement, à une meilleure prise en compte de la santé mentale des jeunes. Un problème qui ne date pourtant pas de l’ère post-Covid, rappelle Aly Sassi: «Il n’y a rien de neuf. Taux de chômage, manque de perspectives, pauvreté: la santé mentale des jeunes à Bruxelles, c’est un gros chantier depuis longtemps. Aujourd’hui, c’est juste un peu plus flagrant, la crise l’a exacerbé.»
- Bouches émissaires, jeunesses confinées, éditions namuroises, Scan-R, décembre 2020, 94 p.