C’est sous les premiers flocons de neige de l’hiver que les «Pas sans nous», comme ils s’appellent, entament leur journée dans le nord de la France. Cette coordination nationale est née en 2014 suite au rapport «Pour une réforme radicale de la politique de la ville» de Mohamed Mechmache, l’actuel président de l’association, et de Marie-Hélène Bacqué, sociologue-urbaniste. Ce rapport a abouti à la création de tables de quartier dans différentes régions françaises qui sont aujourd’hui des délégations locales. À travers leur tour de France des quartiers populaires, ils tissent des liens entre les luttes afin d’unifier la mobilisation et d’avoir plus de poids dans leur défense des injustices et des inégalités.
«Dans notre tour de France, on part à la rencontre des habitants, mais on contacte aussi tout le tissu associatif. Il y a des collectifs dans certains coins de France qui étaient un peu en sommeil. Sur notre passage, on a un peu graissé la machine pour les faire repartir.» Mezine Rabah, militant roubaisien et membre de «Pas sans nous»
Ce samedi de novembre commence par une rencontre avec les chibanis – comprenez «cheveux blancs» en arabe dialectal – dans le quartier de l’Alma, un quartier populaire de Roubaix. Un collectif de vieilles femmes, les chibanias, désormais veuves de travailleurs immigrés maghrébins arrivés en France pendant les Trente Glorieuses, se mobilisent pour conserver leur logement au foyer de l’Alma-Fontenoy. À la suite d’un projet de rénovation urbaine, la mairie veut les expulser de leur logement. Pourtant, à l’annonce de la destruction de leur foyer, qui a une quarantaine d’années, la Ville de Roubaix avait promis la reconstruction d’un nouveau foyer dans le quartier. Depuis, cette possibilité a été écartée par la mairie qui propose à présent de reloger les habitantes dans une autre commune. Une solution que la plus jeune chibania du groupe, Zohra, 73 ans, refuse: «On nous a emmenées à Croix, aux ‘Oubliés de Van Gogh’, mais, sur place, il n’y a ni pharmacie ni magasin, ce qui veut dire que pour aller acheter une baguette on doit attendre la navette qui passe deux fois par semaine. Ici, on sort, la pharmacie est à côté, si on ne peut pas se déplacer, la pharmacie nous amène les médicaments à la maison, on a des médecins, on a tout ce qu’il nous faut.» Une autre solution pourrait être la maison de repos ou le relogement dans leurs familles respectives, mais pour Zohra, habitante de l’Alma depuis cinquante-deux ans, ce n’est pas envisageable: «Il y a déjà deux personnes qui sont retournées chez leurs enfants et qui sont décédées. Ces personnes sont mortes de chagrin. Ce ne sont pas nos enfants qui ne veulent pas de nous, c’est nous qui voulons continuer de vivre ici.» Âgées de 70 à 100 ans pour la plus vieille, elles vivent dans la peur de devoir quitter l’endroit où elles habitent depuis de nombreuses années.
Suite aux différentes prises de parole, le président de la coordination nationale, Mohamed Mechmache, tient à exprimer son soutien: «On fait un tour de France des quartiers populaires, mais on n’est pas juste de passage. On a des amis qui sont ici et qui soutiennent la lutte que vous êtes en train de mener. On veut vous dire que vous avez les mêmes droits que les autres et que, si cette situation s’était passée dans des endroits plus chics, on aurait respecté votre souhait.» Au fil des différentes étapes de la caravane, la coordination nationale entend aussi interpeller l’opinion publique sur des luttes locales. Comme l’explique Mezine Rabah, militant roubaisien et membre de «Pas sans nous»: «Dans notre tour de France, on part à la rencontre des habitants, mais on contacte aussi tout le tissu associatif. Il y a des collectifs dans certains coins de France qui étaient un peu en sommeil. Sur notre passage, on a un peu graissé la machine pour les faire repartir.»
«Pour nous et pas contre nous»
Le grand combat des «Pas sans nous», c’est aussi d’inciter les habitants à se rendre aux urnes, à l’approche des élections présidentielles françaises de 2022. Dans certains quartiers de Roubaix, comme c’est le cas dans celui de l’Alma, le taux de participation aux dernières élections municipales ne dépassait pas les 6%. Julien Talpin, sociologue, connaît bien les luttes sociales à Roubaix puisqu’il en a fait son terrain de recherche, depuis maintenant 10 ans. Pour lui, les quartiers populaires sont des déserts électoraux, mais pas des déserts politiques: «Le vote n’est bien sûr pas la seule forme d’expression politique, mais on constate ici une forte abstention et une forme de désertification associative. Pourtant, chez les gens qui ne votent pas ou ne s’engagent pas collectivement, il y a des formes de politisation ordinaire puisqu’ils ont un discours critique sur la société et le fonctionnement du monde politique. C’est plutôt la résignation qui fait qu’ils ne s’investissent pas dans des luttes, car ils pensent que cela ne sert à rien.»
Face à ce constat, la coordination «Pas sans nous» se mobilise. Après la rencontre avec les chibanias du foyer de l’Alma-Fontenoy, un passage sur Radio Pastel, une radio locale et une participation à la manifestation pour le climat dans les rues de Roubaix, c’est le moment pour eux de poser leur caravane sur la place de la Liberté. Les bénévoles et militants déplient chapiteaux, tables et flyers, ainsi que leur enceinte, avec le son poussé au maximum. La chanson On ne lâche rien, de HK & Les Saltimbanks, attire les passants et résonne comme un hymne à la mobilisation. Interpellés par l’ambiance ou par les bénévoles directement, certains habitants s’attablent avec un questionnaire afin de participer à l’écriture d’un plaidoyer de propositions concrètes qui sera présenté à Paris, lors de l’ultime étape. C’est le cas de Louiza, originaire de Roubaix: «Ce que j’ai proposé comme actions politiques concrètes, c’est de sortir toutes les personnes de la rue, en leur donnant un toit et une allocation, même si elles sont sans papiers. Je pense aussi qu’il faut agir au niveau politique pour que les personnes en situation de handicap aient plus de droits.» À 23 ans, elle ne s’est jamais rendue dans un bureau de vote. Après des discussions avec plusieurs bénévoles, elle repart convaincue: «Aujourd’hui, le vote est important, mais il faut choisir la bonne personne, car beaucoup de politiciens nous font espérer des choses, mais ne font rien. J’irai voter pour la première fois en 2022, les membres de ‘Pas sans nous’ m’ont remotivée.»
Le grand combat des «Pas sans nous», c’est aussi d’inciter les habitants à se rendre aux urnes, à l’approche des élections présidentielles françaises de 2022.
Pour Mohamed Mechmache, en s’abstenant, les habitants des quartiers populaires sont finalement écartés des décisions politiques: «Les politiques aujourd’hui sont élus avec très peu de voix, donc localement; ils ont plutôt intérêt à maintenir les électeurs qui se déplacent aux urnes plutôt que ceux qui s’abstiennent. S’ils vont réveiller ces consciences-là, ils ne savent pas pour qui ils iront voter et cela pourrait les déstabiliser.» Samir Hadj-Doudou est militant roubaisien pour la coordination et invite lui aussi les habitants à faire entendre leurs voix: «Les gens des quartiers populaires font face à un certain nombre de difficultés et je comprends que le fait d’aller glisser un bulletin dans l’urne ne soit pas leur priorité. Mais les politiques ont une très bonne lecture des quartiers électoraux, ils connaissent les zones qui votent et celles qui ne se déplacent pas aux urnes et, par conséquent, ils répondent aux doléances des gens là où les personnes s’expriment.»
La coordination «Pas sans nous» n’a pas perdu l’espoir en la politique, mais, au contraire, souhaite la réinventer, en récoltant les opinions et propositions de tous ceux qui souhaitent les partager. En s’appuyant sur leurs différentes délégations locales, ils réussissent le pari de réveiller l’instinct citoyen en se faisant les porte-voix des quartiers populaires. La synthèse de leur action sera présentée au public lors de la dernière étape, à Paris, le 12 et 13 mars et envoyée aux candidats des élections présidentielles de 2022 afin qu’ils puissent se positionner et s’inspirer des propositions du manifeste. Celle-ci n’est qu’une voix parmi tant d’autres, mais une voix ancrée dans des réalités vécues, portées par ceux qui les vivent.