Fonder une nouvelle critique sociale, telle est, ni plus ni moins, l’ambition du dernier ouvrage collectif publié par la République des idées, un collectifd’universitaires réunis autour de Pierre Rosanvallon1. Dans son introduction écrite avec Thierry Pech, ce dernier soutient que « c’est l’écartentre la réalité vécue et la réalité pensée qui constitue le verrou majeur ». Autrement dit, la réalité résiste aux conceptstraditionnels avec lesquels on l’appréhende. C’est donc principalement un changement de lunettes théoriques que proposent les auteurs afin de faire sauter le verrou. Le butavoué de cette « nouvelle critique sociale » est de mettre au jour de nouvelles frontières « pour qu’à l’écart des complaisancesd’usage les nouvelles lignes de partage entre gagnants et perdants ne puissent plus être ignorées ». En dix articles d’une dizaine de pages, abondammentillustrés de graphiques et de tableaux, sociologues, économistes et historiens s’attellent à la tâche de faire émerger un nouveau visage de lasociété française et à développer des pistes politiques adéquates à ce nouveau visage.
Ainsi, selon les lunettes théoriques chaussées, des portraits éminemment divergents de la France apparaissent : en termes d’inégalités salariales et dechômage de masse, la situation n’aurait guère connu plus que des fluctuations conjoncturelles depuis la fin des années 1970. Selon eux, il s’agit donc de changer delunettes pour apercevoir ce qui a changé vraiment, derrière cette apparente stabilité, et qui donne aux Français cet arrière-goût de crise. La mutationserait à chercher dans les glissements des lignes de partage. Celles-ci ne sépareraient plus tant les ouvriers, les employés, les professions intermédiaires, les cadres,etc. que les précaires, les protégés et les compétitifs. C’est donc fondamentalement l’exposition aux risques – induits par la mondialisation notamment– qui constituerait une des caractéristiques de la nouvelle question sociale. Nouvelle question qui nécessiterait mécaniquement une nouvelle critique…
Des territoires plus égaux, des quartiers plus inégaux
Outre le monde du travail, un des exemples les plus frappants du changement de vision qu’entraîne une modification des concepts ou de l’échelle d’analyse est celuides territoires. Dans leurs articles, Laurent Davezies et Pierre Veltz commencent par constater qu’en quelques décennies, les inégalités entre régionsfrançaises se sont très fortement estompées. Mais cette France plus homogène à l’échelle de l’ensemble du pays cache en réalité uneaccentuation des inégalités à l’échelle locale, et notamment infra-urbaine. À cet égard, les auteurs lancent un avertissement dont on a peu de raisonsde penser qu’il ne puisse valoir pour la Belgique. Selon eux la décentralisation produit des effets ambigus. D’une part, la prise en charge de la pauvreté appelle une actionpolitique locale et proche du terrain mais d’autre part, la redistribution est d’autant moins efficace qu’elle se réalise sur un périmètre plus restreint.
Par ailleurs, c’est le rapport même au territoire qui s’est modifié dans le sens d’un éclatement. La montée des mobilités – TGV,résidences secondaires, déménagements lors de la retraite, et même 35 heures – a en effet accentué une « multiappartenance territoriale » pour unepartie de la population. En caricaturant à l’extrême les propos des auteurs, se dessine le portrait d’une France géographiquement duale : une première France,bien insérée dans la mondialisation où se concentre l’essentiel de la production de richesse – grosso modo, les très grandes agglomérations– et une autre France vivant essentiellement de redistribution, d’emplois publics et de la mobilité de la consommation…
L’avenir en noir
Bref, bien des plans se conjuguent pour donner corps et explications au constat dressé par François Dubet et Marie Duru-Bellat : « Alors que nous avons longtemps vécusur la confiance dans l’avenir, dans l’idée que demain serait meilleur, aujourd’hui, la tendance se renverse et nombre de Français pensent que demain sera pirequ’aujourd’hui et que nos enfants vivront plus mal que nous. » Un constat pessimiste pour les jeunes générations que confirment encore les données saisissantesde Louis Chauvel concernant la « fracture générationnelle » et la participation aux formes les plus institutionnelles du politique. Ainsi, en 1982, l’âge moyend’un représentant syndical était de 45 ans. En 2000, il est de 59 ans – ce qui donne une idée de la faiblesse de leur renouvellement…
Si, dans l’ensemble, les descriptions sociologiques sont très bien étayées, le lecteur reste un peu sur sa faim quant à l’ambition propositionnelle del’ouvrage. Les auteurs demeurent plutôt timorés quant à la transformation de cette « nouvelle critique sociale » en politiques concrètes. Àl’exception de l’économiste Thomas Piketty, qui (re)lance des pistes précises pour une discrimination positive à la française – faire en sorte, parexemple, que le recrutement dans les Grandes Écoles se fasse dans l’élite de chaque collège du territoire plutôt que dans quelques collèges d’élite.Dans une multitude de viviers donc, plutôt que, comme actuellement, dans un seul vivier, de la taille de la France, ce qui à pour effet de concentrer les futures élites dansquelques établissements. En termes de mixité, les résultats pourraient s’avérer importants : les classes moyennes auraient en effet un incitant considérableà envoyer leurs enfants dans des collèges situés en zone d’éducation prioritaire (ZEP). Ils y auraient en effet beaucoup plus de chances qu’actuellementd’accéder à une Grande Ecole.
Par ailleurs, les solutions proposées demeurent dans le périmètre de l’acceptation des contraintes de la mondialisation et des mutations économiques induites parcelle-ci. À l’intérieur de ce périmètre, les auteurs voudraient que la France s’inspire des solutions trouvées par ses voisins, notamment scandinaves– alors même que les récentes élections suédoises semblent attester les doutes que les Suédois eux-mêmes entretiennent quant aux vertusalléguées de leur modèle2. Un des arguments auxquels les auteurs ont le plus fréquemment recours est donc celui de la comparaison internationale : ils ycherchent la preuve que la France peut faire mieux – en termes de pauvreté, de conditions de travail, de ségrégation urbaine, de mobilité sociale – ens’inspirant de ses voisins. Quitte à parfois donner l’impression de tenir un discours sur la verdeur supposée de l’herbe de l’autre côté de labarrière…
1. Pierre Rosanvallon, Thierry Pech, Éric Maurin, Pierre Veltz, Laurent Davezies, Philippe Askenazy, François Dubet, Marie-Duru-Bellat, Louis Chauvel, Thomas Piketty, Martin Hirsch(La République des idées), La nouvelle critique sociale, Éd. Le Seuil, 2006 (120 pages).
2. Semble d’ailleurs également l’attester la dernière livraison de La vie des idées, la revue publiée par la République des idéeselle-même. Elle est en effet consacrée au « modèle suédois » sous le titre Quand la Suède doute de son modèle.