Malgré le froid et la détresse, réfugiés et bénévoles tentent de bricoler comme ils peuvent une vie normale dans la jungle de Calais. C’est le cas de l’école laïque du chemin des Dunes, lieu d’apprentissage mais aussi refuge paisible pour les hommes, femmes et enfants du camp de réfugiés.
Le vent glacial balaye la jungle de Calais, ancienne décharge publique d’environ 15 hectares, devenue le campement de plusieurs milliers de réfugiés(1)… Les bâches se gonflent d’air et les toiles des tentes claquent. Sur le chemin des Dunes, l’une des routes principales qui bordent le camp, des réfugiés slaloment entre les nids-de-poule à la taille de cratères sous une pluie battante. Ils tentent d’arriver en tête à la distribution de couvertures. La file s’allonge de seconde en seconde devant le camion… Ces scènes du quotidien, Olivier Vanderaa les a déjà vues plusieurs fois. Mais en cette journée de novembre, il ne peut s’empêcher de se demander comment les habitants de la jungle vont survivre à l’hiver. Toutes les deux semaines depuis juillet, ce quinquagénaire bruxellois, auteur de poésie, se rend à Calais pour donner des ateliers de slam. «Je suis arrivé ici par hasard. J’ai rencontré à Bruxelles l’une des artistes bénévoles très actives dans la Jungle. Elle m’a mis en contact avec Virginie qui m’a proposé de venir donner des ateliers de slam à l’école laïque du chemin des Dunes. J’ai réfléchi très peu de temps. Je constatais depuis de longs mois l’inaction des États, il était temps pour moi de réagir…»
Bien plus qu’une école
L’école laïque du chemin des Dunes a vu le jour en juillet sous l’impulsion de Zimako Jones, le «migrant bâtisseur», comme certains l’appellent dans le camp. Présent depuis plus de six mois dans la jungle, ce jeune trentenaire en apparence – il ne dit pas son âge –, originaire du Nigeria, ne compte pas aller en Angleterre. «C’est en France que je veux faire ma vie et en attendant de régulariser ma situation, je me rends utile, ici, dans ce camp», explique-t-il.
L’école tourne depuis sa création avec une petite quarantaine d’intervenants. Venus de France, mais aussi du Royaume-Uni, de Belgique, d’Allemagne, d’Espagne et même du Québec. Si certains viennent prêter main-forte ponctuellement, une vingtaine de bénévoles sont là chaque semaine. À commencer par Virginie Tiberghien. Cette orthophoniste enseignait déjà à Tioxide, ancien camp évacué en mars dernier. Quand Zimako lui a fait part de son envie de bâtir une nouvelle école, elle l’a directement soutenu dans l’aventure. Depuis, elle est une figure incontournable de l’école laïque du chemin des Dunes. «Coordinatrice» selon ses mots, «directrice» selon ceux de Zimako, ce qui a le don d’énerver la jeune femme aussi discrète que pétillante. À l’école du chemin des Dunes, les réfugiés peuvent suivre des cours d’anglais et de français. Formations au tri des déchets ou à la sécurité routière, arts plastiques, slam et taï-chi-chuan sont aussi au programme… Chaque dimanche, deux avocates de Paris rejoignent la classe pour donner un soutien juridique aux migrants. L’école s’avère aussi être tout simplement un lieu de vie, d’occupation et de rencontres: «On y apprend à vivre entre communautés. Il faut tenter de rassembler les personnes malgré les différentes confessions», défend Zimako, qui endosse souvent dans le camp le rôle de médiateur. Une mission compliquée: «Au début, les Soudanais refusaient de venir en classe en même temps que les Afghans. Il a suffi que l’un d’entre eux fasse le pas. Aujourd’hui, ils sont assis l’un à côté de l’autre.»
Libérer la parole
Olivier gare sa voiture, dans le camp, devant quelques cabines sanitaires dans un état d’insalubrité avancé. «Je ne voudrais pas avoir une prune!» Depuis quelques semaines, la préfecture de Calais impose des conditions d’accès aux visiteurs du camp: laissez-passer, contrôles d’identité et interdictions de stationner, notamment le long du chemin des Dunes. Si ces mesures ne sont pas appliquées systématiquement, plusieurs bénévoles ont déjà eu la mauvaise surprise de se voir refuser l’entrée ou de recevoir un P-V pour interdiction de stationnement.
11 h. Il ouvre la classe, située à une centaine de mètres du centre d’accueil et d’hébergement pour les femmes et les enfants. Baptisé «Jules Ferry», ce lieu ouvert par les autorités mi-avril est la seule trace d’aide gouvernementale dans ce «bidonville d’État». Sur la porte, un panneau récapitulatif indique les horaires des cours de la semaine à côté d’un écriteau «You are welcome!». La classe est une cabane de 20 mètres carrés, construite comme toutes les autres du camp. Des troncs d’arbre et des palettes de bois servent de charpente. Les bâches et couvertures font office d’isolation. Les cahiers et crayons s’empilent sur les armoires et les bancs un peu rouillés. Le matériel ne manque pas. Olivier tente de bloquer la porte avec une chaise, pour signifier que la classe est ouverte, mais le vent est plus fort. Il s’engouffre dans les volets de fortune tandis que la pluie vient mouiller le sol sablonneux de la classe.
11 h 15… Personne. 11 h 30, toujours pas un chat. «Il pleut, les gens préfèrent rester au chaud et sortir pour leurs besoins de base…», se dit Olivier. Il appelle l’un des participants réguliers qui vient confirmer son hypothèse. C’est la première fois que l’atelier n’a aucun participant. En général, entre 5 et 10 personnes y participent. «On a vu 20 personnes une fois, exceptionnellement, raconte Olivier. Leur présence est aléatoire. Certains reviennent, d’autres pas, parfois parce qu’ils sont passés en Angleterre ou partent habiter dans des centres d’accueil en France.» Ses ateliers, il les improvise. «Je fais ça avec mon cœur, je m’adapte à leurs demandes. L’idée est de libérer la parole. La première fois, je suis parti sur la thématique des chemins de vie. On discute, on lit des poèmes en anglais. Un jour, Christophe, un autre bénévole m’a soumis l’idée de travailler sur la Déclaration des droits de l’homme. Depuis, j’ai appelé mon atelier Our Rights…» Et autant dire qu’en termes d’injustice, les réfugiés, afghans, soudanais, érythréens, irakiens et récemment syriens, ont des choses à dire: «Les langues se délient très vite, ils confient tous leurs histoires… Leur révolte aussi. «L’UNHCR, il est où?», me demandent-ils souvent, en référence au sentiment d’abandon qu’ils ressentent…
Alors qu’Olivier s’apprête à fermer boutique, un jeune homme tout emmitouflé dans sa veste noire, sa couverture tout juste acquise sur les épaules, franchit la porte. Il ne vient pas pour l’atelier, juste faire une halte au sec, avant de rejoindre sa cabane. Le slam, il ne connaît pas. Il n’est jamais venu dans cette classe auparavant. Mais semble intéressé quand Olivier lui parle des cours d’anglais. Originaire de Damas, il est arrivé à Calais il y a deux semaines après une longue route, par la Grèce et puis les Balkans. «Une semaine de marche, de camion, de taxi, peu d’heures de sommeil et beaucoup d’argent dépensé», explique le jeune homme. Il tentera très prochainement de passer au Royaume-Uni. Il parlera de l’atelier à l’un de ses amis passionné de littérature. Peut-être qu’il viendra lui aussi dans deux semaines. «Un jour à la fois», confie-t-il songeur…
Toucher les femmes et les enfants
Depuis quelques semaines, les travaux pour une nouvelle école ont commencé à quelques mètres de la première classe. Une idée sortie de la tête de Zimako, toujours. «Si tu n’as pas un projet en tête, ton cerveau s’éteint», assène-t-il.
Son objectif est de construire deux classes: une pour les adultes et l’autre pour les enfants et les femmes, ainsi qu’une infirmerie et une salle de réunion. «Dans l’école actuelle, il y a une majorité d’hommes. Les femmes n’osent pas toujours venir. C’était important qu’elles aient leur lieu propre ainsi que les enfants», explique Zimako. «Il y a de plus en plus d’enfants dans le camp. On a donc voulu leur consacrer un espace», raconte Virginie, qui pense déjà à une stratégie pour faire connaître l’école à ce public plus difficile à toucher: «On va réimprimer des encarts (flyers) et les distribuer dans le camp. Pour les femmes et les enfants, on va afficher le planning à la maison des femmes et des enfants dans le camp et au centre Jules Ferry, avec un plan.»
Le vent souffle tellement fort qu’il a fait tomber la structure en bois d’une des futures salles de classe. Quand Zimako arrive sur le chantier, des hommes s’attroupent autour et tentent de s’emparer du bois. L’hiver arrive, il faudra se chauffer… La tension monte. Des hommes sont à deux doigts de se battre. «Je savais que je ne devais autoriser personne à s’installer ici, s’énerve Zimako. C’est la zone de l’école, point.» «Fais pas ton Zimako-CRS, chacun a droit a une terre…», lui rétorque Virginie du tac au tac. Il ira finalement leur expliquer le projet d’école, la structure sera sauvée. Pour cette fois.
La classe pour enfants n’est pas encore finalisée mais déjà opérationnelle. Le sol est en bois, les murs bien cloisonnés. Du travail de pro. Zimako a pu compter sur des de palettes en bois et sur l’aide des Anglais, très actifs dans la construction des logements de fortune sur le camp. «Il faudrait l’électricité et l’eau, s’impatiente-t-il, sans lumière et chauffage, on ne va pas y arriver en hiver!» Avec Virginie, ils vont essayer d’obtenir les autorisations de la municipalité.
Pour l’heure, c’est une classe ouverte à toutes les générations. Cinq jeunes hommes, originaires du Soudan, sont assis autour de la table, en train de jeter leurs pensées sur papier. Une jeune femme de Lille vient spontanément depuis un mois donner des ateliers d’écriture. Elle a préparé des bouts de papier avec les mots liberté, démocratie, amour ou rêve dactylographiés en anglais, arabe et en arabe phonétique… Chacun pêche un ou plusieurs mots et s’en inspire pour écrire ses textes. L’un du groupe parle anglais et traduit fièrement les textes de ses amis, inspirés de leur quotidien, surtout.
À côté d’eux, une fratrie de jeunes enfants kurdes a rangé les peintures et s’installe autour de l’ordinateur d’un couple venu de Roubaix. Ils s’amusent à reconnaître des cris d’animaux en montrant l’image qui leur correspond. Lucie, animatrice improvisée qui vient en moyenne une fois par mois à Calais, en profite pour leur apprendre quelques mots de français. «Quand tu viens une fois à Calais, c’est difficile de ne pas revenir», confie-t-elle.
Dehors, le vent et la pluie s’abattent toujours sur le camp. Le ballet des voitures et des camions chargés de dons en tout genre se poursuit, inlassablement. La classe apparaît soudain comme un refuge paisible où se protéger de la confusion et du chaos extérieurs, à l’instar de ces autres lieux nés dans la jungle devenue une ville dans la ville: une petite bibliothèque publique, une épicerie, un restaurant… et même un théâtre.
Un couple de Français est venu le coffre rempli de matériel scolaire pour la nouvelle classe. Les bénévoles doivent faire preuve d’ingéniosité et de méthode pour tout ranger. L’une d’entre elles sort des puzzles d’un colis et les dispose sur la table pour les enfants. Ni une ni deux, ils ouvrent les boîtes et se concentrent pour assembler les pièces. Virginie se réjouit de voir dans une caisse plusieurs dictionnaires trilingues de pachto(2), arabe, kurde ou tigrigna. Toutes ces langues et tous ces dialectes venus de lointains ailleurs qui se croisent ici, à Calais, à l’école laïque du chemin des Dunes.
(1) Ils seraient 4.500 réfugiés selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur français publiés en novembre, autour de 6.000 selon les associations sur le terrain.
(2) Le pachto, ou pachtou ou pachtoune, est parlé au Pakistan et en Afghanistan. Le tigrigna est la langue officielle de l’Érythrée et de l’Éthiopie.