À Liège, l’Institut Saint-Laurent accueille depuis janvier l’un des quatre nouveaux dispositifs DASPA (dispositif d’accueil et de scolarisation des élèves primo-arrivants) en Fédération Wallonie-Bruxelles. Entre tentative d’instaurer un cadre et accommodements nécessaires, l’équipe pédagogique cherche sa voie pour accompagner les ados de l’exil.
Doudoune noire, baskets et démarche nonchalante: dans la cour bétonnée de l’Institut Saint-Laurent, les élèves se suivent et se ressemblent. Dix filles pour 750 garçons: c’est aujourd’hui le ratio de cet établissement d’enseignement technique et professionnel qui forme à la construction, à la mécanique ou encore à la réparation automobile. Dans une petite salle du bâtiment principal, une dizaine d’ados à moitié alanguis sur des feuilles volantes jettent un œil au mot DASPA que leur professeur de français, Marc Ledent, vient de noter sur le tableau noir. Exercice du jour: faire le point sur leur expérience au sein de cette «classe-passerelle», à l’intention d’une vidéo qui sera présentée lors des journées portes ouvertes de l’établissement.
Mises en place en 2012 à destination des jeunes arrivés en Belgique depuis moins d’un an, les DASPA ont pour vocation un apprentissage intensif du français ainsi qu’une remise à niveau générale, dans le but de pouvoir ensuite intégrer l’enseignement classique. Limpide dans ses motifs, le DASPA se révèle dans les faits une gageure: des jeunes scolarisés dans leur pays d’origine y côtoient des ados qui n’ont jamais mis les pieds à l’école et ne sont pas alphabétisés dans leur propre langue. «Nous avons des jeunes qui étaient bergers et passaient toutes leurs journées dehors: pour eux, rester assis à l’intérieur huit heures d’affilée est déjà un défi», explique Yvan Troka, directeur adjoint de l’Institut Saint-Laurent.
Quatre nouveaux DASPA
S’échelonnant sur une période d’une semaine à dix-huit mois au maximum, le dispositif s’est doté au 1er janvier 2018 de quatre nouveaux établissements partenaires: l’école primaire annexée à l’Athénée royal Lucie Dejardin de Seraing et l’école communale mixte de Viroinval (Oignes-en-Thiérarche) pour l’enseignement fondamental; l’ICET de Bastogne et l’Institut Saint-Laurent de Liège pour l’enseignement secondaire. Ils ont ainsi rejoint les 83 écoles proposant un DASPA en Fédération Wallonie-Bruxelles: «Les appels d’offres se font en fonction de la proximité des centres d’accueil (NDRL: dans ce cas, le centre de Bierset). Or, comme nous étions déjà école collaborante depuis 2015 avec l’école Sainte-Claire de Verviers, il nous a semblé opportun de postuler», explique Anne Neuzy, directrice de l’Institut Saint-Laurent.
«Nos professeurs ont une expertise avec des élèves qui ont essuyé pas mal d’échecs: ils ont l’habitude de se remettre en question.» Anne Neuzy, directrice de l’Institut Saint-Laurent
Les écoles DASPA ont en effet la possibilité de déléguer l’organisation d’une classe à un autre établissement. En devenant à son tour «école siège», l’Institut Saint-Laurent gère désormais en direct les dossiers des élèves: si leur nombre vient à augmenter – ils oscillent actuellement entre 12 et 18 –, des moyens supplémentaires lui seront alloués pour ouvrir une deuxième classe. «Devenir école siège nous a conscientisés sur les améliorations à apporter et sur le nécessaire échange d’expériences avec d’autres classes DASPA, explique la directrice qui, cet après-midi, a justement prévu une rencontre avec les responsables DASPA de l’école Sainte-Claire, histoire de ne pas réinventer à chaque fois la roue.»
Classes tous risques
Pour l’heure, on parie sur les bonnes volontés qui ne manquent pas dans cette école rodée aux publics «difficiles». «Nos professeurs ont une expertise avec des élèves qui ont essuyé pas mal d’échecs: ils ont l’habitude de se remettre en question, d’aller vers eux, de s’adapter. Par ailleurs, comme nous sommes une école à discrimination positive, nous profitons d’un accompagnement différencié», précise Anne Neuzy. L’Institut Saint-Laurent accueille par ailleurs entre 80 et 100 primo-arrivants «non DASPA». Des jeunes qui, par exemple, ne répondent pas aux critères du dispositif: moins d’un an sur le territoire, moins de 18 ans, pays d’origine bénéficiaire de l’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), etc. Mais aussi des jeunes qui ont été mal orientés ou mal informés. Et d’autres, encore, qui n’ont pas souhaité passer par la case DASPA afin d’intégrer plus rapidement l’option de leur choix.
«Je les vois 18 heures par semaine, un peu comme un instituteur. Il y a donc beaucoup d’échanges informels.», Marc Ledent, professeur de français
Enfin, il y a les jeunes qui ont «épuisé» leurs 18 mois de DASPA et se retrouvent donc de facto dans le circuit classique. «Cette limite de 18 mois conduit à intégrer des élèves dont on sait qu’ils ne suivront pas, constate Yvan Troka. Comme rustine, il reste le «FLE» (Français langue étrangère), que la plupart des professeurs de français mettent en pratique au gré des besoins, qui sont importants. «L’immersion d’un élève qui ne maîtrise pas la langue est une difficulté, à la fois pour lui mais aussi pour les professeurs. D’autant que nous sommes une école industrielle et que la question des normes de sécurité se pose dans les ateliers. Un élève qui ne comprend pas bien les consignes pourrait poser des gestes dangereux», poursuit le directeur adjoint.
Lieu de transit
Selon la direction, le profil des élèves DASPA tend cependant à évoluer. «Avant, tous les jeunes venaient des centres et les référents avaient les pires difficultés à les faire lever le matin. Aujourd’hui, nous avons davantage de jeunes qui vivent dans des familles: ceux-là sont beaucoup plus réguliers. Ils sont aussi plus conscients de l’importance d’une formation scolaire. Quant à ceux qui vivent en semi-autonomie, ils sont réguliers… mais souvent en retard le matin», fait remarquer Yvan Troka, en nous désignant avec un clin d’œil deux jeunes Érythréennes qui étouffent des rires complices au fond de la classe.
Ongles vernis de rose, teint caramel et sourire ravageur: leur arrivée chez Marc Ledent a assurément dissipé les troupes. «Non seulement ce sont les seules filles – il a fallu rappeler à l’ordre les mains baladeuses –, mais en plus ce sont les seules qui ne sont pas de religion musulmane», explique le professeur. L’imposante croix orthodoxe que porte l’une d’elles sur son pull noir en témoigne. «Le programme est censé inclure un cours de religion, mais vous imaginez bien que cela n’est pas toujours facile… Alors, on donne plutôt un cours de citoyenneté et de civilité, on leur apprend les manières de se comporter en Belgique, etc.», explique Yvan Troka.
Quand l’occasion se présente, Marc Ledent prend aussi prétexte du cours d’histoire pour emmener ses élèves dans les rues de Liège, à la découverte du patrimoine architectural. «Je les vois 18 heures par semaine, un peu comme un instituteur, raconte-t-il. Il y a donc beaucoup d’échanges informels… On donne un coup de main pour remplir les papiers administratifs, on discute… C’est un rôle un peu paternel. On vit aussi l’incertitude avec eux.» Demain, Marc Ledent sait qu’il trouvera peut-être un nouvel élève dans sa classe. Mais aussi, parfois, une chaise vide, à cause d’un changement de centre, d’un regroupement familial, d’une demande de statut refusée. «Humainement, c’est parfois très compliqué», conclut-il, avant de rappeler à l’ordre un de ses élèves, la tête un peu trop enfoncée entre les poings: en DASPA, on apprend aussi à se tenir droit.
En savoir plus
Alter Échos n°397, «Classes-passerelles pour primo-arrivants: un cadre sans cadre?», Pierre Jassogne, 17 février 2015.