On l’attendait depuis longtemps. La fameuse nouvelle ordonnance relative à l’économie sociale bruxelloise est dans les starting-blocks, après un essai infructueux en 2012. Un texte qui vient bouleverser le secteur. La précédente ordonnance en vigueur – datée de 2004 – ne concernait que l’économie sociale d’insertion. La nouvelle offre la possibilité d’une reconnaissance en tant qu’entreprise sociale à toutes les sociétés remplissant certains critères (voir encadré). Attention toutefois : le volet insertion n’est pas oublié. Des projets pourront également se voir reconnus comme entreprises sociales d’insertion. Explications avec Didier Gosuin (DéFI), ministre bruxellois de l’Emploi.
Alter Échos. : Vous êtes sur le point de faire aboutir un dossier vieux de près de huit ans sur lequel vos prédécesseurs s’étaient cassés les dents. Vous avez senti de la pression ?
Didier Gosuin : Nous savions en début de législature que nous devrions sortir le dossier de l’impasse. En 2012, les arrêtés d’exécution du précédent projet d’ordonnance s’étaient crashés contre le mur, ils étaient impraticables. Nous avons dès lors tenté d’analyser le pourquoi du comment. Si nous voulions aboutir, le travail devait être concerté, notamment avec le secteur, au risque de rendre le tout impraticable. Il ne s’agissait pas de faire du travail en chambre, il fallait faire de la concertation. Ce qui prend du temps, avec un secteur diversifié, contradictoire, et parfois conservateur.
A.E. : Pourquoi avoir attendu la fin de la législature ? Il était impossible de commencer à travailler à votre entrée en fonction en 2014 ?
D.G. : Je savais que le sujet arriverait en fin de législature, il y avait d’abord la sixième réforme de l’État à mettre en place. Nous savions de plus que nous ne devions pas rester limités au cadre bruxellois, il fallait prendre de la hauteur. Nous l’avons fait en nous basant sur la définition Emes de l’économie sociale (voir encadré) pour établir les critères de reconnaissance de ce que sera une entreprise sociale. Il fallait aussi que l’ordonnance soit en accord avec les règles européennes relatives aux aides d’État. Le projet d’ordonnance de 2012 n’était clairement pas dans ce cas, c’était quelque chose qui n’avait pas été pensé.
A.E. : Il n’empêche, les arrêtés d’exécution étaient censés arriver sur la table l’été passé. Un an d’attente en plus, c’est long. Que s’est-il passé ?
D.G. : L’ordonnance est un document très complexe, encadré par des contraintes. Il y a également quelques mois de retard parce que nous avons fait évoluer le texte de l’ordonnance et celui de l’arrêté en même temps. L’arrêté est un texte dense, il s’agissait de voir comment nous allions y intégrer les caractéristiques issues de la définition d’Emes. Les critères repris dans cette définition peuvent être bons philosophiquement, mais il fallait aussi s’assurer qu’ils soient applicables.
A.E. : Ce texte marque un gros changement : ce n’est plus seulement l’économie sociale d’insertion qui est concernée, mais bien tout le monde. Tous les types de structures – mêmes les SPRL – pourront désormais prétendre à un agrément en tant qu’entreprise sociale, pour autant qu’elles respectent les critères repris dans le texte. Ce glissement vers l’entrepreneuriat social a-t-il été bien accueilli par le secteur ?
D.G. : Je suis un vieux singe politique, je sais que quand certains souhaitent changer quelque chose, d’autres ont parfois envie que rien ne bouge. Il faut donc changer en respectant le travail qui est fait. Mais je pense que pour beaucoup, la peur était plus pécuniaire qu’autre chose… Il y a cette inquiétude que l’ouverture actuelle n’entraîne un appel d’air et que les structures aient in fine moins d’argent. C’est seulement lorsque le sapin est un peu trop près du mur de leur jardin que les gens râlent. Mais moi, je dis « oui » à un appel d’air, au fait que plus de monde puisse s’emparer des principes de l’économie sociale.
A.E. : Il y a chez vous une volonté, avec ce texte, de propager les principes de l’économie sociale au-delà du cercle des initiés traditionnels ?
D.G. : Oui. De nouvelles générations veulent faire de l’économie différemment, en mettant en pratique des tensions salariales faibles par exemple, sans pour autant faire de l’économie sociale d’insertion.
A.E. Des mesures sont cependant prévues aussi pour l’économie sociale d’insertion…
D.G. : Oui, il y a un « deuxième étage » dans le texte avec une reconnaissance possible en tant qu’entreprises sociales d’insertion, mandatées pour une mission d’insertion de publics fragilisés moyennant des financements qui doivent être justifiés. Elles pourront être issues du privé et du public (CPAS, communes, etc.) Tout cela est très simple, même si cela prend beaucoup d’articles.
A.E. Et pour ce qui concerne les inquiétudes relatives aux moyens disponibles ?
D.G. : Pour ce qui concerne les entreprises sociales d’insertion, elles auront droit à un financement adéquat. Le budget pour le personnel encadrant est passé de 7,6 millions d’euros en 2014 pour 99 structures à 10 millions pour 118 structures en 2018. Et les fonds pour les emplois subventionnés en économie sociale, qui ont été créés suite à la fusion des mesures PTP et Sine, passeront de 20 millions d’euros à 30 millions d’euros, ce qui permettra de monter de 1500 postes à 2500 avec le renforcement des articles 60 en plus. Quand les gens ont intégré ça, il n’y a plus d’inquiétudes…
A.E. : Les entreprises sociales non centrées sur l’insertion pourront quant à elles bénéficier d’un taux de subside majoré de 10% dans les aides à l’investissement, à la formation ou à la consultance, elles auront accès au produits de financement proposés par Finance.brussels, etc. (voir encadré). C’est pas mal, mais vous n’avez pas peur que les porteurs de projets se disent que c’est tout de même assez peu par rapport à ce qu’ils devront respecter comme critères pour être agréés comme entreprises sociales ?
D.G. : Avec ce texte, je ne vise pas ceux qui veulent se payer un yacht après cinq ans. Je vise ceux qui veulent faire de l’économie autrement, qui éthiquement ont envie de promouvoir une autre façon de faire. Dans ce cadre, je ne vois pas pourquoi les pouvoirs publics devraient donner des sucettes à ceux qui ont envie de s’engager dans cette voie. Ceux qui optent pour cette manière de fonctionner doivent le faire par choix, cela doit être un choix sociétal, éthique.
A.E. : Cela se fait dans un contexte plus global ?
D.G. : Nous nous inscrivons dans un mouvement, dans quelque chose capable de se développer. Nous travaillons aussi sur d’autres dossiers, comme l’économie circulaire. Au début, tout le monde se foutait de nous, on me disait « Tu vas tourner en rond ? ». Maintenant tout cela est en train de se structurer.
A.E. : Comment se passera le contrôle du respect des critères ? Le texte de l’ordonnance parle d’autoévaluation. Ce n’est pas un peu optimiste ?
D.G. : C’est à la structure de mettre en place un mécanisme d’autoévaluation qui sera clair, transparent, connu par l’administration. Il y aura des rapports internes qui seront ensuite consultables par l’administration pour le renouvellement de l’agrément. Je ne vais pas non plus vous dire que les entreprises d’économie sociale sont forcément vertueuses… Il y aura toujours des gangsters, des types qui détourneront les règles… Il faut un contrôle.
A.E. : Il y aura également un rapport au parlement. C’est nouveau non ?
D.G. : Oui, ce rapport aura lieu tous les ans.
A.E. : À parler de transparence, on peut aussi noter la transformation de la plateforme de concertation de l’économie sociale en un Conseil consultatif de l’entrepreneuriat social institué au sein du Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale. Il aura notamment un rôle d’avis en ce qui concerne les agréments. Mais in fine, ce sera toujours vous qui aurez le dernier mot…
D.G. : Oui. Mais je tiens à dire que tout ce que j’ai pu mettre en place depuis que je suis arrivé se réfère au fait de pouvoir disposer de l’appui de structures ad-hoc. Et l’écart entre leur avis et mes décisions est rarissime…
L’entreprise sociale selon Emes :
Pour rappel, Emes, est un réseau constitué de centres de recherche universitaires dont l’objectif est de construire un corpus européen de connaissance théoriques et empiriques concernant l’économie sociale.
Indicateurs de la dimension économique:
- une activité continue de production de biens et de services;
- un niveau significatif de prise de risque économique;
- un niveau minimum d’emplois rémunérés.
Indicateurs de la dimension sociale:
- un objectif explicite de service à la communauté;
- une initiative émanant d’un groupe de citoyens;
- une limitation de la distribution des bénéfices.
Indicateurs de la structure de gouvernance:
- un degré élevé d’autonomie;
- un pouvoir de décision non basé sur la détention de capital;
- une dynamique participative impliquant les différentes parties concernées par l’activité.
Ce à quoi auront droit les «entreprises sociales» :
La reconnaissance comme entreprise sociale ouvrira la porte à différents dispositifs de soutien de type économique:
- un taux de subside majoré de 10% dans les aides aux investissements, à la formation ou à la consultance (régime des aides d’expansion économique);
- un appel à projets sera organisé chaque année pour soutenir les projets entrepreneuriaux les plus novateurs. Cette année on parle d’un budget d’un million d’euros;
- un accompagnement à l’entrepreneuriat social au sein de HUB.Brussels et d’agences-conseils;
- un accès aux produits de financement proposés par Finance.brussels (prêts, capital et garantie) pour un montant total de 1,25 millions d’euros.
Une histoire de critères :
D’après le nouveau texte d’ordonnance, l’entreprise sociale est celle répondant positivement et cumulativement à trois dimensions, inspirées de la définition Emes de l’économie sociale. :
- La dimension économique et entrepreneuriale : l’entreprise doit avoir une activité continue de production de biens et/ou de services lui permettant tant de disposer d’un niveau significatif de prise de risque économique que d’un niveau minimum d’emploi rémunéré ;
- La dimension sociale : l’entreprise doit inscrire dans ses statuts constitutifs un objectif explicite d’activité et/ou de service à finalité sociale et affecter une part significative de ses bénéfices à cet objectif ;
- La dimension de gouvernance : l’entreprise doit disposer d’un degré suffisamment élevé d’autonomie pour assurer tant un processus de décision interne non base sur la propriété du capital et des moyens économiques et financiers que de promouvoir une dynamique participative incluent les différentes parties prenantes à l’activité et/ou au service.
Les entreprises devront démontrer la mise en œuvre de critères traduisant la mise en œuvre de plusieurs critères traduisant ces trois dimensions. Il s’agit notamment de critères relatifs à la tension salariale, à la limitation de plus-values, à la composition du conseil d’administration, de l’assemblée générale, à la prise de décision démocratique…