Allô le CPAS? Le téléphone sonne dans le vide. Trois, quatre essais. Personne ne décrochera. Ailleurs, on est invité à laisser un message, mais la boîte est pleine. Il faut envoyer un mail et s’armer de patience. «L’accès aux services du CPAS est un gros problème, soupire cette assistante sociale du CPAS de Namur, qui travaille, elle, dans un service de deuxième ligne. Atteindre un travailleur social par téléphone est vraiment difficile. Le fait qu’il ne soit pas dans son bureau mais uniquement joignable par e-mail ou sur son GSM privé complique les choses. Les centrales téléphoniques sont saturées. Pour certains dossiers, il faut attendre plusieurs semaines pour avoir une réponse. Et ne parlons pas des difficultés pour les usagers qui ne sont pas équipés sur le plan informatique et à qui on demande de scanner des documents alors qu’ils n’ont pas d’imprimante.»
L’épidémie a bouleversé le fonctionnement des CPAS. Il a fallu réaménager en urgence le travail social compte tenu des contraintes sanitaires. «Faire une enquête sociale par téléphone, ce n’est pas évident», explique Alain Vaessen, directeur de la Fédération des CPAS wallons. Organiser les délibérations du Conseil de l’action sociale à distance, amener les travailleurs sociaux à emporter chez eux les dossiers des usagers, autant de pratiques qui heurtent a priori l’obligation de secret professionnel et de protection des données. Mais qu’il a fallu adopter.
«Nous avons dû faire un vrai travail de remotivation des assistants sociaux qui, au service social général, ne sont pas toujours parmi les plus impliqués ni parmi les plus ‘militants’.» Une directrice-adjointe du département de l’action sociale d’un important CPAS bruxellois
Ce ne sont pas les seules contraintes. Comment rester accessible quand le télétravail est obligatoire? Et comment d’abord assurer ce télétravail? «La crise a montré à quel point certains CPAS étaient sous-équipés en matériel informatique, poursuit Alain Vaessen. Le gouvernement wallon a heureusement octroyé une aide de dix millions pour l’ensemble des pouvoirs locaux, dont 30% reviennent aux CPAS, pour les aider dans ce domaine. Mais, dans certaines communes, les assistants sociaux n’avaient pas le matériel nécessaire et, lorsqu’il s’est agi d’acheter des ordinateurs portables avant le deuxième confinement, les magasins étaient déjà dévalisés.»
De la distance mais pas trop
Le télétravail ne peut pas tout régler. Le SPF Intégration sociale a très vite encadré les modalités d’accessibilité et d’enquête sociale. Les enquêtes à domicile sont suspendues, le CPAS doit assurer une présence physique à hauteur de deux demi-journées par semaine et une permanence téléphonique. Dans certains CPAS, on a fait le choix d’aller plus loin. À Forest, le CPAS est ouvert tous les matins et deux après-midi par semaine. «Lors du premier confinement, c’était beaucoup plus strict, se souvient Valérie Sterckx, qui supervise tous les services de première ligne du CPAS. Malgré cela, les assistants sociaux (AS) étaient très disponibles. Il y avait même une sorte d’émulation pour l’être le plus possible. On a repris les entretiens en présentiel au mois d’août, car on avait pu équiper les locaux de Plexiglas. Mais cela restait sur une base volontaire. On n’obligeait pas les assistants sociaux à faire ces entretiens. Beaucoup d’entre eux étaient ‘en manque’ de contacts directs avec les usagers les plus fragilisés. Le contact, la relation, c’est l’ADN de notre métier tout de même. Avoir uniquement les gens par téléphone était ressenti comme frustrant. Mais à peine avons-nous eu le temps de tout mettre en place pour assurer la sécurité de tous… qu’on a été reconfiné. Nous avons cependant décidé que les entretiens resteraient possibles puisque toutes les mesures de sécurité sont garanties. Mais les gens hésitent à venir, tout comme les AS qui craignent pour leur santé.»
Si Alain Vaessen se dit «admiratif pour le travail énorme des assistants sociaux» au cours de l’épidémie, il constate cependant aussi que «la fatigue s’est installée dans le personnel dans son ensemble d’autant plus que celui-ci n’échappe pas au Covid et aux quarantaines», ce qui entraîne une diminution des ressources humaines dans les CPAS. Sylvie (prénom d’emprunt) est directrice adjointe du département de l’Action sociale d’un important CPAS bruxellois. Elle ne cache pas les difficultés de gestion du personnel. «Pendant le premier confinement, il était inimaginable pour les AS de rester en contact avec le public. Il a fallu trouver un compromis entre leurs craintes légitimes, le télétravail et la nécessité de rester accessible aux citoyens. Nous avons dû faire un vrai travail de remotivation des assistants sociaux, qui, au service social général, ne sont pas toujours parmi les plus impliqués ni parmi les plus ‘militants’. Avec une équipe de formateurs, on leur a rappelé qu’ils faisaient un travail essentiel, car, avec la crise sociale qui arrive, on est aussi confronté à une crise de la santé mentale, avec des gens qu’on accompagnait et qui, aujourd’hui, ‘décrochent’ complètement.»
«Au Bureau du Plan et à la Fédération des CPAS, nous nous attendons d’ici 2022 à une augmentation qui pourrait aller jusqu’à 30%. Mais cette estimation a été faite avant la deuxième vague de contaminations, que nous avions sous-estimée.» Alain Vaessen, directeur de la Fédération des CPAS wallons
La crise qui arrive? Tous nos interlocuteurs sont unanimes: c’est maintenant que ça se passe. Les CPAS n’ont pas été confrontés immédiatement à un raz-de-marée de demandes d’aides sociales et de revenus d’intégration. L’enquête du SPF Intégration sociale, clôturée en octobre, montre une augmentation significative de l’aide alimentaire à partir d’avril, avec un pic en mai et juin lorsque les gens ont pu sortir de chez eux. Elle montre également une progression des dossiers de médiation de dettes. Pour les demandes de revenus d’intégration, le SPF observe un transfert de la population des personnes bénéficiant d’un revenu d’intégration partiel vers un revenu d’intégration complet. Il s’agit plus précisément «d’un groupe de personnes vulnérables qui, grâce au CPAS, ont pu obtenir un revenu d’intégration complémentaire aux revenus limités des flexi-jobs». En d’autres termes, ceux qui bénéficiaient de ces quelques heures de travail en complément de leur revenu d’intégration partiel les ont perdues lors du premier confinement et ne les ont pas récupérées. D’une manière générale, le nombre de bénéficiaires du RIS n’a augmenté que modérément pendant le premier confinement et juste après celui-ci, «parce que les personnes se sont d’abord tournées vers leur famille, leurs amis, ont puisé dans leur épargne personnelle et c’est seulement quand ce n’était plus possible de se nourrir, de payer le loyer, qu’elles se sont tournées vers le CPAS», observe Alain Vaessen. Pour le moment, on constate une augmentation de 10% des RIS au cours de cette année alors que la tendance était à la baisse depuis 2018. «Au Bureau du Plan et à la Fédération des CPAS, nous nous attendons d’ici à 2022 à une augmentation qui pourrait aller jusqu’à 30%. Mais cette estimation a été faite avant la deuxième vague de contaminations, que nous avions sous-estimée, avant le second confinement donc. Le chiffre de 30% était un ‘scénario catastrophe’, poursuit le directeur de la Fédération des CPAS. Nous avons comparé d’un point de vue macro-économique ce qui s’était passé lors de la crise financière de 2008 où on avait eu un taux de récession, alors historique, de 1,8%. Cela avait entraîné une augmentation de 15% des RIS dans les deux ans qui ont suivi. Aujourd’hui, on nous annonce une récession entre 9 et 11%! Alors, les 30% d’augmentation des RIS, on s’y dirige sans aucun doute.»
Nouveaux venus, nouveaux défis
L’augmentation des demandes de RIS se fait sentir partout, dans toutes les régions, dans les petites communes comme dans les grandes villes (mais surtout à Bruxelles). Ce n’est cependant pas le défi le plus important qui se pose aujourd’hui aux CPAS. Ce sont les aides sociales de toute nature qui ont explosé. Ceux qui bénéficiaient déjà du revenu d’intégration ont vu leurs revenus diminuer avec la crise. Garder et nourrir les enfants à la maison plutôt qu’à l’école, acheter des masques, autant de dépenses qui rendent le quotidien plus difficile. Il faut donc intervenir en octroyant davantage d’aides pour ces usagers. Mais l’effet Covid sur les CPAS, c’est d’abord et avant tout l’arrivée d’un autre public, qui le plus souvent avait tout fait pour ne pas passer par la case CPAS.
Qui sont-ils? Des étudiants, des travailleurs qui ont perdu leur emploi, des indépendants. «Les étudiants sont particulièrement nombreux, note Alain Vaessen. Pour deux raisons: ils ont perdu leur job étudiant et ils viennent chez nous pour les besoins de base, la nourriture, le loyer. Ils viennent aussi parce que le premier confinement a déclenché des conflits familiaux et donc des départs du domicile parental.» De fait, la première vague du coronavirus a emporté un job étudiant sur trois, surtout dans l’Horeca et dans le secteur des arts et du spectacle. Et pour ceux qui l’ont gardé, le nombre d’heures prestées a diminué de 25%.
«Le paiement des loyers, ce sera un des grands enjeux pour l’année 2021.» Valérie Sterckx, CPAS de Forest
Les indépendants, ceux qui ont fait faillite ou qui n’en sortent pas malgré le droit passerelle, font évidemment aussi partie des nouveaux bénéficiaires. Un public «compliqué», reconnaît-on dans les CPAS. «L’analyse qui est faite de leur état de besoin porte sur des éléments par rapport auxquels nous sommes peu outillés, constate Alain Vaessen. Il faut examiner leur bilan, leurs résultats. Les assistants sociaux sont devant un monde qu’ils ne connaissent pas.» Certains CPAS, comme celui de Bruxelles-ville, ont d’ailleurs créé une cellule pour former les AS à la comptabilité. «Il est difficile de faire une enquête sociale chez les indépendants», confirme Valérie Sterckx. La responsable du service social du CPAS de Forest ne pointe pas seulement la difficulté pour les AS de décrypter une comptabilité: «Nous avons souvent affaire à de faux indépendants, des gens qui pensaient avoir un contrat dans la construction, les snacks, les magasins de nuit et qui découvrent leur statut. Ils sont sans revenus et complètement perdus.» S’ajoutent aussi les chômeurs «Corona» qui doivent souvent attendre deux, trois mois avant d’être indemnisés par l’Onem et dont l’allocation ne suffit pas à garder le train de vie qui était le leur. «Les gens arrivent en disant ‘je n’en sors plus’, explique Valérie Sterckx. Ceux qui se retrouvent au chômage ont tout de même perdu beaucoup d’argent. Quand on a un salaire de 2.500 euros et qu’on passe à 1.400 euros d’allocations avec un loyer de mille euros ou un emprunt hypothécaire à rembourser, les difficultés financières deviennent vite inextricables et on ne peut dire ‘déménagez ou vendez votre voiture’. Il faut réfléchir sur ‘où agir’.»
«On voit venir des gens qu’on ne connaissait pas, qu’on n’aurait jamais dû voir et qu’on ne reverra sans doute pas si la crise prend fin, poursuit la responsable du CPAS de Forest. Ils viennent pour des arriérés de loyer importants parce qu’ils ne paient plus que des demi-loyers depuis le printemps et ce sont alors des aides sociales qui se chiffrent très vite. Imaginez un loyer de 800 euros, ce qui reste raisonnable dans une ville comme Bruxelles, qui n’a plus été payé depuis trois mois! Le paiement des loyers, ce sera un des grands enjeux pour l’année 2021.» Sylvie, à la tête de ce CPAS bruxellois particulièrement sollicité, confirme: «Nous recevons énormément de demandes pour payer les loyers mais aussi pour acheter des ordinateurs. Il faut désormais considérer que tout foyer a besoin d’un PC, mais donner des ordinateurs ne suffit pas. Nous devons mener des actions contre l’analphabétisme numérique et susciter de nouvelles pratiques de travail social. On devrait opérationnaliser certaines aides sociales au niveau de plusieurs communes bruxelloises. Je pense qu’il faudra renforcer, ensemble, les projets existants en matière d’aide alimentaire, d’aide numérique et soutenir les jeunes. La vague sociale de 2021, on la redoute, on s’y prépare. On est prêt pour le moment, car il y a assez de subsides.»
«Le gouvernement fédéral a fait un effort admirable et historique pour aider les CPAS et leur public, estime Alain Vaessen. Mais cela risque malheureusement de ne pas être suffisant encore.» Alain Vaessen, directeur de la Fédération des CPAS wallons
Assez de subsides? Il est plutôt rare que des CPAS disent spontanément qu’ils se sentent soutenus tant par le fédéral que par les gouvernements régionaux. «La bonne nouvelle, c’est qu’on a reçu 125 millions du fédéral qu’on a immédiatement versés aux CPAS pour leur permettre d’aider les gens de manière plus souple, plus rapide que d’habitude, explique le directeur de la Fédération des CPAS wallons, Alain Vaessen. Cela a permis de fournir des ordinateurs aux étudiants pour suivre les cours à distance. On a pu aussi élargir les conditions d’octroi des aides pour aider les gens à affronter cette crise exceptionnelle.» Bruxelles a accordé, dès le mois de mai, 30 millions aux CPAS. La Région wallonne a revalorisé le Fonds spécial de l’aide sociale à hauteur de près de 11 millions et donné un gros coup de pouce aux CPAS qui gèrent des maisons de repos. Ces CPAS se retrouvent, pour la première fois, confrontés à une sous-occupation des MR, un problème qui pourrait durer, tant l’image de marque des maisons de repos a été écornée par l’hécatombe du printemps dernier. Enfin, les bénéficiaires du RIS ont reçu, du fédéral, une prime de 50 euros pendant six mois et cette prime a été renouvelée jusqu’en mars 2021. «Nous aurions voulu quelque chose de plus structurel, une augmentation du revenu d’intégration, et on regrette que cette prime ait pris le chemin des aides sociales complémentaires, ce qui crée des difficultés sur le plan logistique», relève Alain Vaessen.
Financièrement, tout baigne donc pour le moment. «Le gouvernement fédéral a fait un effort admirable et historique pour aider les CPAS et leur public, estime Alain Vaessen. Mais cela risque malheureusement de ne pas être suffisant encore.» La présidente du CPAS d’Écaussinnes a déjà publié un communiqué pour s’inquiéter du long terme et de la nécessité d’engager du personnel supplémentaire pour faire face à l’augmentation de travail. «On a oublié les CPAS», écrit-elle. La remarque est injuste, mais l’inquiétude sur le long terme est sans doute légitime. Le Covid n’a pas seulement fait exploser les demandes d’aide, c’est aussi une bombe à retardement.
En savoir plus
«Les jeunes, aussi touchés financièrement par la crise du Covid», Echos du crédit et de l’endettement n°68, janvier 2021, Nathalie Cobbaut.
«Les CPAS sur tous les fronts», Alter Échos n° 483, mars 2020, Pierre Jassogne.