Depuis 18 ans, Damien Carême est le maire écologiste de Grande-Synthe, dans la banlieue de Dunkerque, non loin de la frontière belge. Le 23 janvier dernier, il a déposé avec son avocate Corinne Lepage un recours contre l’État français pour inaction climatique. Pour ce maire, qui est parvenu à changer le visage de cette ville de 24.000 habitants, il est plus que temps que la base contraigne le sommet.
Grande-Synthe est située au bord de la mer du Nord. À quels enjeux spécifiques êtes-vous confrontés par rapport au changement climatique?
Nous sommes sur des terres de polder, des terrains qui ont été gagnés par l’assèchement des terres par les moines, au Moyen-Âge. Ce système est aujourd’hui menacé par la montée du niveau de la mer et l’augmentation des précipitations. On pourrait ne plus pouvoir évacuer – ou avec beaucoup de difficultés – les eaux continentales vers l’océan. Nous connaissons donc ici un vrai risque d’inondation des terres. Cela menace l’intérêt de la collectivité, des habitants qui sont propriétaires de leur logement. Je peux agir au niveau de la ville; mes habitants aussi peuvent agir. Le seul qui manque à l’appel, c’est l’État. Le président va donner des conférences et des leçons un peu partout dans le monde en disant «Make our planet great again», mais à côté de ça, il autorise l’importation de 150.000 tonnes d’huile de palme qui déforeste l’Indonésie, promeut par sa loi alimentation une agriculture intensive et très carnée. Toutes ces mesures sont contraires à une lutte contre le réchauffement climatique. Donc, je pense que l’État doit, à un moment, être contraint par la loi.
Vous estimez avoir fait votre part du travail, notamment avec l’instauration des transports en commun entièrement gratuits à Dunkerque?
Un habitant sur huit a acheté un vélo grâce à la prime à la mobilité que nous avons mise en place. Nous avons aussi mis des râteliers à vélo devant les écoles: 30% des écoliers s’y rendent désormais en vélo. On construit aussi des bâtiments basse consommation pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, tout en faisant baisser la facture d’énergie. Nous avons aussi beaucoup de jardins partagés au pied des immeubles à Grande-Synthe. Tout ça est très vertueux et c’est pourquoi les décisions prises par l’État nous semblent insupportables.
«Vous savez, si, dans 20 ans, on est sous la flotte, le problème des Gilets jaunes ne se posera plus.»
Des actions en justice pour inaction climatique se multiplient un peu partout en Europe, généralement portées par des associations, comme Urgenda aux Pays-Bas, plus rarement par les autorités locales. Allez-vous faire des émules?
L’urgence est très urgente aujourd’hui! Il faut mettre beaucoup de moyens en œuvre. Nos gaz à effet de serre ont continué à augmenter en 2016, 2017, 2018, alors qu’on avait dit qu’on les réduirait à partir de 2015, après la COP21. Aux Pays-Bas, le procès Urgenda a donné raison à cette ONG: l’État a été enjoint de réduire ses émissions de 25% d’ici à 2020, ce qui est énorme. Et c’est une obligation de résultat! Ce qui signifie qu’ils vont devoir mettre énormément de moyens et c’est ce que je demande moi aussi, et à tous les niveaux: dans le transport, dans l’habitat, dans la préservation de nos puits de pétrole. On ne pourra pas y arriver si on n’agit pas dans tous les domaines à la fois. Et ça calmerait la grogne des gilets jaunes, car la goutte d’eau a été la taxe sur le carburant, qui est une taxe écologique, mais dont la redistribution n’est pas bonne. Je pense qu’il faudrait aussi taxer le fuel lourd des porte-conteneurs qui nous amènent des fringues fabriquées dans les pays de l’Est. Tout cela rendrait du pouvoir non pas d’achat – un terme que je n’aime pas à cause de la connotation consumériste –, mais du pouvoir de vivre. J’ai des habitants qui, grâce aux transports gratuits, ont revendu une voiture, ce qui signifie plus de 4.000 euros d’économies par an! Il faut investir massivement dans ces transports, mais aussi dans les petits trains de la campagne vers les villes. Il faut revenir vers l’agriculture paysanne. Je ne sais pas si mon exemple inspirera d’autres maires, mais ce que je sais, c’est qu’il faut aller vite. Vous savez, si, dans 20 ans, on est sous la flotte, le problème des gilets jaunes ne se posera plus.
Vous êtes connu pour avoir pris d’autres mesures politiques très fortes sur votre territoire, notamment en favorisant l’accueil des migrants ou en instaurant le minimum social garanti. S’agit-il pour vous d’un seul et même combat?
Oui, tout est complètement lié. Moi, je travaille sur des politiques sociales qui trouvent leur réponse dans l’écologie. Par exemple, le minimum social garanti, on le paie grâce à la maîtrise de notre énergie: l’isolation des bâtiments, le fait qu’on passe par un réseau de chaleur, le changement d’éclairage public avec des diodes électroluminescentes (DEL). Ces économies, je les redistribue. L’écologie respecte tout le monde, elle est équitable. De même, les migrants qui arrivent ici fuient des pays en guerre, que l’on a déstabilisés en allant jouer avec quelques dictateurs pour accéder au pétrole ou je ne sais quoi.
«Moi, les symboles, je m’en fous. Je suis déterminé à aller au bout du bout pour obtenir condamnation.»
La voie judiciaire est-elle la seule qui reste?
On est face à des États immobiles qui cèdent continuellement aux lobbies. Tant qu’ils ne prendront pas de distance avec ces lobbies du nucléaire, de l’agroalimentaire, de la finance, tant qu’on ne tranchera pas avec ça, on ira droit dans le mur. Moi, je ne m’en fais pas pour la planète: une fois qu’on aura disparu, elle se régénérera sans nous. Par contre, concernant le vivant sur terre, on a de grandes inquiétudes à avoir. Quand on voit la chute de la biodiversité… On est en train de bousiller tout ça pour entretenir des besoins créés artificiellement pour faire tourner les finances des systèmes… qui engraissent la finance. Il faut sortir de ce modèle-là. Mais je pense que les politiques sont malheureusement très en retard sur leurs populations.
Qu’attendez-vous aujourd’hui de cette action?
Qu’ils soient condamnés. Ce n’est pas une action symbolique. Moi, les symboles, je m’en fous. Je suis déterminé à aller au bout du bout pour obtenir condamnation.
Vous avez le soutien des Grand-Synthois?
Les Grand-Synthois adorent, je crois. Ils se piquent au jeu d’un maire qui s’affronte sans cesse à l’État, que ce soit par rapport aux migrants ou aux enjeux climatiques. La plupart sont très fiers de cette ville.