Anouar, le sans-abri, est mort. Derrière ce décès, il y a un travailleur social qui doit aussi vivre avec cette absence. Continuer son travail, trouver du sens, y croire… Mais cette fois, c’est trop. Du coup, les mots sortent. Dans L’Odeur, la pièce de l’auteur et metteur en scène Rémi Pons, le travailleur raconte sa volonté de tenir malgré un quotidien désespérant qui voit 50 personnes mourir dans la rue chaque année à Bruxelles.
Alter Échos : Plutôt que de centrer le propos sur le dans-abri, vous cédez la parole aux travailleurs sociaux… Comment est né ce projet théâtral mi-documentaire, mi-fictionnel sur l’accompagnement de la mort par le travailleur social ?
Rémi Pons : Le travailleur social s’adresse au spectateur simplement, se dévoile et se laisse regarder sans chercher à démontrer. Au départ, cette histoire est partie de discussions complètement informelles que j’ai eues avec un de mes amis travailleur social. Des récits. Rien de plus. Puis au détour d’une occasion d’écrire, je me suis saisi de ces récits et en ai fait une fiction. Avec l’envie de raconter l’enterrement d’une personne sans abri. Petit à petit, les choses se sont cristallisées dans mon travail avec ce personnage de travailleur social qui prenait beaucoup de plus en plus de place dans mon écriture au point de lui consacrer une pièce à part entière.
Alter Échos : C’est aussi un moyen de transcender la mort, de redonner de la substance au travail social à travers cet événement douloureux…
Rémi Pons : Derrière la mort d’une personne sans-abri, il y a aussi l’aboutissement d’un long processus, souvent imprégné par une forme d’impuissance sociale à soigner des gens qui ont besoin de soins tout simplement et à trouver les structures adéquates pour pouvoir le faire. Forcément, il y a une solitude du travailleur social face à la mort, mais aussi face à tout ce qui a précédé. Et en même temps, tenir, c’est ce qu’il veut faire, malgré un quotidien désespérant.
Alter Échos : Vous rappelez également à quel point la mort d’un sans-abri, si elle n’est pas rangée dans la rubrique faits divers d’un journal, tombe dans une indifférence généralisée…
Rémi Pons : Il y a une grande méconnaissance. Pour peu qu’elle soit spectaculaire, la mort d’un SDF en hiver est un marronnier qui ne bouscule rien, ni personne. La plupart ignore tout de cette réalité, y compris du travail social qui se déroule dans l’ombre toute l’année. En plus, on considère la personne sans-abri comme une réalité extérieure, largement méconnue comme si cela ne nous concernait pas. Comme s’il y avait une distance entre eux et nous, comme s’il s’agissait d’une altérité qui ne nous concernait pas. Dans mon travail, l’idée était d’aller chercher quelque chose de sensible, de corporel, dont on ne parle pas souvent. Bien sûr, c’est l’odeur des sans-abri, mais aussi de la rue, de la mort, celles que connaissent les travailleurs sociaux. On fait comme si ces réalités sociales n’étaient pas de notre fait. On oublie de se mobiliser pas seulement sur le sans-abrisme, mais aussi sur des enjeux comme le problème d’accès à un logement ou aux soins de santé.
Alter Échos : Outre le travail mené en interrogeant des travailleurs sociaux, ces derniers ont dû aussi être interpellés en voyant votre pièce. Quelles ont été leurs réactions ?
Rémi Pons : Au fur et à mesure des rencontres que mon travail a provoquées, il y avait chaque fois matière pour aller plus loin, de repréciser les choses… C’est un chemin fait de rencontres dont celle importante avec le « Collectif des morts de la rue ». Au-delà de ce travail, il y a de vrais liens qui se sont constitués. Grâce à ce collectif, je continue à conserver un dialogue avec les travailleurs sociaux. Cela accompagne et poursuit la pièce. Cela met en lumière des pratiques diverses. Globalement, même quand il s’agit de personnes sans-abri, j’ai le sentiment d’avoir raconté une histoire dans laquelle les travailleurs sociaux se retrouvent, d’avoir touché le réel à travers la fiction.
Alter Échos : Et vous par rapport aux travailleurs sociaux, vous ressentez la pression de leur travail, toujours plus soumis aux contraintes économiques et managériales ?
Rémi Pons : Oui. C’est le centre de mon travail au fond, à savoir la modification du travail social dans la logique libérale actuelle. Ce contexte fragilise le travail social, tout comme le rôle des travailleurs sociaux face aux personnes qu’ils accompagnent. Dans les rencontres, il en est souvent question de cette fragilisation et de la difficulté pour les travailleurs sociaux pour mobiliser des questions politiques sur leur propre travail, y compris avec les usagers qui sont pourtant concernés par ces choix comme avec le PIIS. A mon sens, il faut avoir de toute façon une réflexion autour du travail social, y compris en partant d’un fait anodin, la mort d’une personne sans-abri. Car derrière le travailleur, il y a une solitude structurelle. Bien sûr il y a des solidarités avec les CPAS ou le tissu associatif. Mais de façon structurelle, le politique délaisse de plus en plus les missions d’accompagnement pour exiger du chiffre et de la rentabilité.