Suite à la levée du régime de visas pour les ressortissants serbes souhaitant voyager dans l’Union européenne, des milliers de Roms sont venus demander l’asile. La Belgique et l’UE font pression sur cinq Etats des Balkans, dont la Serbie, pour endiguer le phénomène. A quel prix ?
Vidikovac est un quartier excentré de Belgrade. Entre les grandes tours grises où s’entassent les habitants de la capitale serbe surgissent ça et là de véritables bidonvilles dans lesquels des Roms tentent de survivre. Les bâtisses de fortune s’incrustent un peu partout dans la ville. Ici, les maisonnettes, construites avec des matériaux de récupération, semblent s’extirper des ordures qui s’amoncèlent sur le sol.
Fatima, la quarantaine bien tassée, est exaspérée. Elle pointe du doigt sa maison et vitupère : « Avec mon mari et mes enfants, nous avons vécu en Allemagne. On nous avait promis un toit en revenant ici. Mais je n’ai rien vu venir. La situation est catastrophique. Il y a les ordures et les rats. Et la police qui menace de nous expulser. » Très vite, les habitants de ces taudis abordent la question de l’exil. Fatima la première : « Les gens veulent partir. On vit dans un dépotoir. » Un jeune père de famille affirme, catégorique : « La moitié des gens ici veulent partir. Les autres ne savent pas qu’il existe mieux ailleurs. »
Partir. Tenter l’aventure en Allemagne, en Suède ou en Belgique. Beaucoup de Roms – dont la plupart sont désormais sédentaires – ont fait le voyage ces dernières années. En 2009, les ressortissants de plusieurs pays des Balkans, dont la Serbie, ont été exemptés de l’obligation de visa pour voyager vers l’Union européenne. Ils peuvent se déplacer dans l’espace Schengen pendant trois mois maximum, sans visa, mais moyennant le respect d’autres conditions (posséder des moyens de subsistance suffisants, avoir un passeport, etc.). Depuis lors, des dizaines de milliers de personnes – principalement roms – se sont engouffrées dans la brèche et ont demandé l’asile. Les compteurs se sont affolés. Selon Eurostat, dès 2009, 10 210 personnes issues des six pays des Balkans concernés – Serbie, Monténégro, Macédoine, Bosnie, Croatie, Albanie – avaient demandé l’asile sur le territoire européen. L’an passé, en 2012, ce chiffre était de 34 490. Pour Melita Sunjic, représentante du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Bruxelles (HCR), on assiste à « la manifestation d’un problème humanitaire dans le système d’asile ».
« Exercer une pression sur les autorités locales »
En Belgique, le phénomène a fait une apparition très visible. Alors que le système d’accueil des demandeurs d’asile était saturé, de nombreux Roms de Serbie se sont retrouvés à la rue. On se souvient de familles dormant dans la gare du Nord, à Bruxelles, d’autres vivotant dans des abris précaires à la place Gaucheret. Il faut dire que le nombre des demandeurs d’asile de Serbie a très vite augmenté. De 572 en 2008, ils étaient 1233 en 2010 puis 1109 en 2011. En 2012, pour la première fois, ce chiffre a connu une baisse significative avec 552 Serbes ayant demandé une protection. Une courbe qui s’inverse. Ce qui n’empêcha nullement Maggie De block, secrétaire d’Etat à la politique d’Asile et de migration de déclarer en novembre 2012 à la chambre des représentants qu’il était toujours « inacceptable que nous recevions encore 40 à 60 personnes par mois de ces pays (NDLR des Balkans) ».
Maggie De Block, à l’instar de ses prédécesseurs (Melchior Wathelet fit lui aussi le voyage dès 2010), n’a pas démérité pour faire baisser cette courbe. En octobre 2012, elle se rendait en Serbie dans le cadre d’une mission de « prévention » de « l’immigration illégale ». Le but : coopérer avec les autorités locales pour dissuader les potentiels demandeurs d’asile de « voyager vers la Belgique, à moins qu’ils aient de bonnes raisons. Qui correspondraient à la convention de Genève par exemple ».
Bien sûr, l’Office des étrangers est de toutes ces campagnes de « prévention » dont l’objectif est clair, comme on peut le lire dans son rapport d’activités de 2011 : « La plupart de ces personnes demandent l’asile en Belgique pour des raisons économiques. Il était essentiel d’endiguer cet afflux le plus rapidement possible ». Sur le terrain, l’Office des étrangers finance des projets d’information et de prévention auprès des communautés roms, avec un partenaire local, l’association Praxis (cf. encadré).
En parallèle, la Belgique agit sur son territoire, intervenant sur les « facteurs d’attraction » des demandeurs d’asile. Le premier juin 2012, la Serbie, ainsi que d’autres pays des Balkans, figure sur la « liste des pays d’origine sûrs ». Conséquence : le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) a davantage de latitude pour ne pas prendre en considération une demande d’asile. La procédure devant le CGRA est plus courte (515 jours) et l’accès à l’accueil de l’Etat belge est extrêmement limité. De plus, l’introduction d’un recours ne protège plus automatiquement contre une expulsion.
De l’aveu même d’une source impliquée dans ce dossier, préférant garder l’anonymat, la décision de considérer la Serbie comme un pays sûr n’a pas vraiment été prise en fonction des besoins réels de protection des minorités serbes : « L’idée était qu’en rendant la procédure plus rapide, l’effet dissuasif serait très fort car le voyage ne serait plus rentable. »
Ces initiatives ne seraient pas suffisantes sans la coopération de la Serbie. Elle aussi est appelée à « prendre des mesures ». Pour l’y inciter, l’Office des étrangers résume très simplement la situation dans son rapport d’activités de 2011 : « Exercer une pression sur les autorités locales et la Commission européenne ». L’Etat belge usera donc de la menace suprême : la réintroduction des visas.
En Serbie, l’Office des étrangers s’est allié à un partenaire des plus respectables. C’est en effet à Praxis, ONG de défense des droits de l’Homme et de lutte contre les discriminations, que l’administration belge a confié, en 2012, une mission de prévention du phénomène des « faux demandeurs d’asile ».
Pour Ivanka Kostic, directrice de l’association, ce projet – intitulé Droits de l’homme et inclusion sociale versus fausses demandes d’asile – n’avait pas pour but de dire aux Roms « ne partez pas ». Si Ivanka Kostic reconnaît volontiers que le terme « faux demandeur d’asile » est un raccourci, elle estime que l’intérêt d’un tel programme était « d’informer de la réalité de l’asile en Belgique, tout en informant des difficultés rencontrées au retour ». La philosophie générale de Praxis est de dire qu’il est meilleur de « chercher une solution en Serbie plutôt que d’aller en chercher ailleurs ».
Des flyers ont été distribués à Belgrade et dans les régions pauvres du sud. Des activistes roms ont été formés. Un jingle a été conçu. Des émissions de radio ont eu lieu sur ce thème.
Pour l’Office des étrangers, la campagne d’informations a été « un succès ». La preuve en serait la baisse du nombre de demandeurs d’asile. Pour Ivanka Kostic, ce qui aiderait surtout à faire diminuer ce nombre, ce serait « de changer les conditions de vie en Serbie, pour créer les conditions de l’accès aux droits ». Sur ce thème-là, les progrès ne sont pas spectaculaires…
Réintroduction des visas : l’épée de Damoclès
Le 5 octobre 2012, excédés de constater que le flot de demandeurs d’asile ne se tarit pas, six Etats membres de l’Union européenne – France, Allemagne, Belgique, Autriche, Luxembourg et Pays-Bas – écrivent une lettre à la Commission européenne lui intimant de prendre des « mesures d’urgence », face à cette « situation préoccupante ». Ce que ces Etats espèrent, c’est que la politique européenne des visas sera bientôt modifiée. En effet, les discussions vont bon train entre Conseil des ministres de l’Union européenne et Parlement pour introduire une « clause de sauvegarde » dans le règlement européen fixant la liste des pays soumis ou dispensés de visas. Lorsqu’une telle clause sera adoptée, il sera possible, en cas d’afflux d’un grand nombre de demandeurs d’asile, de réintroduire temporairement les visas. « Cette mesure devra être utilisée s’il n’y a pas de progrès dans les Balkans », nous confie une source européenne.
Pour Michele Cercone, porte-parole de Cécilia Malmström, commissaire aux Affaires intérieures de la Commission européenne, « la libéralisation des visas permet une énorme liberté qui s’accompagne d’une énorme responsabilité. » Depuis plus de trois ans maintenant que la Commission européenne suit ce dossier, les progrès n’ont pas été phénoménaux. Selon Michele Cercone, la situation actuelle « met en péril le succès de la libéralisation des visas. La vaste majorité des personnes qui utilisent la libéralisation des visas le font de manière légitime. Une petite proportion en abuse et cela représente un danger. Cela crée des obstacles pour ceux qui ont de vraies raisons de demander l’asile ».
Sentant venir le vent du boulet, les Etats des Balkans mettent les bouchées doubles pour tarir à la source le flux des demandeurs d’asile.
Car perdre la possibilité de voyager sans visa y serait vécu très douloureusement. La Commission européenne organise donc des rencontres régulières avec les 5 Etats balkaniques concernés afin de suivre de près les mesures qu’ils adoptent.
Violation du droit de quitter son propre pays ?
Les pressions sur les Etats balkaniques se font de plus en plus fortes. Ces derniers ont donc pris le taureau par les cornes… avec un certain zèle. En Macédoine, des passeports sont confisqués. En Serbie, le Code pénal a été modifié, criminalisant toute personne aidant un « faux demandeur d’asile » à quitter son pays. Le premier ministre Serbe Ivica Dacic, cité par Le monde du 24 octobre déclarait à propos des demandeurs d’asile : « Il s’agit surtout de Roms et d’albanais. Nous avons demandé à l’Union européenne de nous communiquer leurs noms, mais c’est une violation de leurs droits. L’UE ne permettrait pas que nous jetions des bus les Roms et les Albanais. » Aujourd’hui, des ONG locales évoquent des contrôles discriminatoires et des refoulements aux frontières par des gardes-frontières serbes sur leurs concitoyens.
Des voix commencent à dénoncer des violations massives des droits de l’Homme, à commencer par celui de quitter son propre pays. Parmi elles, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils Muižnieks, qui dénonce la « peur des migrations roms ». Car pour lui, en dissuadant les Roms de quitter leur propre pays, « l’Union européenne sous-traite le sale boulot aux pays des Balkans ». L’association d’avocats Serbes Yucom estime que « l’Union européenne demande à la Serbie de faire des efforts tout en fermant un peu les yeux sur le respect des droits de l’Homme ». Quant à Chachipe, ONG de défense des droits des Roms, elle le dit sans ambages « ce sont les Roms qui paient le prix de la libéralisation des visas ».
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