Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

Dehors, les articles 60 ?

Des ressortissants européens sous article 60 sommés de quitter le territoire belge ? Les cas sont peu nombreux, mais posent de nombreuses questions. L’une d’elles : l’article 60 est-il un emploi ?

Ancienne douane franco-belge. La libre circulation existe-t-elle vraiment ? © FlickrCC/MPD01065

Des ressortissants européens sous article 60 sommés de quitter le territoire belge ? Les cas sont peu nombreux, mais posent de nombreuses questions. L’une d’elles : l’article 60 est-il un emploi ?

Le chiffre est petit, rachitique, presque insignifiant. Il provoque pourtant une indignation grandissante dans le milieu de l’insertion socioprofessionnelle. En 2013, 25 ressortissants européens sous contrat article 60 auraient reçu un ordre de quitter le territoire. À peine 1 % de l’ensemble des 2 712 ressortissants de l’Union européenne à qui l’Office des étrangers a demandé de quitter la Belgique la même année. Malgré cela, la rumeur grandit. Au point que certains CPAS auraient décidé de ne plus engager d’Européens sous article 60. D’autres seraient en train de prendre peur.

Au-delà des chiffres, ce sont les mots et la jurisprudence utilisés par l’Office des étrangers pour justifier ces exclusions qui interpellent. Et viendraient interroger les fondements de la mesure article 60. Ainsi que la libre circulation des travailleurs sur le territoire de l’Union européenne.

Schaerbeek first ?

C’est le CPAS de Schaerbeek qui semble avoir tiré la sonnette d’alarme en premier lieu. Dominique Decoux en est la directrice. Elle expose le cas d’un ressortissant espagnol, arrivé sur le territoire belge sur base d’un contrat à durée déterminée. Après avoir travaillé cinq mois, il est mis fin à celui-ci. « Arrivé chez nous, il a suivi le parcours ‘classique’ du bilan de compétences, des modules de recherche d’emploi. Avant d’être engagé sous article 60 », explique Dominique Decoux (lire aussi sa carte blanche sur www.alterechos.be).

Quelque temps après, le ressortissant européen reçoit un ordre de quitter le territoire. Le raisonnement utilisé par l’Office des étrangers pour justifier sa décision n’est pas simple. Il importe cependant de prendre le temps de le comprendre. L’Office des étrangers se base en partie sur la directive européenne du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’UE de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. La libre circulation des travailleurs est un des fondements de l’UE. Elle connaît cependant quelques limitations. La directive note ainsi qu’il convient d’éviter que les personnes exerçant leur droit de séjour ne deviennent une charge déraisonnable pour le système d’aide sociale de l’État membre d’accueil pendant une première période de séjour de cinq ans. Le tout afin d’éviter une forme de « tourisme social ».

La directive détaille pour ce faire les conditions permettant à un citoyen de l’Union de rester sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois. L’une d’elles stipule qu’il doit notamment être un travailleur salarié ou non salarié. Dans le cas où le citoyen perdrait son emploi, il peut néanmoins conserver cette qualité de travailleur salarié ou non salarié dans certains cas. Notamment s’il « se trouve en chômage involontaire (…) à la fin de son contrat de travail à durée déterminée inférieure à un an (…) et s’est fait enregistrer en qualité de demandeur d’emploi auprès du service de l’emploi compétent ; dans ce cas, il conserve le statut de travailleur pendant au moins six mois ». Notons que cette condition se trouve également dans la loi belge du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire. Elle s’applique au cas du ressortissant espagnol, qui aurait pu voir son droit de séjour prolongé puisqu’il travaillait sous article 60. Dans sa décision, l’Office des étrangers note néanmoins que « l’intéressé n’ayant pas travaillé au moins un an en Belgique et ne travaillant pas depuis plus de six mois dans le cadre d’un contrat de travail (…), il ne respecte plus les conditions mises au séjour d’un travailleur salarié et n’en conserve pas le statut ». Pourquoi ?

C’est ici que l’interprétation « technique » de la Belgique entre en jeu. Et influence le cours des choses. « Une interprétation technique qui est importante, car derrière la technique, il y a de la politique », nous dit-on à l’Association de la ville et des communes de la Région de Bruxelles-Capitale (AVCB), section CPAS. Car dans sa décision concernant le travailleur espagnol, l’Office des étrangers considère que la mise à l’emploi sous forme d’article 60 est une forme d’aide sociale. Et n’est donc pas un travail.

Elle va même plus loin, en affirmant que le fait que le travailleur espagnol « travaille dans le cadre de l’article 60 (…) prouve qu’il n’a aucune chance réelle d’être engagé dans le cadre d’un contrat de travail correspondant à une activité économique réelle, de sorte qu’il ne peut conserver son séjour sur cette base ». Dit de manière plus simple : l’article 60 n’est pas un travail, ne constitue pas une activité économique réelle, et ne permet donc pas au travailleur de conserver son séjour sur le territoire belge.

L’Office des étrangers estime dès lors que l’intéressé ne remplit plus les conditions pour exercer son droit de séjour. Le tout conformément à l’article 42 bis de la loi du 15 décembre 1980. Un article qui déclare que le ministre ou son délégué peut mettre fin au droit de séjour du citoyen de l’Union lorsqu’il constitue une charge déraisonnable pour le système d’aide sociale du Royaume.

Pas de commentaire

Sur quelles bases l’Office des étrangers s’appuie-t-il ? Le cabinet de Maggie De Block ne se prononcera pas sur ce cas précis. « Nous ne donnons jamais de commentaire sur des dossiers individuels », nous explique-t-on. De manière plus générale cependant, il semble que l’Office des étrangers se base entre autres sur la loi organique des CPAS du 8 juin 1976. Celle-ci déclare, concernant l’article 60 que « lorsqu’une personne doit justifier d’une période de travail pour obtenir le bénéfice complet de certaines allocations sociales, le centre public d’aide sociale prend toutes dispositions de nature à lui procurer un emploi. Le cas échéant, il fournit cette forme d’aide sociale en agissant lui-même comme employeur pour la période visée. » L’article 60 serait donc considéré comme une forme d’aide sociale.

Deuxièmement, un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes – aujourd’hui Cour de justice de l’Union européenne – entrerait aussi en ligne de compte. C’est le fameux « Arrêt Bettray » du 31 mai 1989. Il concerne le cas d’un ressortissant allemand, en séjour sur le territoire hollandais, et engagé sous la « Wet sociale werkvoorzienning ». Un régime que l’on pourrait rapprocher de celui de l’article 60. Dans son arrêt, la cour estime ainsi « que les activités exercées dans le cadre de la WSW ne peuvent pas être considérées comme des activités économiques réelles et effectives (…) ». Elle considère de plus « que les emplois en question sont réservés à des personnes qui (…) ne sont pas en mesure d’occuper un emploi dans des conditions normales ». Une jurisprudence dont se serait emparé l’Office des étrangers, en l’interprétant. Ce que confirmait d’ailleurs Maggie De Block le 21 janvier 2014 en Commission de l’intérieur, des affaires générales et de la fonction publique du Parlement fédéral. « Conformément à la jurisprudence, les personnes employées dans le cadre de l’article 60 (…) ne possèdent pas le statut de salarié, dès lors que cet emploi vise à la réintégrer sur le marché du travail », expliquait-elle. À son cabinet, on nous l’affirme d’ailleurs : c’est bien de l’arrêt Bettray dont il s’agit.

Face à cette situation, des voix s’élèvent, principalement à Bruxelles. Et viennent contester l’interprétation de l’Office des étrangers. Anne Herscovici (Ecolo) est députée bruxelloise. Pour elle « depuis la loi organique de 1976, les choses ont bien changé pour l’article 60. Cette mesure s’est peu à peu transformée en dispositif d’insertion socioprofessionnelle et de mise à l’emploi. Les personnes travaillant dans ce cadre sont d’ailleurs de vrais soutiens pour certains employeurs. Parfois même au-delà de ce qui est raisonnable ». En résumé, affirmer que l’article 60 n’est aujourd’hui qu’une forme d’aide sociale serait contestable.

Concernant l’arrêt Bettray, les bémols fusent également. L’Association de la ville et des communes de la Région de Bruxelles-Capitale souligne l’existence d’un autre arrêt : l’arrêt Birden, du 26 novembre 1998 qui stipule que « la conclusion à laquelle la Cour a abouti dans l’affaire Bettray (…) ne s’explique que par les particularités du cas d’espèce et n’est pas transposable à une situation telle que celle du requérant au principal qui ne présente pas de caractéristiques comparables ». Dit autrement : l’arrêt Bettray… ne pourrait s’appliquer qu’à l’arrêt Bettray…

En Wallonie aussi

Au niveau bruxellois, l’argumentation de l’Office des étrangers inquiète. Pour Dominique Decoux, « dire qu’une personne qui travaille sous article 60 n’a aucune chance de trouver un travail, cela me fait rugir. C’est considérer que le travail fait par les CPAS ne sert à rien. Alors que l’article 60 est un outil extraordinaire qui met au travail des gens de 30 à 45 ans. Dire de plus qu’un emploi subsidié n’est pas un travail est étrange, alors que dans notre pays, un tiers des emplois sont subsidiés… »

La directrice du CPAS de Schaerbeek note de plus que pour elle, ces décisions vont à l’encontre d’un des principes fondamentaux du droit européen : le droit de s’installer sur le territoire d’un pays membre. Il n’empêche : ces indignations sont « individuelles ». Car du côté de l’AVCB, on déclare ne pas avoir de position commune des 19 CPAS de Bruxelles. Le dossier est sensible : certains directeurs de CPAS sont proches du PS. Un parti socialiste qui est membre du gouvernement fédéral, dans lequel se trouve Maggie De Block…

Du côté wallon, la Fédération des CPAS ne prend pas non plus position. « Nous avons évoqué le cas lors d’un comité de direction, mais sans plus, confie Ricardo Cherenti, coordinateur de la cellule insertion professionnelle. Les CPAS ne sont jamais venus vers nous avec cette question. » Ce qui ne veut pas dire que des cas ne sont pas recensés au Sud du pays. Le collectif Marche des migrants de la région du centre a récemment organisé une manifestation pour soutenir une Française. « Elle a reçu un ordre de quitter le territoire alors que le CPAS de La Louvière l’avait mise sous article 60. Un CPAS qui a d’ailleurs mis fin à cet article 60 suite à cela, explique Freddy Bouchez, un des porte-parole du collectif qui regroupe plusieurs associations et citoyens. Le pire dans ce cas réside dans le fait que cette femme a dû se précariser pour espérer récupérer son droit de séjour, explique-t-il. Elle a fini par prendre un travail de 13 heures par semaine en titres-services. Alors qu’en article 60 elle était à temps plein… »

Aller plus loin

Alter Échos n° 319 du 10.07.2011 : Économie sociale : plus de titre de séjour, plus de travail

 Carte blanche de Dominique Decoux, directrice du CPAS de Schaerbeek : La Belgique expulse des travailleurs européens : et l’idéal européen alors ?

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)