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Sport

Cyclisme et féminisme, un chemin d’émancipation à vélo

Depuis les premières générations de vélocipèdes au XIXe siècle jusqu’à l’essor actuel du cyclisme féminin, le vélo s’est imposé comme un symbole de liberté et d’autonomie pour les femmes. Malgré tout, des inégalités persistantes subsistent, tant dans l’accès à la pratique que dans la représentation des femmes à vélo.

Lisa Guillaume 25-03-2025 Alter Échos n° 522
(c) Jérémie Luciani

Dès les années 1870, le cyclisme se popularise à Bruxelles d’abord parmi la bourgeoisie, avec l’apparition du vélocipède et l’établissement de la première association cycliste bruxelloise. Le vélo se transforme rapidement, et à la fin du XIXe siècle, il connaît un engouement considérable. C’est à cette période qu’à travers le monde, le vélo devient un moyen d’émancipation important pour les femmes. Il scellera et agrégera les luttes en permettant aux femmes militantes de revendiquer haut et fort leurs combats, notamment celui des suffragettes. Susan B. Anthony, suffragette américaine, s’était d’ailleurs exprimée en 1896 sur le rôle du vélo dans les luttes féministes: «Je pense que la bicyclette a fait plus pour émanciper les femmes que n’importe quoi d’autre dans le monde. […] Cela […] fait sentir qu’elle est indépendante. À l’instant où elle monte sur sa selle, elle sait qu’elle est à l’abri du danger jusqu’à ce qu’elle en descende, et, quand elle roule, j’y vois l’image d’une féminité libre et sans entrave.»

«Je pense que la bicyclette a fait plus pour émanciper les femmes que n’importe quoi d’autre dans le monde.»

Susan B. Anthony, suffragette américaine, en 1896 

Au début du XXe siècle, le vélo devient plus accessible au peuple urbain, notamment aux ouvriers et aux employés, grâce à des modèles plus robustes et financièrement abordables. Le vélo est désormais perçu comme un outil de travail, de sociabilité populaire et se heurte au rejet de la bourgeoisie, qui se tourne vers l’automobile. La période des Trente Glorieuses, de 1949 à 1970, voit un déclin du cyclisme quotidien, l’image du vélo utilitaire se dégrade, jusqu’à atteindre son niveau le plus bas en 1970. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1970 que l’on assiste à une réémergence de la pratique cycliste, souvent portée par des mouvements associatifs et marginaux.

La reconnaissance du cyclisme féminin: entre lutte et acceptation

Aujourd’hui, la pratique du cyclisme, qu’elle soit sportive, de loisir ou comme moyen de locomotion, est révélatrice des inégalités de genre qui structurent notre société. D’après les chiffres présentés par Bruxelles mobilité, 43% des cyclistes sont des femmes, un chiffre en large croissance depuis une dizaine d’années. En 20101, les femmes ne représentaient que 31% des cyclistes observés.

Depuis quelques années, le cyclisme professionnel féminin s’est également développé et connaît un essor inédit. Les courses «classiques» comme Paris-Roubaix et Gand-Wevelgem existent désormais en version féminine et le Tour de France féminin a effectué son retour en 2022 après plus de 30 ans d’absence. On revient de loin, les femmes à vélo ont longtemps été méprisées. Dans une archive française de l’INA datée de 1987, le coureur professionnel français Marc Madiot dit toute sa détestation du cyclisme féminin: «Les coureuses cyclistes sont moches. Je regarderai des courses quand elles auront des tenues plus jolies», lâche-t-il sans gêne. Face à lui, Jeannie Longo, une des championnes au palmarès le plus impressionnant de l’histoire du cyclisme féminin, ne cache pas son agacement.

«Les coureuses cyclistes sont moches. Je regarderai des courses quand elles auront des tenues plus jolies.»

Le coureur professionnel français Marc Madiot, dans une archive française de l’INA datée de 1987.

En Belgique, la Schaerbeekoise Yvonne Reynders a été quatre fois championne du monde sur route, trois fois en poursuite (sur piste) et onze fois championne nationale dans le courant des années 1960. Malgré ses performances impressionnantes, son nom n’est pourtant pas resté dans les annales, signe qu’à cette période-là, le prestige associé au cyclisme féminin (et au sport féminin en général) était inexistant. Aujourd’hui, c’est la Belge Lotte Kopecky, de l’équipe néerlandaise SD Works, qui ouvre la voie et permet enfin au cyclisme féminin belge d’obtenir la reconnaissance qu’il mérite. La sportive, qui a grandi dans la province d’Anvers, a été sacrée championne du monde en 2024 pour la deuxième année consécutive et a reçu le Vélo d’or qui récompense la meilleure cycliste de la saison.

Depuis 20202, sur le circuit professionnel (World Tour), les équipes masculines se déclinent également en version féminine, offrant aux coureuses une structure d’accompagnement similaire à celle de leurs homologues masculins. En Belgique, deux équipes professionnelles figurent sur ce circuit: AG Soudal et Fenix-Deceuninck. Malgré cette évolution vers une plus grande professionnalisation, des disparités importantes subsistent, notamment en termes de revenus. Ce n’est qu’en 2023 que les salaires des coureuses professionnelles ont atteint un niveau équivalent à ceux des coureurs des ProTeams (le deuxième niveau des équipes cyclistes professionnelles masculines), avec un revenu annuel de 32.100 € brut. Par ailleurs, les primes accordées varient selon le sexe du vainqueur. À titre d’exemple, le Slovène Tadej Pogačar, vainqueur du Tour de France 2024, a empoché 500.000 € pour sa victoire, tandis que la Polonaise Katarzyna Niewiadoma a perçu 50.000 € pour sa victoire sur le Tour de France femmes 2024.

La non-mixité comme opportunité d’émancipation

Malgré un intérêt grandissant pour la discipline, les femmes semblent encore frileuses à l’idée de rejoindre un club de cyclisme, la proportion de licenciées dans les clubs en Wallonie est encore largement minoritaire. D’après les chiffres de la Fédération cycliste wallonne, sur les 2150 détenteurs d’une licence en province de Liège, seulement 320 sont des femmes. C’est dans le Brabant wallon que la part des femmes en club est la plus élevée. Elles ne représentent toutefois que 20% des cyclistes.

La création du Casual Cycling Club vient combler un vide à Bruxelles, celui du club de sport où toutes les femmes, personnes trans et non binaires, peuvent se retrouver autour du vélo, sans pression liée à leur niveau sportif ou à l’équipement, loin des exigences de performance que l’on peut retrouver dans d’autres clubs. Depuis 2021, les fondatrices Marie Hargitt et Alison Abrahams entendent accompagner les femmes, personnes trans et non binaires, sur les routes de la confiance. Pour cela, elles partent de leur propre expérience du cyclisme en club, qui a façonné leur désir de non-mixité. Marie Hargitt raconte que sous couvert de bienveillance «on m’a déjà touché les fesses pour me faire avancer plus vite dans les montées, mais sans me demander la permission». On lui a aussi adressé des remarques sur son corps en lui suggérant de perdre du poids si elle voulait être plus performante. Elle déplore des attitudes «un peu dégueulasses, où des mecs se mouchent en pleine sortie et toi tu es derrière et tu te prends tout».

D’après les chiffres de la Fédération cycliste Wallonie-Bruxelles, sur les 2.150 détenteurs d’une licence en province de Liège, seulement 320 sont des femmes.

Aujourd’hui, ce sont plus de 700 personnes qui reçoivent la newsletter du club, signe que l’intérêt est présent. La structure s’est développée dans un esprit communautaire et propose plusieurs sorties mensuelles, tant en cyclisme sur route qu’en gravel (une pratique cycliste hybride entre le vélo de route et le vélo tout-terrain). «Notre but, ce n’est pas de dire que nos membres doivent juste rouler avec nous, mais c’est vraiment de leur donner de la confiance, de leur permettre de rouler avec d’autres personnes ou de se créer elles-mêmes leur propre groupe, de se sentir plus à l’aise de rouler en groupe, en ville, de prendre l’espace.» Pour cela, outre les sorties scindées en deux, voire trois groupes de vitesses différentes afin de rouler à l’allure la plus proche de son niveau, le club propose des ateliers de mécanique. Ils permettent aux membres d’en apprendre les rudiments, comme le changement d’une roue ou d’un patin de frein, mais surtout de connaître leur vélo et pouvoir en nommer les différentes parties. Tout cela, dans le but de favoriser l’autonomie des cyclistes, leur permettre de se rendre dans un magasin de vélo et de parvenir à affirmer ce dont elles ont besoin. Parce que là encore, ça coince, témoigne Marie Hargitt. Depuis qu’elle est elle-même mécanicienne, il lui est arrivé à plusieurs reprises que des clients ne la prennent pas au sérieux ou remettent en question ses connaissances sur le seul préjugé qu’elle est une femme. «C’est archaïque, mais on en est encore là», résume-t-elle.

Des vélos genrés

Les vélos, en tant qu’objets, témoignent d’une pratique différenciée dans les usages du quotidien. En 2024, près d’un cycliste sur deux (48%) utilisait un vélo à assistance électrique, contre 41% en 2023. Les vélos électriques permettent des déplacements plus longs, à moindre effort, mais sont aussi des marqueurs forts. Par exemple, la marque belge Cowboy propose des vélos électriques à 2.700 € pour le modèle «entrée de gamme» et 3.000 € pour le vélo «col de cygne», désigné comme étant «le plus beau vélo familial». Le site de la marque vante également son confort: «Avec son cockpit surélevé et son guidon incurvé, le cadre sport élégant du Cruiser rend tous vos trajets confortables. Installez-vous sur la large selle et plus rien ne vous arrêtera.» Ces vélos, parce qu’ils sont plus confortables, sont associés à des vélos féminins.

Il y aurait donc des vélos pour les hommes et des vélos pour les femmes, et ces derniers devraient être plus confortables, mais aussi plus esthétiques, un critère important pour les femmes, selon les résultats de l’enquête menée par des chercheurs dans trois villes en France et détaillés dans l’article «Le vélo: un objet qui révèle, renforce et perturbe l’ordre du genre»3. À l’inverse, les vélos masculins, plus sobres, privilégient une position sportive pour permettre des déplacements plus rapides.

Il y aurait donc des vélos pour les hommes et des vélos pour les femmes, et ces derniers devraient être plus confortables, mais aussi plus esthétiques.

Depuis l’avènement du vélo électrique, la proportion de femmes qui roulent avec des vélos-cargos ou long tail – c’est-à-dire comme le décrit ProVélo, un «vélo allongé, avec un porte-bagages extra-long qui permet de transporter facilement un à trois enfants, mais aussi des charges importantes comme des sacs de courses, des cartables et même certains modèles de poussettes» – croît de façon exponentielle. Ce sont donc des vélos plus lourds, sur lesquels on peut ajouter des porte-bagages pour transporter les courses, mais aussi porter les enfants afin de les accompagner à l’école. Le vélo devient alors une sorte d’extension du domicile et perpétue des stéréotypes genrés. Ainsi, la démocratisation de ces vélos incite davantage les femmes à remplir des tâches domestiques, en plus de leurs déplacements.

Le vélo a donc été au fil de l’histoire un outil de lutte et un puissant symbole d’émancipation. Encore aujourd’hui, il offre une liberté de mouvement et participe aussi à un sentiment de sécurité pour les femmes, notamment la nuit. Néanmoins, certains freins persistent, tant dans le milieu du cyclisme professionnel, où l’égalité est loin d’être acquise, quoiqu’en progression lente, que dans la pratique quotidienne, où l’on observe une perpétuation de la division genrée de la société.

Agence Alter

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