Le racisme est omniprésent dans nos quotidiens mais pourtant, on ne dit parfois plus son nom. Comment appréhender le concept de «racisme» quand celui de «race» est banni? Comment nommer le phénomène de rejet d’aujourd’hui? Dans son ouvrage, destiné principalement aux acteurs de la lutte contre le racisme, Anne-Claire Orban, anthropologue de formation et chargée d’étude et d’animation à l’association d’éducation permanente de lutte contre le racisme Pax Christi, analyse l’évolution de la rhétorique des discours racistes, caractérisée par un glissement du terme de «race» à celui de «culture». L’auteure interroge également les mécanismes structurels et individuels qui amènent l’être humain à rejeter et discriminer l’autre et décortique les expressions concrètes d’hostilité. Elle questionne enfin la pertinence de la législation actuelle pour endiguer le phénomène et protéger toutes les victimes de racisme.
A.É.: Le titre «Peut-on encore parler de racisme» sous-entend-il qu’on ne peut plus parler de racisme aujourd’hui, ou en tout cas que le débat est difficile?
A-C.O: Au sein du monde associatif, il n’existe plus de définition du racisme. Cela engendre beaucoup de conflits. Pourquoi est-ce qu’on lutte? Quelles sont les minorités qu’on défend? Ces questions animent aujourd’hui les acteurs associatifs. Certains d’entre eux disent que le racisme n’est plus une notion adéquate pour cerner ce qu’est le rejet aujourd’hui. Dans ce contexte, le titre de cet ouvrage signifie aussi «qu’est-ce que le racisme aujourd’hui» et «qui touche-t-il?»
A.É.: La question est aussi: comment appréhender le concept de «racisme» quand celui de «race» est banni?
A-C.O: Il existe aujourd’hui un paradoxe. On parle de racisme sans race, la notion ayant été abolie des champs scientifiques et politiques. Pourtant, nous observons un retour de la race caché sous le mot culture, qui renvoie aux origines territoriales. C’est donc juste le mot qui change. Mon ouvrage tente de relier les deux idées. La culture est belle, c’est une manière de vie collective. Il existe un tas de cultures différentes. Mais aujourd’hui, ce mot est galvaudé. La culture renvoie à l’origine sociale et territoriale dans les discours conservateurs, ou au sein des nostalgiques de l’État-Nation et de ceux qui craignent la diversité. Même dans le mouvement antiracisme, il est utilisé! Le terme «interculturel» est très à la mode. C’est dangereux, car c’est une manière de rentrer dans le jeu et de créer du racisme.
A.É.: Quelle est alors votre définition du racisme?
A-C.O: Le racisme est le fait d’avoir des préjugés sur les gens et de considérer que leur origine territoriale ou ethnique va déterminer leur comportement. En fait, le racisme, c’est le fait de considérer que l’origine des individus s’inscrit dans leurs gènes…
A.É.: Faut-il privilégier le terme xénophobie?
A-C.O: Non. Il y a aussi une grande confusion aujourd’hui entre racisme et xénophobie, l’un étant employé pour l’autre et vice versa. La xénophobie est pour moi un mécanisme plus général d’hostilité envers l’«autre». Mais «autre» pris au sens anthropologique. L’«autre» peut être la femme, la personne handicapée ou homosexuelle. Le racisme est une branche de la xénophobie, à côté du machisme, de l’homophobie, etc.
A.É.: On assiste donc aujourd’hui à un glissement d’un racisme sur une base raciale à un racisme sur une base culturelle, une hiérarchisation non plus de races mais de styles de vies inconciliables. «Cette mutation de forme laisse à penser le racisme comme une opinion logique à portée universelle», écrivez-vous.
A-C.O: L’argumentaire général qui traverse nos sociétés aujourd’hui est qu’il existe des cultures différentes, qu’on les respecte mais qu’elles ne peuvent pas vivre ensemble. C’est une vieille théorie développée par les anthropologues des années d’après-guerre reprises par les ultranationalistes. Derrière ce prétendu respect, il y a quand même une hiérarchie avec comme étalon de mesure «les droits de l’homme» qui permettent de disqualifier certains adversaires. Nous sommes donc en présence d’une hiérarchie des cultures comme il existait dans le passé une hiérarchie de races.
A.É.: C’est le fameux racisme raisonnable ou décomplexé dont vous parlez…
A-C.O: Oui, c’est l’idée que, pour éviter les conflits, il est «raisonnable» de garder une distance culturelle. Les discours véhiculés prônent une naturalisation des différences, la culture se «biologise». Ainsi, toute mesure qui viserait à limiter l’entrée des personnes d’origine/de culture étrangère, principalement les personnes de conviction musulmane, est justifiée par une volonté d’éviter les conflits interculturels, ce qui relève du «raisonnable». Par exemple, qu’on ne va pas accepter des gens qui sont contre l’égalité hommes-femmes, ou contre le mariage forcé. Il existe une peur très répandue de se laisser arriérer. Ceux qui véhiculent ces discours ne posent jamais la question de l’adaptabilité des populations, font un énorme amalgame entre quelques pratiques et toute une communauté et n’interrogent pas leurs propres pratiques.
A.É.: Ce «nouveau racisme» cible de nouvelles populations et ce sont les musulmans qui en seraient le plus victimes d’après votre analyse.
A-C.O: La législation belge antiraciste date de 1981 (la loi Moureaux), dans un contexte post-Seconde Guerre mondiale. Elle protège les victimes d’antisémitisme et de négrophobie mais elle ne colle plus à la réalité sociale d’aujourd’hui. Les musulmans ne sont pas protégés en termes légaux. Il est moins punissable de poser des actes contre les musulmans que contre les juifs. De plus, les partis nationalistes et d’extrême droite n’hésitent pas à faire constamment la confusion islam et religion et à utiliser la religion pour cibler les populations musulmanes. C’est très délicat de s’attaquer à cette question, d’arriver à se battre pour reconnaître cette forme de racisme, de montrer l’évolution des discours d’exclusion sans faire l’impasse sur les autres groupes discriminés.
A.É.: Cette imbrication culture/religion, est-ce l’une des questions qui divisent aujourd’hui le plus les débats sur le racisme?
A-C.O: Oui, si l’on reconnaît les actes contre les musulmans comme un tag sur une mosquée comme du racisme, est-ce qu’on pourra continuer à critiquer la religion, l’un de nos acquis démocratiques? La question du voile est emblématique à cet égard. Est-ce que refuser à quelqu’un de porter le voile, c’est du racisme?
A.É.: Comment expliquer le pathos généralisé à l’égard des migrants qui sombrent en mer et, paradoxalement, le racisme ambiant de la société quand il s’agit de les accueillir?
A-C.O: Tant que les «autres» restent loin, ils ne font pas peur. Par contre, dès qu’il s’agit de réfléchir à combien de migrants la Belgique est prête à accueillir, dès que ces «autres» se rapprochent, c’est l’angoisse généralisée! Les images de ces bateaux bondés à craquer de migrants renforcent l’idée d’une «invasion», et donc, d’une «perte culturelle», etc. Je pense que tout le monde est d’accord pour sauver ces personnes, tout le monde les reconnaît comme victimes humaines, mais de là être prêt à leur donner une place dans les différentes sociétés européennes, il y a un pas.
A.É.: Vous revendiquez dans votre ouvrage le racisme comme un «fait social total». Pourquoi est-ce important à vos yeux?
A-C.O: Il est en effet trop facile de considérer les gens racistes comme entièrement responsables des discriminations et des actes de haine. Cela ne veut pas dire qu’il faut les déresponsabiliser non plus. Chacun de nous a des stéréotypes sur lesquels il faut travailler, nous sommes tous un peu racistes. Les personnes racistes ne le sont pas toujours suite à un choix éclairé. Cela peut être une conséquence d’une ignorance de l’autre. Mais il ne faut pas croire qu’il y a une main qui manipule les individus comme des marionnettes. Il existe un climat structurel raciste et discriminatoire. Le racisme peut être ancré de manière profonde dans les structures de la société. Et chacun de nous intériorise à des degrés différents certains mécanismes racistes.
A.É.: Comment y remédier, surtout quand la cause du racisme est l’ignorance?
A-C.O: Par l’éducation. Il faut travailler sur les stéréotypes. Le racisme ne se fonde que sur des idées préconçues et des discours. Dans mon livre, je parle d’une structure triangulaire composée des «mêmes» de « l’autre » et des «médias ». Le problème est qu’on ne connaît l’autre que par l’image qu’on s’en fait ou que les médias nous en donnent. Ce qui engendre une diabolisation de l’autre sans même le rencontrer. Il faut casser ce triangle de l’ignorance et cela ne se fera que par de l’action – visites de mosquées, rencontres entre associations, initiatives dans le milieu scolaire – et non pas par des discours. Il y aura toujours des différences entre les individus, selon leur éducation, leurs parcours, leurs rencontres, leur classe sociale, etc. Il ne faut pas nier ces différences ni obliger chaque personne à vivre main dans la main avec un «autre». Par contre, il est primordial de travailler sur les préjugés que nous avons tous sur les «autres». Je pense que le défi des associations œuvrant pour une société pacifiée c’est de casser les images stéréotypées et reconnaître dans chaque individu sa capacité d’adaptation et de changement, son identité propre. Bref, ne pas voir le monde en «bulles» imperméables mais en milliards d’individus.
En savoir plus
Anne Claire Orban, « Peut-on encore parler de racisme ? Analyse des discours d’exclusion et des mécanismes de rejet », Couleur Livres, 2015.