Chaque année, les communes dépensent des centaines de millions d’euros dans leurs marchés publics. Pourquoi ne pas privilégier les soumissionnaires réfractaires au dumping social et qui utilisent des produits durables? Les outils existent. Encore faut-il vouloir s’en servir.
Dans quelques semaines, les nouvelles majorités issues des élections communales feront connaître leur déclaration de politique générale pour les six prochaines années. Plusieurs d’entre elles vont se déclarer «communes du commerce équitable» ou «communes hospitalières». Certaines vont peut-être s’engager à intégrer des critères environnementaux, sociaux, éthiques dans leurs marchés publics. En septembre dernier, à l’occasion des apéros politiques citoyens organisés par le CNCD dans plusieurs villes wallonnes (Namur, Liège, Mons, Nivelles, Arlon, Ottignies) et à Bruxelles, des candidats aux élections et des conseillers communaux avaient été interpellés par des militants d’AchAct (1) et d’Oxfam sur leurs contrats d’achat et de location de vêtements de travail pour leur personnel. Tous l’avaient promis: si leur parti arrivait au pouvoir, ils s’engageraient à mettre en place des marchés publics responsables. Une promesse que certains avaient déjà faite en 2012…
L’achat et la location de vêtements de travail sont une des composantes des marchés publics passés par les communes. Une composante significative car l’enjeu financier n’est pas négligeable. En Europe, les achats publics de vêtements de travail représentent la moitié de ce marché qui est évalué à plusieurs milliards d’euros. À Liège, le budget de location des vêtements s’élève à 350.000 euros par an. À Mons, la Ville achète, avec des marchés pluriannuels de trois ans, pour 450.000 euros de vêtements de travail et de sécurité. Les discussions avec les candidats lors des apéros citoyens avaient montré leur énorme méconnaissance des enjeux que représentent les marchés publics tant pour les achats de vêtements que pour les fournitures de bureau, les produits alimentaires ou même les chantiers urbains. Pour les vêtements, l’idée fausse la plus répandue consistait à affirmer qu’il suffisait d’acheter «européen» pour s’assurer de répondre aux critères de l’Organisation internationale du travail. Et la surprise était totale lorsque Carole Crabbé, coordinatrice d’AchAct, montrait un tableau comparant les conditions de salaires en Inde, au Cambodge, en Algérie et en Bulgarie. C’était en Bulgarie, pays de l’Union européenne, que le salaire versé à la travailleuse correspondait le moins au salaire vital nécessaire (à peine 9%).
D’une manière générale, beaucoup de conseillers, d’échevins justifiaient leurs réticences à intégrer des critères sociaux, environnementaux dans les marchés publics par crainte de l’insécurité juridique. Ne pas privilégier le prix le plus bas n’allait-il pas susciter une réaction négative de la tutelle? Peu d’élus savent que, depuis le 30 juin 2017, dans le but notamment de lutter contre le dumping social, la nouvelle loi sur les marchés publics ne fait plus du prix le plus bas le critère déterminant pour choisir un soumissionnaire. Par ailleurs, les Régions, tant bruxelloise que wallonne, ont multiplié ces dernières années les outils pour aider les communes à passer des marchés publics intégrant des critères sociaux et environnementaux dans presque tous les secteurs. Dans les deux Régions, à Bruxelles-Environnement et au SPW (Service public Wallonie), des «helpdesks» conseillent ceux qui veulent conclure ce type de marché. «Et comme c’est la tutelle qui répond, la sécurité juridique est assurée», explique Pierre Goffart, juriste à la direction «Développement durable» du SPW.
Peu d’élus savent que, depuis le 30 juin 2017, dans le but notamment de lutter contre le dumping social, la nouvelle loi sur les marchés publics ne fait plus du prix le plus bas le critère déterminant pour choisir un soumissionnaire.
Un concours pour les bons élèves
La Wallonie s’est particulièrement investie dans ce domaine depuis 2013. Les dépenses des pouvoirs publics représentent 7% du PIB de la Région et les marchés publics sont donc un levier d’action considérable pour promouvoir des biens et des services «durables». Deux plans d’actions «marchés publics responsables» ont été lancés par l’ancien ministre PS Christophe Lacroix. De plus, pour encourager les pouvoirs locaux à prendre des initiatives en ce sens, le SPW a été chargé de lancer dès 2018 un concours annuel pour attribuer le prix du «marché wallon le plus responsable». C’est la Ville d’Ottignies–Louvain-la-Neuve qui l’a emporté pour son marché relatif à la confection et à la livraison de repas pour les écoles communales (lire plus loin), mais d’autres initiatives intéressantes ont aussi été primées comme la Société wallonne des eaux avec son marché de collecte et de valorisation des déchets.
Le plan 2017-2019 comporte une série d’objectifs à atteindre à travers plusieurs «chantiers»: nettoyage, gardiennage, alimentation, gestion des espaces verts, matériel de bureau, chantiers, matériaux de construction… Tout est passé en revue ou presque. Les vêtements de travail sont absents alors qu’il s’agit pourtant d’un produit dont la confection respecte rarement les critères sociaux minimums. «Les vêtements n’ont pas été retenus comme une priorité par le gouvernement wallon actuel, explique, visiblement gêné, Pierre Goffart. J’espère que ce le sera en 2020.» Les vêtements de travail «propres» ne sont pas davantage promus par la Région bruxelloise, et la commune d’Anderlecht est bien seule à en avoir fait une priorité depuis 2012. Anderlecht dispose d’un cahier spécial de charges relatif à l’achat de vêtements «durables». Ce cahier de charges exige notamment de la part du soumissionnaire une description des moyens qu’il met en œuvre pour s’assurer du respect des droits sociaux des travailleurs. «Nous avons voulu mettre des critères d’attribution du marché par un système de points, nous explique Christophe Bourgeois, coordinateur Agenda 21 à Anderlecht. C’est 50% pour le prix, 40% pour la qualité du produit et 10% pour les clauses environnementales et sociales. C’est un petit pourcentage parce que l’offre de vêtements qui respectent les critères sociaux reste peu développée». Christophe Bourgeois a cherché des entreprises qui soient affilées à la Fair Wear Foundation (FWF), une fondation qui garantit un engagement sérieux des entreprises qui en sont membres vis-à-vis du respect des droits de l’homme dans leurs filières d’approvisionnement. «Pour les vêtements de travail et de sécurité, peu d’entreprises disposent de ce label.» Carole Crabbé, pour AchAct, nuance: «L’offre en vêtements promotionnels est importante de la part des entreprises membres de la FWF. Pour des types de vêtements plus pointus, l’offre est effectivement encore rare.» D’où la nécessité, dit-elle de bien prospecter le marché pour adapter les exigences. Christophe Bourgeois reconnaît qu’il ne prospecte pas le marché, cela par manque de temps. «La Région bruxelloise pourrait nous aider en faisant ce travail de prospection, en créant une centrale d’achats durables pour les communes.»
Une administration parfois frileuse
«Les gens ne veulent pas changer. Ils préfèrent utiliser toujours les mêmes soumissionnaires, par facilité.» Sassia Lettoun, Agenda 21, Bruxelles-Ville
À Bruxelles-Ville, la coordinatrice Agenda 21, Sassia Lettoun, aimerait aussi voir la Région s’impliquer davantage même si elle craint que les susceptibilités communales ne rendent cette mission impossible. Officiellement, la Ville fait (faisait?) partie des bons élèves puisque dans sa déclaration de politique générale 2012-2018, Bruxelles s’était engagée à mettre en œuvre une politique d’achats publics qui tienne compte du respect des droits des travailleurs dans le processus de production de biens et services achetés, comme les vêtements de travail, les jouets pour les crèches, les fournitures de bureau, les chantiers… Mais le bilan n’est pas glorieux. «Nous n’avons pas réussi à avoir des objectifs précis, chiffrés, pas même à avoir un budget», déplore Sassia Lettoun. Une commission «achats durables» a bien été créée en 2015 avec des experts extérieurs comme AchAct, Actiris, la Fédération des entreprises de travail adapté mais son influence sur la passation des marchés publics a été pour le moins symbolique (sauf pour les chantiers réalisés par la Ville). Cette commission n’a même pas été informée lorsqu’un marché public pour les vêtements de travail a été passé par la Ville et elle n’a donc pas pu intervenir. Pour Sassia Lettoun, un obstacle majeur à la création de marchés publics responsables est la frilosité de l’administration, et plus particulièrement du département des achats publics. «Les gens ne veulent pas changer. Ils préfèrent utiliser toujours les mêmes soumissionnaires, par facilité. Il n’y a pas non plus de réelle volonté d’agir au niveau politique. Il y avait deux cabinets représentés dans cette commission ‘achats durables’, celui de l’environnement et celui de la centrale d’achats. Leurs représentants disaient vouloir agir, mais pas au point de donner des injonctions aux fonctionnaires.»
Sassia Lettoun n’est pas seule à faire ce constat. Lors des apéros citoyens, plusieurs conseillers communaux ont fait la même analyse. L’échevin PS de l’instruction Pierre Stassart à Liège a évoqué son «bras de fer» avec le directeur financier pour imposer un marché public qui tienne compte des critères du commerce équitable. «Il faut être très motivé soi-même pour affronter les résistances de l’administration», dit-il.
Marcel Buelens, chef du service «enseignement» à Ottignies (et gagnant du premier prix du marché public wallon le plus responsable), estime qu’on ne peut pas zapper la formation du personnel. «Les changements inquiètent, c’est inévitable. Quand nous avons diminué le grammage en viande des repas scolaires pour appliquer les recommandations du plan national santé, nous n’avions pas informé les enseignants et le personnel qui encadre les repas. On nous a accusés de rationner les enfants. On n’avait pas pris la peine d’expliquer notre démarche, et c’était une erreur. Depuis lors, nous organisons deux fois par an une formation du personnel sur les raisons pour lesquelles nous cherchons à changer, via les repas scolaires, notre manière de produire et de se nourrir.»
Marcel Buelens reconnaît qu’il a été soutenu par la majorité en place à Ottignies (Écolo, PS, CDH). Il est convaincu que la commune peut jouer un rôle énorme pour faire changer les choses. Lui-même «n’était en rien un spécialiste de l’alimentation» mais il a cherché et trouvé l’assistance nécessaire. «Il existe aujourd’hui à la Région une cellule qui aide à rédiger des cahiers de charges avec des critères sociaux et environnementaux. Je me suis inscrit dans un groupe qui mutualise les bonnes pratiques. De mon côté, je partage ‘mon’ cahier des charges à tous ceux que cela intéresse et c’est normal: nous sommes un service public, j’ai été payé pour faire ce cahier de charges avec l’argent public.»
Réduire ses exigences?
Les outils pour mettre en place des marchés publics responsables existent et sont faciles d’accès, assure Catherine Maréchal, pour Écoconso, une asbl qui encourage les choix de consommation respectueux de l’environnement. Catherine Maréchal participe en tant qu’experte aux «helpdesks» organisés par Bruxelles-Environnement et le SPW. «Depuis plusieurs années, nous organisons des formations destinées aux acheteurs publics et nous répondons à leurs questions. Il est vrai que les choses bougent lentement et que ça pourrait aller plus vite. Beaucoup d’acheteurs publics sont déboussolés: il faut prospecter le marché et cela prend du temps. Ils ont peur de ne pas avoir assez de soumissionnaires s’ils exigent des critères sociaux, environnementaux. Or, dans certains secteurs, le marché est prêt à répondre aux exigences des cahiers de charges. C’est le cas dans l’alimentation, les fournitures de bureau, les produits d’entretien. Pour d’autres, comme les vêtements de travail, il faut peut-être diminuer les exigences, accepter, par exemple, d’avoir un tee-shirt blanc plutôt que jaune. Il faut pouvoir se poser la question: ai-je vraiment besoin de cela? Comme des Post-it de toutes les couleurs?» Au Musée du Louvre, explique-t-elle, la direction avait décidé d’acheter des vêtements selon des critères éthiques. «Ils ont d’abord travaillé avec le personnel et l’ont convaincu de remettre en cause les exigences de couleur pour distinguer les grades hiérarchiques. Ainsi, ils ont pu avoir plusieurs soumissionnaires pour une offre de prix moins élevée.» Mais, ajoute Catherine Maréchal, un soutien politique est bien utile. «Il est alors plus facile pour un acheteur public de faire accepter l’éventuel surcoût nécessité par une offre de prix de produits durables.»
«Dans certains secteurs, le marché est prêt à répondre aux exigences des cahiers de charges. C’est le cas dans l’alimentation, les fournitures de bureau, les produits d’entretien. Pour d’autres, comme les vêtements de travail, il faut peut-être diminuer les exigences, accepter, par exemple, d’avoir un tee-shirt blanc plutôt que jaune.» Catherine Maréchal, Écoconso
Pierre Goffart ne dit pas autre chose: toutes les campagnes de la Région wallonne pour convaincre d’introduire des clauses sociales, environnementales dans les marchés publics ne seront efficaces que si elles s’accompagnent d’une réelle volonté politique de faire bouger les lignes à tous les niveaux de pouvoir. De l’échevin au fonctionnaire communal. Les marchés «responsables» ne représentent que 4% des marchés publics (2% à Bruxelles et en Flandre). La Wallonie affirme vouloir atteindre l’objectif des 100% pour 2020. C’est faire preuve d’un bel optimisme.
Au menu à Ottignies: aliments bio et circuit court
Tout a commencé par une histoire de frites. En visitant une école, Marcel Buelens, responsable du service «enseignement» de la Ville d’Ottignies–Louvain-la-Neuve, voit les élèves manger en grand nombre dans les classes. Le jour des frites, c’était l’affluence assurée aux repas scolaires. C’est pour lui le début d’une réflexion sur la qualité de l’alimentation des enfants. Ottignies est, avec 1.500 élèves, le plus gros pouvoir organisateur du Brabant wallon. La Ville dispose d’un atout: une cuisine centrale mise à la disposition d’un opérateur extérieur. «J’ai voulu agir en amont pour avoir l’impact voulu sur la santé des enfants. Il fallait trouver des producteurs, des éleveurs qui agissent dans l’esprit du développement durable.» C’est en 2010 que le tournant s’amorce. Marcel Buelens fait rédiger un cahier des charges qui va obliger l’opérateur à introduire progressivement des produits bio dans la confection des repas scolaires. «Je savais qu’en demandant immédiatement 100% de produits bio, personne n’allait pouvoir me les fournir, mais, en laissant le temps à l’opérateur d’agir auprès des producteurs, on pouvait augmenter chaque année le pourcentage d’aliments bio. D’abord 5%, puis 10% pour aboutir finalement à une offre qui s’inscrit totalement dans l’exigence d’une alimentation durable.» Aujourd’hui, cet opérateur n’a plus la moindre difficulté à trouver des producteurs et des éleveurs bio. «Il a fallu du temps pour lancer la dynamique, elle existe bel et bien désormais.» Marcel Buelens a fait la même démarche pour l’introduction progressive de produits locaux. Au début, il s’est heurté au sacro-saint principe de la libre concurrence dans les marchés publics qui ne permet pas a priori de privilégier les circuits courts. «En France, une réglementation a introduit la notion du ‘minimum d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur’. L’Europe ne l’a pas remise en cause. Nous utilisons cette jurisprudence.» Le cahier des charges est précis, détaillé. Sur plus de 60 pages, tout est passé en revue, les détergents (bio) utilisés pour nettoyer la cuisine comme les moyens de contrôle. «Pour moi, c’était un axe très important. En général, les pouvoirs publics ne contrôlent pas assez ce que le soumissionnaire leur propose.» Ce contrôle est assuré par un organisme extérieur (Certicys). «Tous les ans, un rapport passe en revue tous les aspects du cahier des charges pour vérifier s’ils ont été rencontrés par l’opérateur. Contrôler, c’est aussi mettre en valeur le travail réalisé, cela motive à bien travailler.» L’entreprise qui travaille pour la Ville a en tout cas vu son personnel passer de 4 à 70 personnes en moins de dix ans. Et que deviennent les frites? Sur les quatre repas proposés chaque semaine aux élèves, deux sont végétariens, un est constitué de poisson et le dernier de viande. Un gros effort est fait pour séduire les enfants et informer les parents. «Tous les jours, explique Marcel Buelens, on pèse les déchets qui reviennent des écoles. On peut voir ainsi ce qui a été apprécié ou non par les élèves et on en discute avec le chef de cuisine.» Les plus petits n’aimaient pas voir des champignons dans leur assiette? «On en a fait des soupes et les enfants ont adoré.»
1. AchAct est une ONG qui veut améliorer les conditions de travail dans l’industrie du textile et promouvoir l’achat, par les pouvoirs publics, de vêtements de travail et promotionnels intégrant des critères sociaux et éthiques dans leur fabrication.