En 2014, le centre de jeunes Avicenne a quitté Cureghem. D’anciens dirigeants dénoncent des pressions politiques et religieuses. Des habitants du quartier critiquent plutôt l’incompétence des gestionnaires de l’association. Avicenne, c’est l’histoire d’un gâchis pour la jeunesse du quartier, où se mêlent ambitions politiques, enjeux religieux et querelles de personnes.
Publié le 3 mai 2016.
C’est la fête du quartier place Lemmens, à Anderlecht. En cette fin de mois d’avril, une petite bise saisissante souffle sur Bruxelles. Cela n’a pas empêché les habitants de ce coin de Cureghem de venir en nombre assister aux festivités. Dans le parc de la Rosée, une sono envoie un son oriental et grésillant. Les associations tiennent des stands, proposent des activités aux plus jeunes. La mosquée el-Fath vend des sandwiches kefta-frites, dont le succès ne se démentira pas de l’après-midi.
C’est près de la plaine de jeux, dans le parc de la Rosée, que deux bagarres éclatent simultanément. Elles seront vite neutralisées pas des gardiens de parc de Bruxelles-environnement qui font office de service d’ordre informel. «Rien de grave, relativise un élu local. Globalement l’ambiance est bon enfant.» Et c’est vrai qu’on le sent; l’envie de s’amuser est bien présente dans ce quartier pas toujours à la fête.
La place et ses rues avoisinantes sont plutôt connues du grand public pour être rongées par la drogue et la violence. Un vaste réseau de trafic de drogue, impliquant les commerçants du coin, avait été démantelé en 2010. «La situation s’est aujourd’hui calmée, mais il peut suffire d’une étincelle…», concède Mustapha Akouz, échevin (PS) de la Prévention et de la Vie associative.
«Notre proximité géographique avec la mosquée crée dans les faits et la réalité deux socles de valeurs.» Plan quadriennal 2013-2016 du centre de jeunes Avicenne
Le vrai fléau, celui qui crée le terrain fertile à tous les trafics, c’est évidemment le chômage de masse et la paupérisation de la jeunesse. Dans ce coin de Bruxelles, tous les indicateurs économiques et sociaux sont au rouge depuis des années et ne font qu’empirer. Selon le monitorage des quartiers, celui-ci atteignait 55,49% en 2012 (dernières données disponibles) contre 48,32% en 2011. Le pire résultat de la capitale. La situation des jeunes est aussi déplorable que l’état des bâtisses environnantes.
Dans ce contexte, nombre de jeunes désœuvrés errent dans le quartier, et certains tentent d’échapper à l’ennui en fréquentant les associations locales. Il y a par exemple La Rosée pour les jeunes de moins de 12 ans; la salle de sports de la rue du Chimiste ou encore Rezolution, une petite structure qui propose des activités autour des arts urbains. «On touche une vingtaine de jeunes, explique le président de l’association. À part nous, il n’y a personne qui travaille vraiment avec cette tranche d’âge. Après 12 ans, les jeunes sont lâchés en pleine nature.»
Ce vide associatif pour les 12-25 ans (que conteste la commune), spécifiquement dans le domaine socioculturel, est criant depuis que le centre de jeunes Avicenne a quitté Anderlecht pour s’installer à Molenbeek, en 2014. Un départ marqué par le ressentiment, l’incompréhension et la colère.
Départ sous pression
Les anciens dirigeants de l’association ont la ferme impression d’avoir été poussés à partir. Mustapha Zoufri est l’un des fondateurs du centre de jeunes Avicenne, créé en 1988, en plein cœur de Cureghem. Il a été membre de l’équipe dirigeante à Anderlecht et est toujours administrateur de l’association. L’homme est aussi artiste, a travaillé à la maison des cultures de Molenbeek et s’est déjà présenté sur une liste du parti socialiste aux élections communales.
Il dénonce la «pression» subie par son association. Pour Moustapha Zoufri, un groupe de jeunes de la mosquée voisine, la mosquée el-Fath, ne supportait pas que l’on propose dans le quartier des activités socioculturelles, que l’on prône la mixité et la laïcité. Ces jeunes auraient «saboté» les activités, poussé à leur boycott et lancé des prières dans le lieu d’accueil de la maison des jeunes.
La place Lemmens, c’est un petit monde fermé où tout le monde se connaît, la pression du groupe est réelle. C’est un univers difficilement pénétrable.» Un ancien d’Avicenne
«Certains s’opposaient à nos activités car on faisait une sorte de concurrence à la mosquée qui avait sa propre structure jeunesse», lâche Moustapha Zoufri. Les jeunes ne voulaient plus utiliser le bâtiment que pour les activités sportives. C’est autour de cet enjeu que s’est cristallisé l’affrontement. «Une petite minorité de jeunes qui maîtrisaient la situation influençait les autres», estime Moustapha Zoufri.
Dans son précédent plan quadriennal, rédigé en 2013, la maison de jeunes résumait la situation: «Notre proximité géographique avec la mosquée crée dans les faits et la réalité deux socles de valeurs: laïque au sein du centre et religieuse au sein de la mosquée.»
«C’est un combat réel de créer l’ouverture dans des projets socioculturels», affirmait alors le centre de jeunes, qui regrettait notamment le refus de la mixité garçons/filles par son public.
Les fameuses pressions auraient commencé en 2012, lorsque la maison de jeunes s’installe dans de vastes locaux, au 37 de la rue du Chimiste. Des locaux en grande partie consacrés au sport. C’est la commune qui confie à Avicenne la gestion du lieu.
Pendant ce temps, au 33 de la rue du Chimiste, le centre islamique el-Fath ouvre «sa» structure jeunesse. On y enseigne l’arabe et le Coran. «Mais on y trouve aussi une télé, une table de ping-pong et un accès à internet, nous dit-on à la mosquée. Les jeunes sont mieux ici qu’à traîner dans la rue.»
Menaces de mort
Certains membres d’Avicenne n’ont pas esquivé le débat, bien au contraire: «C’est vrai que nous souhaitions rentrer dans le débat, dans la confrontation, par exemple en supprimant certaines activités sportives; cela m’a valu une menace de mort.»
Aux pressions religieuses, Mustapha Zoufri ajoute des pressions politiques. Le groupe de jeunes proche de la mosquée aurait trouvé un allié de poids dans le conseil d’administration d’Avicenne en la personne de son président d’alors: Kamal Adine.
Ce conseiller communal a un parcours politique pour le moins éclectique (quelqu’un «d’instable», balance anonymement un élu). S’il siège aujourd’hui pour le MR, il le fait après avoir porté longtemps les casquettes du PS puis du CDH. Il est aussi très impliqué dans l’islam bruxellois. Il fut membre de l’assemblée générale des musulmans de Belgique, président de la mosquée El Ghofrane.
Pour Moustapha Zoufri, Kamal Adine a «profité de cette situation pour négocier avec les jeunes de cette mosquée, qu’il fréquentait par ailleurs, afin de les faire siéger au conseil d’administration de la MJ et prendre la majorité». En gros, Kamal Adine était prêt à «offrir» sa maison de jeunes afin d’obtenir quelques voix en plus. «C’est vrai que Kamal Adine a toujours joué la carte du communautarisme», lâche un autre élu anderlechtois.
Les candidatures pour être membres de l’assemblée générale d’Avicenne affluent soudainement. «Je voyais arriver des candidatures en masse, y compris de jeunes qui n’avaient jamais montré d’intérêt pour Avicenne, se souvient Moustapha Zoufri. Quand j’ai compris qu’un de nos administrateurs était à l’origine de cela, je suis allé voir l’administration de la Communauté française. On ne pouvait pas céder sous pression une association dans laquelle j’avais passé 30 ans de ma vie.»
Après deux réunions de concertation, c’est Avicenne qui propose de déménager, pour sauver les meubles. «Les jeunes, à ce moment ont commencé à être très agressifs», raconte Moustapha Zoufri qui regrette au passage le manque de soutien de la part des autorités communales. Selon lui, elles auraient «fermé les yeux». À la commune, on dit avoir été surpris par cette décision. C’est en tout cas ce qu’affirme Sofia Bennani, l’échevine des Sports: «Nous avons découvert cette situation le jour où Avicenne a donné son renom.» Une version que nient d’autres élus anderlechtois qui affirment que la commune avait bien été mise au courant de difficultés.
Pour Moustapha Zoufri, la pilule est toujours dure à avaler: «Des jeunes ont été privés d’un centre qui avait des moyens. On a créé le vide pour que la mosquée soit le seul organisateur social.» C’est cet état de fait et les conditions d’un déménagement sous pression qui font aujourd’hui que Pierre Evrard, directeur de la Fédération des centres de jeunes en milieu populaire, dénonce un problème d’ordre «démocratique».
Un conflit de personnes
Une maison de jeunes victime de pressions politiques et religieuses telles qu’elle est contrainte à quitter son quartier. D’autres versions existent.
Selon plusieurs sources, dont des élus locaux, «on assiste surtout à une guéguerre de personnes, au déchirement d’une amitié de trente ans entre Kamal Adine et Moustapha Zoufri. Le radicalisme, l’islam, la mosquée, n’ont rien à voir avec tout cela.»
Côté échevins, Moustapha Akouz pense même que la mosquée est plutôt ouverte et accueillante. Qu’elle n’est pas à incriminer dans ce conflit: «Elle fait partie de la plate-forme interconfessionnelle, elle organise des portes ouvertes», détaille-t-il.
Quant au fameux Kamal Adine, il n’est pas très satisfait du rôle qu’on lui prête dans cette histoire. «Les jeunes se plaignaient qu’il n’y avait pas assez d’activités à Avicenne. Je les ai rencontrés. Ils n’avaient qu’une envie, c’était de rentrer dans l’assemblée générale et de s’investir. S’ils étaient radicaux, ils étaient radicalement citoyens», clame-t-il.
L’élu anderlechtois reconnaît qu’un groupe «de jeunes filles ne voulait pas de contacts avec les garçons. Mais Moustapha Zoufri l’a tout de suite interprété comme une pression de la mosquée, alors qu’il n’y avait pas de preuves».
La mosquée el-Fath jouait d’ailleurs un rôle au sein même de la maison de jeunes Avicenne, selon Kamal Adine: «Un administrateur faisait le lien entre la maison de jeunes et la mosquée. En cas de casse, il parlait aux parents, c’était un appui, dans le quartier il avait une sorte d’autorité.»
La mosquée el-Fath a en effet un rôle qui dépasse le cadre religieux, comme l’explique son président Mohamed Ouled Haddou: «Nous avons un rôle social, de conseiller, car ce sont nos enfants dehors. Lorsque des jeunes ont posé problème à Avicenne, on nous avait demandé d’être médiateurs. Nous pensions qu’il n’y avait aucun souci avec le centre de jeunes. Je pense que le problème, c’est leur incompétence, ils avaient obligation de cadrer ces jeunes, ils ne l’ont pas fait.»
Un procès en incompétence
C’est ce même procès en incompétence qu’avait lancé le groupe de jeunes en colère. Samir El-Jabraoui en faisait partie. «Nous voulions intégrer l’AG car rien ne se faisait, explique-t-il. Ils recevaient des subsides conséquents, mais rien ne se faisait à part de l’occupationnel. Seul Kamal Adine était sensible à notre discours. À la suite à nos candidatures, il n’y a pas eu de dialogue, ils ont dû prendre peur car nous étions nombreux. Aujourd’hui, ils évoquent la radicalisation pour plaire à leur direction sans rien faire sur le terrain.»
D’autres évoquent des problèmes de gestion, des fermetures intempestives de la maison de jeunes. «Au moindre problème, la maison de jeunes fermait pour 15 jours, témoigne Fabienne Marique, de l’association La Rosée, qui suit des jeunes jusqu’à 12 ans. Nous aurions voulu une continuité et il n’y en avait pas.»
Hafid Kaïdi travaillait au sein d’Avicenne. Il était «mis à disposition» par la commune. Il gère aujourd’hui l’infrastructure sportive qu’occupait précédemment Avicenne et fit partie des protestataires. «Des habitants ont demandé un droit de regard, dit-il. Une infrastructure existait dans le quartier et ils n’en profitaient pas. Les gens se demandaient pourquoi. Avicenne a commencé à se refermer sur elle-même. Je considère que ce lieu est comme une maison de quartier, il doit être ouvert à tout le monde.»
Entre les deux versions, impossible de trancher. Restent les faits: Avicenne est parti de Cureghem. Des jeunes qui, effectivement, fréquentaient la mosquée et son association de jeunesse se sont mobilisés pour entrer dans l’assemblée générale, mécontents des activités proposées. Résultat: l’infrastructure est aujourd’hui gérée par la commune et n’offre que des prestations sportives.
«Ce qui est certain, c’est que mon prédécesseur avait constaté le problème de voisinage lié à la moralité, à la pression sociale», Patrick Cnudde, inspecteur de la Communauté française
Qu’en est-il des problèmes de gestion pointés par les jeunes? Au service jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Marie-Claire Electeur – qui coordonne le service «centres de jeunes» – constate simplement que des «réunions ont eu lieu pour trouver une solution. Une série d’éléments faisaient que les dirigeants de la maison de jeunes se plaignaient de ne plus arriver à remplir leur mission, qu’ils étaient sous pression». La coordinatrice affirme «n’avoir pas connaissance» de problèmes de mauvaise administration.
Le fait que des jeunes se plaignent du manque d’activités n’est pas en soi une indication: «Est-ce qu’ils se plaignaient d’un manque d’activités ou d’un manque d’activités qu’ils voulaient? Souvent des jeunes réclament du sport. Mais lorsque l’offre ne répond pas exactement à cette demande, il arrive que des jeunes disent ‘cette MJ ne fait rien’.»
Quant à l’inspecteur de la Communauté française qui avait alors suivi ce dossier, Patrick Cnudde, il ne «peut ni infirmer ni confirmer le manque d’activités ou les problèmes de gestion. Ce qui est certain, c’est que mon prédécesseur avait constaté le problème de voisinage lié à la moralité, à la pression sociale».
Radicalisme de quartier
Un travailleur de terrain, fin connaisseur du quartier mais préférant rester anonyme, résume la situation: «Avicenne est la seule association qui se soit positionnée frontalement sur les questions de laïcité de fait religieux. Est-ce que leur départ est lié à cette confrontation où simplement au fait que leur offre d’activités posait problème?»
Pas évident de le savoir car, comme le mentionne un ancien employé d’Avicenne, «la place Lemmens, c’est un petit monde fermé où tout le monde se connaît, les gens ont grandi ensemble et la pression du groupe est réelle. C’est un univers difficilement pénétrable».
Lui-même ne veut plus entendre parler de travail social. «Dans ce quartier, ça détruit son homme», témoigne-t-il. Car les pressions, les violences étaient multiples et variées et loin d’être uniquement liées à des formes de radicalisme religieux.
Un durcissement religieux qu’il ne s’agirait pas non plus de nier, comme l’explique notre travailleur de terrain: «Comme beaucoup de travailleurs de terrain, les problèmes de radicalisme, de crispation religieuse, je ne les ai pas vus auparavant. Nous avons tous été un peu aveugles. Et ces problèmes existent dans le quartier de la place Lemmens. C’est une évidence, il suffit de voir la disparition progressive des filles de l’espace public. La mentalité salafiste est bien ancrée. Mais c’est un mouvement volontaire, avec des demandes de séparation hommes/femmes. Les jeunes que je connais qui fréquentent la mosquée sont assez ouverts et puis Avicenne n’était pas toujours très crédible dans le quartier.»
Un autre ancien de la maison Avicenne, qui y a passé plusieurs années, tend à corroborer ces propos: «La mosquée n’est pas directement responsable du départ d’Avicenne. La mosquée a été fondée par des pères de famille du quartier. Ils ont essayé de structurer un islam de quartier et ils ont mis en place un contrôle social important, notamment sur les filles. Mais attention, cette recrudescence du religieux était aussi liée à la présence de prêcheurs dans le quartier.»
Ce que pointe surtout cet ancien, c’est le «fonctionnement interne de la maison de jeunes où tout le monde se tirait dans les pattes, où l’on utilisait l’institution pour des ambitions politiques, où l’on ne prenait pas de décision en fonction de l’intérêt des jeunes».
C’est certainement l’une des certitudes qui reste après cette immersion dans Cureghem: l’histoire d’Avicenne est avant tout celle d’un énorme gâchis.
En savoir plus
«Qui a peur de l’associatif musulman?», Alter Échos n°418, 29 février 2016, Cédric Vallet.