Parce qu’il permet au lecteur de s’exprimer, un «forum» sur un site web serait le Graal de la participation. Mais ces espaces, jadis incontournables, ont perdu de leur superbe au gré d’invasions de trolls et de pseudonymes belliqueux. Comment recréer du lien sans haine?
Mardi 10 janvier 2017. La rédaction du Vif a tranché dans le vif: plus de possibilité de placer un commentaire sous aucun de ses articles. Motif de la fermeture du robinet ? «La hargne de certains n’a pas de limite, les plus virulents n’hésitant pas à polluer ces forums à l’aide de faux profils qu’il nous est difficile de détecter, explique dans un article en ligne Vincent Genot, rédacteur en chef adjoint LeVif.be/Knack.be. Si, dans la majorité des cas, elle est souvent le fait des mêmes commentateurs, la multiplication des attaques anonymes donne l’impression que l’opinion publique se radicalise: les propos modérés et constructifs sont noyés dans un flot de paroles péremptoires desquelles toute recherche de dialogue est absente […]. Plus grave, par ce biais, une petite portion de la population donne à penser que ses valeurs sont représentatives de l’opinion publique, accentuant, par là, le risque de décomplexer certains discours radicaux[1].»
Cette décision unique en Belgique n’est pourtant pas un cas isolé dans le monde des médias. Cités par Télérama[2], plusieurs médias[3] (dont certains dédiés à la technologie) avaient bien avant le Vif fermé le robinet aux propos du peuple, soit de manière définitive, soit de manière ciblée (dans le temps ou en fonction du sujet). Ainsi, en août 2014, CNN a fermé la possibilité de commentaires aux manifestations de Ferguson (É.-U.), suite au meurtre d’un jeune homme noir par un policier blanc.
«on devrait reflechir a deux fois avant d envoyer des experts et surtout une femme au milieu de ces tribus qui retournent a l etat sauvage», un certain Jean-Claude van Bladel sur Facebook
Cette soudaine agoraphobie 2.0 ayant ses limites, la place publique du Vif se déplace vers Facebook où chaque article est relayé, avec… des dizaines ou centaines de commentaires pour certains. Mais ceux-ci ne doivent plus être modérés, Mark Zuckerberg s’en charge. À sa manière… Le Monde (reprenant une information du journal allemand Süddeutsche Zeitung) expliquait fin 2016 que les règles subtiles, complexes et évolutives de Facebook, permettaient «d’insulter les migrants, mais pas les musulmans». Selon ces règles, écrire «les migrants sont une saleté» n’est pas acceptable, mais «les migrants sont sales»[4] était envisageable dans le temple du like. Tout est dans la nuance. Une nuance que Jean-Claude van Bladel ne semble pas saisir. Cet internaute qui, suite à la mort de deux experts en RDC, estimait sur le Facebook du Vif qu’«on devrait réfléchir a deux fois avant d envoyer des experts et surtout une femme au milieu de ces tribus qui retournent a l état sauvage c est vraiment les envoyer a la mort et au viol car pas besoin de motifs ou raison pour eux c est dans leur nature.» Tout en finesse…
Mais le passage de l’info par Facebook est obligé. «On ne peut pas se couper des réseaux sociaux, explique Vincent Genot. 20% de notre trafic en provient. Je ne sais pas suivre le contenu des personnes qui partagent depuis notre site et nous ne savons pas fermer les commentaires sur Facebook. Quand on nous signale un abus, ce qui est peu fréquent, on le supprime. Cela dit, il y a moins de dérapages, notamment parce que 50% de nos papiers sont en accès payant à présent.» Supprimer les commentaires est aussi un choix économique « Il faut 2.000 euros par site et par mois pour avoir une gestion externe des commentaires. Or, je gère une dizaine de sites pour Roularta. Nous avons choisi d’investir plutôt cet argent dans le contenu.»
D’autres pistes
Fermer le robinet pour endiguer les torrents d’insultes est radical. Mais des milliers d’avis estimables passent à la trappe, par la faute de quelques commentaires haineux, part minoritaire dans la contribution des internautes-lecteurs.
L’idée de supprimer les commentaires n’enchante pas ce responsable web d’un média belge généraliste (qui ne souhaite pas être cité) «Je me méfie de tout ce qui s’apparente à une restriction du web. La fermeture des commentaires sous les articles fait partie d’un mouvement, d’une certaine tendance dans les médias à refermer les portes du web l’une après l’autre. Pendant des années, on a ouvert des possibles, les médias ont exploré de nouvelles manières d’informer, d’être en contact avec ses lecteurs, d’ouvrir des débats, de délivrer leur offre, de mettre en avant leur richesse. Aujourd’hui, il faut constater, et la fermeture des commentaires fait partie de ce mouvement, que, sous pression économique, les rédactions vont moins loin dans leur offre web, plus lisse, plus proche du papier, plus dépendante du papier. […] Il y a un vrai intérêt pour les médias à entamer ce discours avec les citoyens sur les réseaux, en cette période où on se pose beaucoup de questions (avec la montée du populisme) sur la rupture entre les citoyens et l’élite. Mais on est assez loin du compte, les rédactions sont habituées à déverser des infos au kilo, pas à gérer leur service après-vente.»
Externalisation
Le service après-vente, c’est souvent ce qu’on a délégué à des centres d’appels exotiques. Depuis la fin 2016, 12 sites et 31 pages Facebook appartenant à cinq médias francophones (d’abord la DH et la Libre, ensuite Le Soir, SudPresse et L’Avenir) ont ainsi recours à une douzaine de modérateurs de la société française Netino (aidée par son logiciel Moderatus) pour lutter contre les commentaires offensants ou illégaux des internautes[5].
L’objectif: retirer fissa les commentaires offensants. D’après Belga (26 octobre 2016), «en septembre déjà, quelque 300.000 commentaires ont été traités et le taux de rejet a atteint près de 10%. Plus de la moitié des messages supprimés (52%) contenaient des injures ou des propos agressifs».
Cette externalisation via Netino n’est pas non plus une solution miracle. «On a dû trouver nos marques pour des questions de culture, explique Philippe Messeiller du Matin (média suisse qui fait également appel à la société française). Ils ne connaissent pas toujours le particularisme des régions, mais ils s’adaptent.»
Pour Nicolas Becquet, manager des supports numériques du quotidien économique L’Écho, ces médias «ont délégué et c’est très bien. Il faut savoir ce que l’on peut gérer. Les volumes de commentaires pour ces médias sont considérables. Au Guardian, les community managers sont au nombre de 20. Le recours à des sociétés externes permet de trier les commentaires et d’éviter les dérapages. Mais il n’y a pas d’interactions.» Coûteuse, non rentable, l’interaction avec le lecteur colle aux basques des médias comme un sparadrap au doigt du capitaine Haddock. Impossible de se défaire de cette encombrante ouverture au lecteur. Des médias à l’étranger et en Belgique essaient de transformer le handicap en avantage et de canaliser autrement les contributions des lecteurs.
Le site «techno» de Norwegian Broadcasting Corporation (la RTBF norvégienne) a décidé de ne permettre de commentaires qu’aux personnes répondant à un mini-quiz de quelques secondes. Résultat, le lecteur est obligé de lire l’article avant de le commenter, ce qui semble un bon début pour intervenir dans le débat… Si vous vous trompez, une réponse automatique vous renvoie à vos études: «Vous avez répondu à tort à quelques-unes des questions. Essayez à nouveau[6].» Le système étant en place depuis peu, Marius Arnesen, éditeur, ne tire encore aucune conclusion de ce «quiz-plugin»: «Nous surveillons l’usage de ce module et nous espérons tirer des constats dans les mois à venir.»
Autre pays montagneux, même désir de contrôle, le quotidien suisse Le Matin oblige ses internautes à créer un compte utilisateur via un numéro de téléphone mobile avec nom complet de l’utilisateur. «5 à 10% des internautes estimaient que la liberté d’expression correspondait à pouvoir écrire tout et n’importe quoi, raconte Philippe Messeiller, rédacteur en chef adjoint du quotidien basé à Lausanne. Pour cette minorité, nous ne voulions pas supprimer la possibilité de commenter les articles. Même en mode a posteriori, faire le tri correspondait à un travail de titan. Nous avons encore dû durcir notre mode d’inscription.»
«Les commentateurs devront s’enregistrer et une longueur minimale de commentaires sera souhaitée, 3000 signes. Cela évitera les simples ‘j’aime/j’aime pas’ et permettra de développer vraiment un avis constructif.», Jérémie Detober, revue Politique
Puis à l’occasion d’un déménagement de serveur, Le Matin a remis tous les compteurs à zéro, obligeant le lecteur à se réinscrire sous une vraie identité avec numéro de téléphone. Si le lecteur veut l’anonymat, il doit acheter une nouvelle carte Sim, soit un coût de 20 CHF. Le système est en place depuis six mois. «Nous avions 3.000 à 5.000 inscrits réguliers pour les commentaires. Avec notre nouvelle inscription, il n’y avait plus personne!» Puis les commentateurs sont revenus. «On a à présent 1.000 commentateurs réguliers.» Et un bilan contrasté. «Je suis satisfait par rapport aux inscriptions, avance Philippe Messeiller. J’ai un panel de commentateurs clairement identifiés. Par contre, au niveau de la qualité de l’échange, j’espérais mieux. Il y a encore trop d’attaques personnelles. Les lecteurs n’utilisent pas suffisamment cette plate-forme dans des débats constructifs. Pour aller un pas plus loin, il faudrait engager un journaliste qui anime les forums et mène les débats. Ce n’est malheureusement pas possible financièrement.»
Et en Belgique
Côté belge et associatif, seule la revue Politique permet de commenter ses papiers. Le média est actuellement en refonte complète et repense son site. Pour Henri Goldman, rédacteur en chef et ex-blogueur du site, «les commentaires sont un échec total. Ils sont très peu utilisés. Le blog pouvait réunir 30, 40 personnes qui commentaient, se répondaient, mais il a beaucoup perdu par rapport à Facebook. Ce réseau est devenu le déversoir privilégié, bien plus fonctionnel, avec notamment le tag qui vous prévient d’un post. Et avec un défaut énorme, les gens n’ont pas lu l’article.» Et de poser ce constat amer: «Il n’y a pas de formule magique pour développer un forum d’échanges qui font sens dans le volet démocratique. Il y a un décalage total entre le besoin d’expression et la manière dont on les reçoit. Ils ne renforcent pas le débat démocratique, mais l’appauvrissent.»
La revue ne baisse pour autant ni les bras ni le pavillon de la participation. «Nous réfléchissons à un autre cadre pour les commentaires, explique Jérémie Detober, secrétaire de rédaction de la revue. Les commentateurs devront s’enregistrer et une longueur minimale de commentaires sera souhaitée, 3000 signes. Cela évitera les simples ‘j’aime/j’aime pas’ et permettra de développer vraiment un avis constructif.»
«Organiser des discussions sur base d’un intérêt minimal commun, cela me paraît plus constructif. Je crois plutôt à ces micro-agoras thématiques.», Nicolas Becquet, manager des supports numériques du quotidien économique L’Echo
Du côté des médias traditionnels, L’Écho, qui revoit également sa formule web, envisage de n’ouvrir que certains articles aux commentaires. Cette modération permettrait alors un suivi des commentaires par un animateur journaliste. Faire de vrais choix (et donc renoncer) pour les investir, c’est le mantra de Nicolas Becquet (manager des supports numériques de L’Écho). «En discutant en famille un dimanche midi sur la politique, l’économie, il va déjà être difficile de se mettre tous d’accord. Alors vous imaginez sur le web. Est-il possible de faire discuter des personnes très différentes sur des thématiques très globales? Je ne le pense pas. Par contre, organiser des discussions sur la base d’un intérêt minimal commun, cela me paraît plus constructif. Je crois plutôt à ces micro-agoras thématiques. Quand on pose une question, il faut au maximum délimiter le champ de l’interaction. Un tri se fait automatiquement par les commentaires. Pour l’instant, on a tendance à demander aux gens de simplement réagir de manière large. ‘Quel est votre avis sur?’ Avec ce type d’ouverture trop large, on risque d’arriver à des discussions de dimanche midi.»
Jérémie Mani, patron de Netino, partage l’analyse. Pour lui, un pas supplémentaire dans la modération des forums serait de permettre au modérateur «de signaler les commentaires potentiellement les plus intéressants pour les journalistes. Aujourd’hui, personne dans la rédaction n’a l’occasion de tout lire. Ils n’ont ni du temps ni de l’argent pour cela. J’ai l’impression que nous sommes encore à la préhistoire de la participation dans les médias. C’est un non-sens que de placer les commentaires sous un article sans cadrage. Il faut donner au moins un axe, une direction. Dans un papier, il y a souvent des sous-thèmes. Il faut minimiser les digressions. Autre point frustrant, c’est que les bons commentaires repartent toujours à zéro. Alors qu’ils pourraient être conservés pour les articles qui prolongent la même information, la développent. Il ne suffirait pas de grand-chose pour améliorer le tout.»
Aux abonnés le choix d’enquêtes!
Réduire les espaces de discussion pour mieux les gérer est une piste. Rendre service en est une autre. Le quotidien L’Avenir utilise des plates-formes contributives (lire «L’interaction, un clic citoyen»). L’Écho, avec son média sur les finances personnelles «Mon argent», propose des vidéochats autour des pensions, des placements de boursicoteurs. N’est-ce pas réduire le média à un marchand de savons? Informer, mettre en débat et en même temps fournir du conseil conso? «L’un n’empêche pas l’autre, explique Nicolas Becquet[7]. Les deux se rendent service. Et rendent service. Cette approche servicielle permet de se reconnecter aux lecteurs. Les médias prétendent parler à la place des internautes, avec des sondages, des ‘opinions’ des Belges, etc. Et ça, cela ne correspond plus aux attentes. En revenant à l’approche servicielle, on se projette. Est-ce ma vision qui compte ou est-ce ce qui occupe réellement mes lecteurs?»
«Premier constat: les lecteurs ne sont jamais où on les attend.», Damien Allemand, Responsable du service digital de Nice-Matin.
Et pour concrétiser par un exemple l’écart de perception entre le journaliste et ses lecteurs, Nicolas Becquet, intarissable, cite l’expérience de Nice-Matin, qui a proposé à ses abonnés de choisir hors de trois synopsis d’enquêtes celles qu’ils veulent voir être développées. «Ensuite, on attend, on tremble un peu car on a toujours une préférence et on déclenche l’enquête, explique Damien Allemand, responsable du service digital de Nice-Matin. Premier constat: les lecteurs ne sont jamais là où on les attend. Chaque mois, nous nous sommes livrés à de petits pronostics pour le sujet vainqueur. Nous n’avons jamais vu juste. Cela nous a vraiment interpellés. On s’est posé énormément de questions notamment sur notre capacité à traiter des sujets de fond en lien avec les préoccupations de notre lectorat. Déconnectés, les journalistes? Peut-être… Heureusement, ce mode participatif nous reconnecte quelque peu[8]…»
[1] «Propos haineux et racistes: Roularta ferme les commentaires sur ses sites», www.levif.be, Vincent Genot, 10 janvier 2017.
[2] «Pourquoi certains médias ne veulent plus de commentaires sous leurs articles?», Jérémie Maire, 13 janvier 2017, Télérama.fr.
[3] The Week, Mic.com, le site Bloomberg, The Verge, The Daily Dot, The Daily Beast, Vice Motherboard, Upvoted, Reuter, Recode.
[4] «Facebook: des documents internes dévoilent les détails de sa politique de modération», Le Monde, 21 décembre 2016.
[5] L’annonce de cette nouvelle pratique a d’ailleurs généré un test sur le site de ma DH d’un certain Pierre Humbeeck: «Faisons un test: Enculé! ! Les wallons sont cons, les flamands sont moches, les arabes sont des voleurs. Albert 2 pue du cul!» Le message n’a pas été supprimé.
[6] Traduction aléatoire de GoogleTranslation.
[7] À découvrir avec bien d’autres sur l’excellent http://www.mediacademie.org/
[8] «Ce que Nice-Matin a appris après un an de journalisme de solutions sur son offre abonnés», Damien Allemand, 22 décembre 2016
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