Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Santé

Dents fragilisées cherchent dentistes conventionnés

La proportion de dentistes conventionnés ne fait que diminuer d’année en année. Si la sécurité des tarifs n’est plus garantie, comment les publics vulnérables pourront-ils continuer à se faire soigner? Au cœur des cabinets, Alter Échos fait le point.

(c) Michal Jarmoluk, CC0

Neufchâteau. Céline, 44 ans, vit seule avec son fils de 7 ans. Pour cette maman solo sous statut BIM (bénéficiaire de l’intervention majorée), les fins de mois sont souvent serrées. «Trouver un dentiste dans la région, c’est franchement galère. Le mien a pris sa retraite, j’ai dû aller jusqu’à Arlon dans une clinique dentaire pour me faire soigner. Là-bas, ils ne pratiquent pas le tiers payant et les soignants ne sont pas conventionnés. On m’a annoncé qu’il fallait m’arracher une dent, mais que ce serait 250 euros. Tant pis pour ma dent, vu ma situation de maman solo, j’ai dû reporter ce soin…» Loin d’être anecdotique, l’histoire de Céline témoigne du recul des dentistes qui pratiquent au taux de la convention. Si la Flandre est particulièrement touchée, la Wallonie n’est pas en reste, et Neufchâteau présente d’ailleurs un taux de déconventionnement de plus de 50%1.

Un vote en augmentation contre la convention

Remontons le temps. Mi-décembre 2023, les organisations professionnelles de dentistes et les différentes mutuelles du pays concluent un accord fixant les tarifs 2024-2025. Sur la table, 142 millions de moyens supplémentaires (soit une augmentation de presque 10% du budget). L’objectif? Revaloriser toute une série de prestations, tout en faisant suivre le remboursement des patients. «Les tarifs conventionnés ont été fortement augmentés pour se rapprocher des tarifs moyens exercés par les dentistes non conventionnés. Par exemple, les prothèses dentaires [les dentiers, NDLR] ont particulièrement été revalorisées. Le remboursement pour le patient est également augmenté. D’un point de vue social, ce changement est très bénéfique», commente Frédéric Bettens, responsable de la commission professionnelle de la Société de médecine dentaire. Une convention de bon augure donc. Mais pour que l’accord entre en vigueur, 60% des dentistes sur l’ensemble du pays doivent l’accepter, c’est-à-dire ne pas se positionner contre. Or, à la grande surprise, en mars 2024, lors du vote sur le site de l’Inami, 43% des dentistes refusent l’accord et dès lors optent pour le déconventionnement, ne laissant alors plus que 57% de conventionnés. Remous au sein de la profession. Mai 2024, face à cette situation, le ministre fédéral des Affaires sociales et de la Santé publique Frank Vandenbroucke (Vooruit) annonce une réduction du taux de conventionnement, c’est-à-dire du nombre d’adhésions pour que l’accord national dento-mutualiste entre en vigueur. De 60% le taux passe à 55%; de justesse, la sécurité tarifaire demeure.

Libéralisation de la pratique

«D’accord en accord, on le voit, de moins en moins de dentistes se conventionnent. À l’avenir, cela risque d’être encore plus compliqué», souffle Frédéric Bettens. Les raisons du refus de la convention se révèlent multiples: un attachement ancré à une vision libérale du métier, une fracture entre anciennes et nouvelles générations de dentistes qui souhaitent avoir des horaires plus viables et donc travailler moins, et surtout un coût toujours plus important de la pratique, notamment au niveau technique et technologique. Si certains praticiens déconventionnés font flamber les prix, beaucoup disent appliquer les honoraires qui leur semblent justes en regard des frais de leur cabinet, et ce, tout en respectant les réalités financières de leur patientèle.

Les raisons du refus de la convention se révèlent multiples: un attachement ancré à une vision libérale du métier, une fracture entre anciennes et nouvelles générations de dentistes qui souhaitent avoir des horaires plus viables et donc travailler moins, et surtout un coût toujours plus important de la pratique, notamment au niveau technique et technologique.

«Ce n’est pas parce qu’on n’est pas conventionné qu’on n’est pas social! Pour certains soins, je suis au tarif de la convention, pour d’autres, juste au-dessus», nuance le dentiste Grégoire, à Schaerbeek. «Le déconventionnement permet entre autres de prendre plus de temps avec le patient et de pouvoir acquérir des produits et des matériaux de qualité supérieure, et donc plus onéreux. De mon côté, je suis déconventionnée, mais j’applique les tarifs de la convention pour les enfants afin de contribuer à l’accès à l’éducation à la santé, ce qui reste la clé selon moi», commente la dentiste Nardini installée dans la province de Namur.

Inégalités dentaires

Dans cette complexe triangulation entre coûts de la pratique, honoraires et remboursement des patients, quid des populations les plus vulnérables? Le ministre Vandenbroucke a annoncé en mars 2024 une interdiction progressive de suppléments d’honoraires à partir de 2025 pour les patients BIM, mais l’initiative est mal passée au sein de la profession. Stigmatisés par cette mesure qui se voulait salutaire, les patients BIM sont particulièrement à risques quant à l’accès aux soins, car en plus du déconventionnement, certains territoires où se concentrent ces patients souffrent d’une véritable pénurie de dentistes.

Le ministre Vandenbroucke a annoncé en mars 2024 une interdiction progressive de suppléments d’honoraires à partir de 2025 pour les patients BIM, mais l’initiative est mal passée au sein de la profession.

Une étude publiée en 2022 par l’Observatoire des inégalités et Solidaris2 met en lumière la faiblesse de l’accessibilité aux soins conventionnés qui force les patients à réaliser des trajets plus longs, et ce, d’autant plus qu’ils sont pauvres. Un phénomène qui engendre un report des consultations vers l’offre non conventionnée – plus onéreuse, ce qui entraîne un renoncement aux soins dentaires, à l’instar de Céline et de sa décision de ne pas se faire arracher une dent pour 250 euros. «C’est absolument clair que le non-conventionnement a un impact sur l’accessibilité des soins. La réponse doit être politique», commente Joël Girès, co-auteur de l’étude.

Plus de transparence

Et si l’un des nœuds de la problématique était le manque de transparence? Qu’on se le dise, la plupart des patients avec qui nous nous sommes entretenus n’ont aucune idée des tarifs de la convention, des remboursements auxquels ils et elles ont droit et des suppléments d’honoraires (ou pas) de leur praticien. Pour les dentistes eux-mêmes, il est parfois complexe d’y voir clair. Alter Échos s’est entretenu avec un dentiste d’une province en pénurie, condamné par l’Inami à rembourser plusieurs dizaines de milliers d’euros pour avoir prodigué trop de soins3. «Bien sûr que j’ai déclaré beaucoup d’actes, je travaille de 8 à 20 heures pour suivre les demandes, alors que j’ai passé l’âge de la retraite. Plus de 35% de ma patientèle est BIM et assez âgée: je fais beaucoup plus de prothèses dentaires que la moyenne des dentistes. J’ai été conventionné dans toute ma carrière, mais cette année, j’ai décidé de me déconventionner parce que je ne supporte pas qu’on me prenne pour un tricheur. Cependant, malgré tout, je reste un dentiste social, depuis le temps que je les suis, je connais les vécus et revenus de mes patients.» 

Et demain?

De son côté, Nancy Fraikin, dentiste conventionnée à Liège, observe aussi avec scepticisme l’évolution de la situation. «Pour l’instant, je reste conventionnée parce que je soigne 70 à 80% d’enfants et le fait qu’il n’y ait pas de ticket modérateur permet à chacun de se faire soigner. Cette facilité d’accès est importante pour les plus jeunes afin de réduire les inégalités. Si les honoraires de la convention pour les soins des enfants sont tout à fait corrects, je dois dire que je comprends les dentistes généralistes pour adultes qui se déconventionnent, il y a certains honoraires qui ne sont pas valorisés correctement par rapport au coût de la pratique. Pour ma part, j’attends de voir l’évolution politique notamment concernant la perception de suppléments qu’on appelle pseudo-codes…» Du côté de la Société de médecine dentaire, on se veut optimiste, mais Frédéric Bettens confie avec réalisme: «Lors des négociations de la prochaine convention, le nombre de dentistes déconventionnés risque d’être encore plus important. Si l’accord ne passe pas, selon la loi, le ministre pourrait imposer à tous les dentistes de se conventionner, mais si cela arrive, il y aura probablement une levée de boucliers!» Alors, demain, comment garantir la sécurité des tarifs? À suivre.

Les chiffres du conventionnement à la loupe

Si les chiffres de l’Inami mentionnent encore une majorité de dentistes conventionnés (57%), la réalité diffère. Selon le dernier rapport de l’agence intermutualiste relatif à l’activité ambulatoire en dentisterie, sur les 10.848 dentistes comptés par l’Inami, dans les faits seulement 7.268 sont considérés comme actifs en ambulatoires 4, et sur ce chiffre seulement 2.352 sont totalement conventionnés. En Flandre, les soins prodigués par des dentistes conventionnés ne forment donc que 22% des prestations, contre 51% à Bruxelles et 45% en Wallonie. À savoir, 48% des soins de patients BIM sont réalisées chez les dentistes conventionnés contre 28% pour les non-BIM.

1 AdhesionsProfession (fgov.be)

2 https://inegalites.be/L-accessibilite-geographique-aux

3 La nomenclature limite le nombre de prestations que les dentistes peuvent attester à l’assurance soins de santé.

4 Les contacts ambulatoires sont définis comme suit : minimum 1 prestation de l’article 5 de la
nomenclature par affilié à un organisme assureur et par jour. Un dentiste est considéré comme actif s’il a
attesté au minimum 500 contacts ambulatoires au cours de l’année.

Jehanne Bergé

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)