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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Coworking rural: bosser au vert?

Révolution numérique et mutations du travail obligent, les espaces de coworking sont désormais présents dans tous les grands centres urbains. Ici et là, des initiatives tentent d’étendre le concept ean milieu rural. Une Arcadie ?

La gare désaffectée de Poix-Saint-Hubert deviendrait en septembre 2017 un «espace de travail et d’événements partagés».

Révolution numérique et mutations du travail obligent, les espaces de travail partagé sont désormais présents dans tous les grands centres urbains. Ici et là, des initiatives tentent d’étendre le concept en milieu rural. Une Arcadie?

La servitude volontaire a de multiples visages. Comme de s’obliger à aller travailler dans un bureau payant quand on pourrait le faire tranquillement chez soi, le chat sur les genoux et les pieds nus. Voilà pour le point de vue minoritaire. Un autre discours, beaucoup plus en vogue chez les entrepreneurs et les politiques, tend au contraire à prouver que les espaces de travail partagé seraient une panacée, tant pour l’indépendant en mal de chaleur humaine que pour le télétravailleur salarié en proie aux distractions choisies/subies du domicile familial. L’étude 2015 publiée par le réseau CoWallonia l’affirme: 47% des cotravailleurs (coworkers) estiment que le cotravail (coworking) a un impact positif sur leur concentration, 55% sur leur confiance en eux, 64% sur leur réseau d’affaires, 23% sur leurs revenus[1]. Entre autres vertus.

«Il est cohérent de proposer des services comme une crèche ou un point de retrait pour des paniers de produits locaux», Jérôme Mabille, Ocalia

Apparus avec les nouvelles technologies numériques, qui ont permis de délocaliser de nombreuses tâches professionnelles – en gros, tout ce qui peut se faire avec un téléphone et un ordinateur –, ces espaces avaient comme première ambition de répondre aux problèmes de mobilité. Mais au fil du temps, ces «tiers-lieux» – ni domicile ni travail – se sont découvert une importante mission de socialisation: réseautage, échange d’idées, mise sur pied de collaborations entre cotravailleurs. C’est dans cette optique de développement économique que le ministre Marcourt a développé en 2012 le réseau CoWallonia, qui compte aujourd’hui huit espaces, répartis dans les villes du sud du pays: Charleroi, La Louvière, Liège, Louvain-la-Neuve, Mons, Namur, Seraing et Tournai. Mais ici et là, des initiatives indépendantes continuent d’émerger, notamment pour répondre aux besoins de territoires plus isolés. Avec deux amis, Cédric Bousmane, indépendant actif dans le secteur du web, a ouvert l’été dernier le Greenlab, un espace de travail partagé proche d’Arlon, capable d’accueillir quelque 40 coworkers sur 400 m2. «Arlon est une zone géographique très particulière: beaucoup de bons profils partent travailler au Luxembourg tout proche en raison des salaires avantageux. Or, nous recevons des demandes de la part de ces travailleurs frontaliers qui souhaitent utiliser nos bureaux en soirée, dans l’idée de développer une activité indépendante», explique Cédric Bousmane. Situé dans un zoning artisanal, à la jonction de plusieurs grands axes routiers et sans possibilité d’accès en transport en commun, le Greenlab est cependant moins champêtre que son nom pourrait le laisser présager. «Rural, cet espace l’est dans le sens où toute notre région l’est», avance Cédric Bousmane, qui espère que le Greenlab puisse devenir un point de chute pour les professionnels répartis dans la multitude des petits villages alentour.

Un difficile tournant rural

Pour autant, le tournant d’un espace de travail partagé véritablement rural peine à s’amorcer. La formule s’est pourtant imposée chez nos voisins français, comme l’explique Jérôme Mabille, en charge de la filiale belge d’Ocalia, bureau d’études lyonnais qui accompagne les collectivités sur les questions des transformations numériques du travail. «La France possède des territoires ruraux très enclavés, contrairement à la Belgique où l’on n’est jamais très loin d’une petite ville. Nous avons donc vu s’y développer des centres de coworking dans des villages d’à peine 300 ou 400 habitants. Ce développement a par ailleurs été encouragé, dès fin 2000, par un appel à projets des pouvoirs publics qui ont dégagé des subsides pour ce qu’on appelait alors les télécentres», explique-t-il. En Belgique, la Région wallonne n’a pour l’instant consacré aucun budget spécifique au coworking rural. CoWallonia affirme néanmoins encourager ce développement. «Nous souhaitons faire bénéficier de nouveaux espaces de l’expertise que nous avons acquise. Nous savons par exemple qu’il est essentiel d’avoir une personne dédiée à l’animation du lieu. Nous avons aussi parié sur la mise en réseau de ces espaces, ce qui aurait tout son sens en milieu rural», explique Lisa Lombardi, experte en charge du coworking à l’Agence wallonne des télécommunications.

Des lieux ouverts sur le territoire

Le véritable enjeu est sans doute de parvenir à penser le coworking rural autrement que comme une simple réplique de son cousin urbain, comme l’explique Nicolas Vincent, initiateur du projet «La ferme», qui devrait prochainement voir le jour dans le centre de Chimay. «Il faut que ces espaces trouvent une identité propre, par exemple en rassemblant les métiers traditionnels du coworking – le digital, le créatif – avec des métiers manuels et avec le milieu de l’artisanat, très présents dans ces territoires.» Pour Jérôme Mabille, ces espaces doivent aussi devenir des lieux de vie, et non de simples «sas» professionnels, catapultés entre deux champs de blé. «Il est cohérent de proposer des services comme une crèche ou un point de retrait pour des paniers de produits locaux», explique-t-il. De manière à ancrer ces lieux dans une ruralité elle-même aux prises avec les mutations de ses métiers. «Nous faisons un pari sur l’avenir, explique Nicolas Vincent. Beaucoup de personnes originaires de Chimay ont fait leurs études à Bruxelles, commencent leur vie professionnelle là-bas puis décident, après quelques années, de revenir dans la région, notamment parce que le prix des maisons est plus abordable.» En devenant un point de rencontre pour ces néo-anciens-ruraux (ou ex-néo-urbains) en quête de qualité de vie, les espaces de travail partagé pourraient aussi participer à la dynamisation économique des campagnes.

«(…) Ces lieux doivent être pensés et calibrés de manière bien plus approfondie que dans les villes. Sinon, ça ne prend pas.», Aude Piette, initiatrice de «Gare !»

Faire vivre sa région plutôt que de la déserter toute la sainte journée, c’est aussi le parti pris d’Aude Piette. Propriétaire avec sa sœur d’un hôtel et d’un restaurant dans les Ardennes, cette jeune femme a racheté il y a peu la gare désaffectée de Poix-Saint-Hubert. Elle ambitionne d’y ouvrir en septembre 2017 un «espace de travail et d’événements partagés» baptisé «Gare!». «Je n’ai pas voulu utiliser le terme de coworking parce que je pense que le public rural ne se serait pas reconnu. Mais les besoins, eux, sont les mêmes. Il y a beaucoup de profils qui échappent aux statistiques en ruralité: des créatifs, des chercheurs, des journalistes, raconte-t-elle. À mon sens, ces lieux doivent être pensés et calibrés de manière bien plus approfondie que dans les villes. Sinon, ça ne prend pas. ‘Gare!’ mise sur la mixité des publics, avec l’idée d’être un pôle culturel, capable d’associer le monde du travail et le monde citoyen», poursuit Aude Piette. «En milieu rural, l’enjeu est d’avoir des projets capables de mobiliser une communauté, des lieux très ouverts sur le territoire», confirme Jérôme Mabille. Le pari de «Gare!» est par ailleurs celui d’un espace aussi rural qu’un citadin peut le fantasmer. Avec hameau bucolique et forêts en toile de fond. Le tout desservi par un arrêt de train et un parc de vélos électriques. «Je ne crois pas tellement aux espaces de travail partagé situés dans des milieux semi-urbains car, à mon sens, la qualité de l’environnement est appelée à jouer un rôle fondamental. Les travailleurs viennent aussi chercher du beau, de l’agréable. On ne peut pas travailler n’importe où. On n’est pas des machines», raconte encore Aude Piette. Prendre le train pour aller pianoter du clavier au bord de la rivière: la dernière lubie du travailleur 2.0?

 

Aller plus loin

«À Molenbeek, les nouvelles technologies comme horizon», Alter echos n°432, octobre 2016, Manon Legrand

Julie Luong

Julie Luong

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