Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
©Alessandra Leo

La compagnie Transe-en-Danse propose un spectacle interactif – mêlant danse, théâtre et vidéo – qui plonge le spectateur dans la peau d’un migrant et l’embarque dans les réalités de l’exil. Les inepties du système, la violence du trajet, les raisons qui poussent les migrants à quitter leur pays natal sont abordées avec émotion et poésie dans ce spectacle-voyage.

La nuit à peine tombée, un ciel teinté de rose se laisse admirer à travers les verrières du Botanique, lieu culturel bien connu à Bruxelles. Une petite foule bruyante s’affaire autour d’une table remplie de stylos. Elle semble avoir du mal à compléter des papiers qui s’avèrent être des fiches d’inscription. J’en comprends la raison en découvrant la mienne… écrite en espagnol. Autour de moi, le public se compose d’étudiants, de personnes plus âgées, toutes origines confondues. Un jeune homme attire mon attention. Comme paralysé, il fixe un point devant lui, incapable de se décider à compléter sa fiche. Une femme à sa gauche est en train de lui traduire le contenu, ainsi qu’à deux autres jeunes d’origine africaine. C’est la présidente de Transe-en-Danse, la compagnie qui joue le spectacle pour lequel tout le monde est réuni ce soir.

«Ce sont trois jeunes du parc Maximilien, que j’héberge pour cette nuit», m’explique-t-elle avant de rassurer le jeune homme apeuré par ma présence d’un «No police, it’s OK».

En immersion

Cette fiche fait partie du parcours interactif imaginé par la compagnie pour mettre le public dans la peau d’un migrant. C’est la première scène de ce spectacle en immersion. Mais cela, le public ne s’en doute pas encore… Une fois notre fiche en main, nous sommes priés, poliment mais fermement, par des personnes à grandes lunettes en papier, de former deux files devant un desk. Habitués des rangs et autres systèmes d’ordre d’arrivée, tout le monde s’exécute sans y voir de problèmes. Jusqu’à ce que les places soient soudainement changées sans raison apparente. Deux personnes placées à l’avant sont contraintes de retourner en bout de file.

Le lien avec les ordres incompréhensibles lancés aux personnes migrantes sur leurs parcours d’exil commence à se faire dans le public qui ignore toujours ce qui l’attend. Dans la file, deux jeunes ados me disent avoir hébergé un migrant quelques mois. Ils se souviennent encore de la délicieuse raclette partagée ensemble. Pendant ce temps, les «contrôleurs» poursuivent leur travail épiant les fiches signalétiques. Sous prétexte d’une réponse fausse, des personnes reçoivent un ticket rouge et l’ordre d’être «déportés» vers un lieu inconnu.

Une dame dans la cinquantaine refuse de suivre le groupe hors du foyer. Un comédien intervient pour calmer les esprits. Il lui délivre un ticket vert qui lui donnera un accès immédiat à la salle. Le reste du petit groupe devra, lui, se laisser emmener dans un dédale de passages sombres et répondre à des questions incompréhensibles, dans une langue qui n’est pas la sienne.

Danse, vidéo, scène, entrez dans la peau d’un migrant!

«Tout ce tralala retarde le spectacle», se plaint un monsieur derrière moi. Il n’a visiblement pas compris que celui-ci avait déjà bel et bien commencé. Dans la salle où tout le monde prend place après ce «contrôle», une vidéo est projetée. Elle retrace l’évolution de la gestion migratoire européenne de 1998 à 2018. Des sans-papiers témoignent. Une maman raconte avoir été menottée et jetée comme un fagot dans un fourgon de la police, devant son enfant de 4 ans, en vue de son rapatriement alors qu’elle fuyait un mariage forcé. «Ce n’est pas pour moi ça, je vais souffrir ce soir», chuchote derrière moi une femme.

Quand les circonstances tragiques de la mort de Semira Adamu sont évoquées à l’écran, la jeune fille à côté de moi baisse le regard submergée par l’émotion. Dès la vidéo terminée, les comédiens font irruption dans la salle: «Là y a un rat!», «Ah! La dame a dit que les rats ils sont noirs!», s’exclame un autre, se perchant sur un spectateur. «Oh, ces rats-là, ils font peur!», les acteurs jouent avec le public et avec les mots. S’ensuit un noir complet. Sur scène un comédien interprète les raisons de son départ. Une amie essaye de le faire changer d’avis, mais l’absence de toute autre perspective ne lui laisse pas le choix.

C’est sur les notes envoûtantes des compositions de Steve Gravy et Fabrice Virzi que Coline Billen, directrice artistique de la compagnie, chorégraphe et danseuse, propose des tableaux qui racontent les tragiques parcours d’exil. Sur scène, une comédienne fait le récit tragique de son voyage au cours duquel elle perdra son trésor le plus cher. Ses mains se joignent pour former une colombe qui s’envole.

Pas le temps de s’adonner à la mélancolie, un garde-frontière apparaît. Il est joué par le même comédien auparavant candidat migrant, pour renforcer l’idée qu’on peut tous être, à tour de rôle, selon les aléas de notre vie, migrant ou gardien, victime ou bourreau. Assez désespéré pour se livrer à l’inconnu, ou bien assis sur nos convictions. «Écoutez-moi bien, bande de rats: tant que je vivrai, aucun rat ne traversera cette frontière!», lance-t-il, traversant une scène construite en carton. Un décor qui renvoie à l’absurdité du monde où le papier détermine des destinées, qui traduit, aussi, l’avenir fragile qui attend les candidats à l’asile.

© Transe en danse

Nous suivons de près le sort du candidat migrant, partageons avec lui ses espoirs, souffrances et déceptions: l’Europe tant rêvée est-elle le lieu d’accueil qu’il s’imaginait? La puissance de la danse renforce le sentiment d’extranéité. Les corps lancés à l’unisson dégagent puissance et beauté, mais les masques en papier qu’ils portent maintenant nous renvoient à un autre qui est fait à notre image, mais pas tout à fait. Parce qu’il lui manque «les papiers», il est destiné à une autre vie que la nôtre. Le spectateur est mal à l’aise. Le contraste entre le confort de nos vies prospères et les conditions de vie qu’il vient de découvrir le bouscule. C’est presque avec soulagement que le public accueille la lumière qui éclaire la salle à la fin du spectacle.

En savoir plus

Danse en papier, par la compagnie Transe-en-Danse. Infos: www.transe-en-danse.org

Alessandra Leo

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