Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
A boy with a bicycle. Money making for boys. Detail. 1917.

Vingt-cinq ans qu’Alter Échos explore les politiques sociales en Wallonie et à Bruxelles. Chaque mois, notre revue a décidé de replonger dans ses archives. Cette fois-ci, l’actualité nous ramène dans la folle bataille des coursiers de Deliveroo et la fragilisation du salariat par les grandes plateformes.

En février 2018, un reporter de la rédaction d’Alter Échos s’aventurait dans une réunion de coursiers de Deliveroo, la célèbre plateforme de livraison de repas à vélo. L’époque était à la fronde, aux grèves et aux manifestations de livreurs qui dénonçaient leurs conditions de travail et refusaient qu’on leur impose le statut d’indépendant. Ils préféraient poursuivre leur collaboration avec la coopérative Smart qui «permettait aux livreurs de chez Deliveroo de bénéficier du statut de salarié pendant leurs prestations». Ils ont perdu. Deliveroo leur a bien imposé le statut d’indépendant, le paiement à la course et la quasi-absence de protection sociale.

À côté de cette lutte, ce groupe de coursiers, réunis dans un sous-sol d’une maison bruxelloise, tentait de lancer une coopérative concurrente de livraison de repas. «Une alternative éthique et locale», «une solution de remplacement qui permettrait aussi aux coursiers d’être payés dignement» – le tout sous forme de coopérative.

Un an plus tard, dans l’article «Un rayon d’optimisme dans les roues des cyclo-coursiers», publié dans le numéro 471 d’Alter Échos, on apprenait que ce projet avait tourné court. «Une coopérative, ce n’était faire que ça alors que les livreurs ont d’autres activités»; «la concurrence rude de Deliveroo et une flexibilité trop importante empêchent les coopératives de se positionner sur ce secteur.»

Les cyclo-coursiers avaient tout de même des raisons d’être optimistes, car des coopératives de livraison (fruits et légumes, colis, repas chauds pour des institutions, presse) étaient en train de bourgeonner. On pense à Dioxyde de Gambettes, Molenbike, Viavélo et le Coursier wallon, qui fut l’objet d’un reportage dans Alter Échos, en décembre 2016. «Si l’économie de plateforme amène, dans le secteur du transport, une grande visibilité au vélo, elle rogne sur les conditions de travail. Les coopératives entendent se distinguer sur ce front-là», lisait-on dans l’article.

Une petite révolution qui arrive

Les histoires de coopératives de livraison, malgré leurs fortunes diverses, soulignent, en creux, la véritable «disruption» qu’a constituée pour le monde du travail la déferlante des grandes plateformes numériques – Uber, Airbnb, Deliveroo. Le siphonnage du salariat, la précarisation des travailleurs, la protection au rabais en sont quelques exemples. Les gros acteurs du secteur préfèrent parler de flexibilité, de liberté, de communauté.

«La concurrence rude de Deliveroo et une flexibilité trop importante empêchent les coopératives de se positionner sur ce secteur.» Alter Échos, n°471

En Belgique, la lutte des coursiers s’est déplacée sur le terrain judiciaire. À l’issue d’une enquête de deux ans menée par l’Office national de la sécurité sociale, l’auditorat du travail a estimé que Deliveroo était en infraction et que les coursiers devraient être considérés comme des «travailleurs salariés», car ceux-ci subissent une relation de subordination avec la plateforme.Une petite révolution face au modèle du travailleur jetable défendu par Deliveroo. Mais pour cela, le tribunal du travail, dont le procès a commencé le 20 janvier dernier, devra confirmer les résultats de l’enquête. «Si l’auditorat est suivi par le tribunal, cela veut dire que Deliveroo devra déclarer ses travailleurs comme des salariés», affirme Martin Willems, permanent de la CSC-United Freelancers. Un statut qui ouvrirait aux coursiers des droits à la sécurité sociale, à la retraite, aux congés payés.

Elia Kazan, Deliveroo et von der Leyen sont sur un bateau…

Depuis 2015, Alter Échos évoque régulièrement le sort des travailleurs des plateformes numériques. Dans le numéro 401 de notre revue, en avril 2015, Edgar Szoc égratignait dans une carte blanche la «connotation généralement positive des termes utilisés (collaboration, partage…)» par ces acteurs du numérique. Des termes qui masquaient «par ailleurs souvent des pratiques fort éloignées de cette sémantique». «L’économie dite collaborative est susceptible de bouleverser les marchés actuels de ces secteurs et de contribuer à une précarisation généralisée et à une dualisation de la force de travail», analysait l’auteur.

Pour Edgar Szoc, la nouvelle relation de travail qui émerge de ces plateformes évoquait la situation des dockers dans le film Sur les quais d’Elia Kazan. Des travailleurs alignés sur le quai en attendant que les patrons les appellent. C’est ce même parallèle qu’utilisait quatre ans plus tard notre journaliste Julien Winkel dans le numéro 470 d’Alter Échos consacré aux chefs-d’œuvre du social. Comme dans le film d’Elia Kazan, «les livreurs Deliveroo, les chauffeurs Uber sont aussi tous les jours en attente de travail sans garantie de salaire. Sauf qu’aujourd’hui, à la place du contremaître, c’est un algorithme qui distribue le travail», disait Olivier Valentin, secrétaire national de la CGSLB, syndicat libéral.

En Belgique, face à la fragilisation des règles qu’a tenté d’imposer Deliveroo et, avant, Take Eat Easy, la coopérative Smart avait négocié en 2016 un accord commercial avec ces entreprises. Les start-up de la livraison à domicile acceptaient que les coursiers facturent leurs prestations via la Smart, coopérative d’accompagnement d’activités, permettant ainsi de transformer des prestations en contrats salariés ouvrant l’accès à des droits sociaux.

«L’économie dite collaborative est susceptible de contribuer à une précarisation généralisée et à une dualisation de la force de travail.» Edgar Szoc, Alter Échos n°401

Le tentative de Smart avait provoqué des frictions très fortes avec les syndicats. Des tensions qui s’exprimèrent ouvertement dans un article daté du 24 octobre 2016, intitulé «Smart: la cannibalisation du salariat». L’inquiétude syndicale était que Smart, en s’adossant aux plateformes, ne contribue à «cannibaliser le salariat», à «créer de la concurrence déloyale», et, finalement, à entériner un système ultraprécaire en l’améliorant aux marges. Du côté de Smart, on proposait d’accompagner ces nouveaux modèles en inventant des protections.

Au fil tu temps, les vues de Smart et des syndicats se sont rapprochées. Ce qui n’empêcha pas Deliveroo de mettre un terme à son accord avec Smart.

Ces secousses telluriques dans le monde du travail ne concernent pas que la Belgique. Très récemment, la journaliste Céline Schoen dévoilait dans son article de décembre 2019, «à l’heure de l’ubérisation, l’UE veut mieux protéger les travailleurs des plateformes», les hésitations européennes pour réguler un secteur qui compte cinq millions de travailleurs. L’ancienne députée européenne socialiste Pervenche Berès affirmait: «En Europe, il y a une fascination pour le numérique. Résultat: les aspects sociaux passent à la trappe Peut-être que cette nouvelle Commission européenne changera la donne. L’histoire n’est pas finie. On lira la suite dans Alter Échos.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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