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Regard critique · Justice sociale

Genre

Des allocations familiales contre la précarité des enfants… et des femmes

Pour des raisons historiques, le droit aux allocations familiales est ouvert par le père, tandis qu’elles sont versées à la mère, le bénéficiaire final étant l’enfant. Cet étrange triangle construit sur la base d’une vision traditionnelle de la famille doit-il aujourd’hui être remis en cause?

CC- The JR James Archive

Pour des raisons historiques, le droit aux allocations familiales est ouvert par le père, tandis qu’elles sont versées à la mère, le bénéficiaire final étant l’enfant. Cet étrange triangle construit sur la base d’une vision traditionnelle de la famille doit-il aujourd’hui être remis en cause?

La création des allocations familiales obligatoires, en 1930, est intimement liée aux tensions sociales de l’époque: pour limiter les augmentations salariales, certains employeurs avaient créé des caisses de compensation qui permettaient de majorer les salaires des travailleurs ayant des enfants. Les discussions qui s’ensuivent sur le salaire minimum (doit-il être individuel ou doit-il permettre au travailleur de nourrir sa famille?) aboutissent à la création d’une majoration externe, distincte du salaire, pour couvrir les «charges familiales» (même si celle-ci ne couvrira jamais le coût réel d’un enfant). Pour financer cette branche de la sécurité sociale, un montant est prélevé sur les salaires des travailleurs pour être ensuite redistribué aux familles avec des enfants(1).

«Il y avait alors cette image des ouvriers qui, s’ils recevaient cet argent, allaient aller le boire, alors que les femmes étaient les piliers de la famille.», Cécile De Wandeler, Vie féminine

Comme la majorité des travailleurs sont alors des hommes, ce sont eux qui «ouvrent» le droit à la prestation. Mais très vite s’impose l’idée selon laquelle c’est aux femmes de percevoir cet argent consacré à la prise en charge de la famille. «Il y avait alors cette image des ouvriers qui, s’ils recevaient cet argent, allaient aller le boire, alors que les femmes étaient les piliers de la famille», commente Cécile De Wandeler, du service d’études de Vie féminine. Ce mécanisme est toujours d’actualité, même si des exceptions permettent des entorses au dispositif: si le père ne dispose d’aucune situation permettant l’ouverture d’un droit ou si la situation socioprofessionnelle de la mère permet l’ouverture d’un droit plus favorable, alors les allocations pourront être «ouvertes» par la mère. Selon les statistiques de Famifed, l’Agence fédérale des allocations sociales, on compte aujourd’hui 19,45% de mères «attributaires» pour 80,55% de pères (2015).

Cette situation serait parfois à l’origine d’inégalités «masquées» entre les hommes et les femmes, notamment en termes salariaux. Hedwige Peemans-Poullet, historienne et experte dans les questions de genre, s’explique: «On sait que les inégalités salariales reposent largement sur les avantages extralégaux octroyés par les employeurs. Comme il n’est pas légal d’octroyer certains avantages aux hommes uniquement, certaines entreprises décident d’accorder certains privilèges à ceux qui ouvrent le droit aux allocations familiales. Ce sont des formes de discriminations indirectes difficiles à saisir.»

Les dépenses familiales: une affaire de femmes

Quant aux femmes, elles restent les principales allocataires des allocations familiales. L’Agence Famifed ne détient les chiffres de la répartition des allocataires selon le genre que pour ses propres dossiers (Famifed est à la fois un organe «régulateur» de la bonne gestion du régime des allocations familiales et un opérateur qui paye les allocations familiales à 330.000 familles)(2). Ils représentent environ 30% des dossiers du pays.

Au sein de ceux-ci, au 31 décembre 2012, pour les dossiers où le père ou la mère sont allocataires, dans 96,1% des cas, c’est la mère qui est allocataire contre 3,9% pour les pères. «Nous ne disposons pas de bases fiables pour déterminer si les valeurs observées auprès de Famifed peuvent être extrapolées à l’ensemble du pays», précise l’administration fédérale. Mais une chose est sûre, les mères restent aujourd’hui celles qui, majoritairement, perçoivent l’argent des allocations familiales. Et même en cas de séparation, le père demeure le plus souvent l’attributaire et la mère l’allocataire. Exception: si l’enfant est soumis à un régime d’autorité parentale exclusive, alors c’est le parent qui a cette autorité qui devient attributaire et allocataire.

La régionalisation des allocations familiales, qui deviendra effective en 2019, rimera avec la fin de leur relation historique avec le travail. Exit, donc, l’ouverture du droit par le père, puisque celle-ci ne reposera plus sur le lien professionnel, mais bien sur la résidence de l’enfant. Du triangle initial attributaire-allocataire-bénéficiaire ne subsisteront que le bénéficiaire (l’enfant) et l’allocataire (généralement la mère).

«On a toujours prôné des politiques favorisant l’égalité hommes-femmes. Mais nous faisons face à une situation où subsiste une grande inégalité. L’allocation familiale garantit une certaine sécurité, et ce sont les femmes qui ont le plus besoin de cette sécurité.», Delphine Chabert et Amélie Hosdey-Radoux, Ligue des familles

Par contre, les femmes continueront de réceptionner, chaque mois, l’argent des allocations familiales. Cette disposition presque centenaire est-elle toujours pertinente? Du côté de la Ligue des familles, on reconnaît qu’à terme, quand il y aura une réelle réduction des inégalités entre les hommes et les femmes, cette mesure n’aura plus lieu d’être. «On a toujours prôné des politiques favorisant l’égalité hommes-femmes, explique Delphine Chabbert, secrétaire politique. Mais dans ce cas-ci, nous faisons face à une situation où subsiste une grande inégalité: les femmes assument toujours une plus grande charge financière pour les enfants, même en cas d’hébergement égalitaire à la suite d’une séparation. L’allocation familiale garantit une certaine sécurité, et ce sont les femmes qui, aujourd’hui, ont le plus besoin aujourd’hui de cette sécurité.»

En effet, toutes les études le confirment: les hommes consacrent toujours moins de temps aux tâches ménagères et familiales que les femmes, qui, a fortiori, prennent en charge les dépenses y afférentes. Un constat qui subsiste quel que soit le temps de travail de la mère et y compris au sein des familles séparées(3).

Et si la question peut malgré tout se poser dans les cas de séparation avec un hébergement égalitaire, «cette problématique est récente et relativement limitée car l’hébergement égalitaire n’est pas la norme», tempère Cécile De Wandeler. Dans ce cas, les allocations familiales restent donc, de façon mécanique, versées à la mère, même s’il est aujourd’hui aisé d’aller à l’encontre de cette automatisation. «Cette problématique dépasse les allocations familiales et doit être prise dans son ensemble, ajoute-t-on chez Vie féminine. S’il y a un hébergement égalitaire, il faut prendre en compte les revenus de chacun, les pensions alimentaires, les allocations familiales, l’hébergement. On ne peut pas toucher à l’un sans remettre les autres en question.»

«Dans la réalité, le soin aux enfants, le ‘travail gratuit’, reste une affaire de femmes, au détriment de leur autonomie économique. En ce sens, les allocations familiales sont une marge de manœuvre pour combler cette inégalité», conclut-elle.

Femmes et précarité

Outre leur lien historique avec la question salariale, les allocations familiales font, depuis leur origine, l’objet d’une politique nataliste. Dans les années quarante, l’ambition est d’encourager les mères à rester au foyer et à avoir des enfants pour repeupler le pays. Ce dessein se traduit par une variation du montant des allocations selon le rang de l’enfant: plus une famille est nombreuse, plus le montant d’allocations familiales perçu par enfant est élevé. Depuis les années trente jusqu’à nos jours, les couples qui ont peu d’enfants sont donc «sanctionnés» par des allocations familiales minimalistes.

Les réflexions qui se sont déroulées ici et là dans le cadre de la régionalisation ont abouti à une autre logique. Désormais, dans toutes les régions du pays, les montants seront identiques selon le rang de l’enfant dans la famille (155 euros par enfant en Région wallonne; 160 euros en Flandre; pour Bruxelles, les chiffres qui circulent varient entre 130 et 145 euros).

«Depuis 1945, on réclame la suppression de la majoration en fonction du rang de l’enfant, explique Julie Gillet, du service d’études des Femmes prévoyantes socialistes (FPS). Car beaucoup de recherches ont montré qu’un second enfant n’augmente pas le coût; celui-ci diminue même puisqu’il y a des économies d’échelle. C’est donc plus juste, d’autant plus qu’aujourd’hui, il y a une majorité de familles avec un enfant.»

«Certaines études ont montré que les services publics comme les crèches… ont plus d’impact pour lutter contre la précarité, favoriser l’égalité, la mixité et l’intégration sociale.», Julie Gillet, Femmes prévoyantes socialistes

À ce changement s’ajouteront des suppléments sociaux visant à soutenir les ménages les plus précaires: une majoration des allocations familiales pour les ménages ayant des bas revenus (en Wallonie, selon deux paliers, à savoir 30.000 et 50.000 euros brut imposables annuels), mais aussi pour les familles monoparentales et pour les familles nombreuses (trois enfants et plus). Des majorations qui seront cumulables.

«Un des enjeux de la régionalisation, explique la Ligue des familles, est de lutter contre la précarisation des enfants, et particulièrement dans les familles monoparentales.» La part du budget global des allocations familiales destinées aux ménages qui sont le plus dans le besoin oscillait jusqu’ici entre 5 et 8%, le reste reposant sur un principe d’universalité. «On va passer à 20%, c’est un changement important.» Si l’objectif est de lutter contre la précarisation des enfants, ce sont les familles dans leur ensemble qui sont visées par la mesure. «Car on sait que, dans les familles où les budgets sont très justes, les allocations familiales servent à payer le chauffage ou la nourriture», précise Cécile De Wandeler.

Et c’est ici que se rejoignent les dimensions de genre et de précarité. Temps partiels, inégalités salariales, femmes seules avec des enfants… du point de vue socio-économique, les femmes sont davantage que les hommes touchées par les situations de vulnérabilité.

Exemple avec les familles monoparentales, visées par la réforme des allocations familiales. Leur nombre aurait augmenté de 50% en vingt ans: selon le Bureau fédéral du Plan, elles sont 478.600 dans notre pays (2016). Soit 25,5% des familles. Or ces familles, si elles recouvrent une grande variété de situations(4), sont en grande majorité composées de femmes. Selon la Banque Carrefour de la Sécurité sociale (BCSS), dans 83% des cas, c’est une femme qui en est le chef de ménage(5). Le dernier Baromètre de la Ligue des familles évalue à 66% le nombre de familles monoparentales constituées de femmes(6). La réalité se trouve probablement entre les deux.

Or les chiffres parlent d’eux-mêmes, ces familles sont plus concernées par la précarité: le taux de risque de pauvreté des familles monoparentales atteint 35,5% (contre 15,1% pour la population globale) tandis que le taux de privation matérielle sévère est de 18,4% (contre 5,7% pour la population globale)(7).

Suppression des rangs de l’enfant, suppléments sociaux, ces mesures vont bénéficier à ces nouvelles formes de familles. Dans une optique de genre, il faut renforcer la lutte contre la pauvreté; or les femmes sont plus pauvres, conclut la Ligue des familles. Mais il ne faudrait pas aller trop loin dans la sélectivité, ajoute le mouvement: car une allocation qui serait trop focalisée sur les familles en grande pauvreté risquerait d’impacter toute une série de familles de la petite classe moyenne inférieure qui pourraient y basculer.

Couples: les mères travailleuses discriminées?

Mais revenons aux ménages «traditionnels». De 1930 jusqu’à nos jours, les mères travailleuses cotisent sans contrepartie. C’est la thèse défendue par Hedwige Peemans-Poullet. Car les ménages composés de deux travailleurs cotisent deux fois (depuis 1945, ces cotisations sont perçues selon un pourcentage du salaire), tandis qu’ils ne perçoivent qu’une fois les allocations. En principe, les allocations familiales constituent un transfert d’argent des personnes sans enfants vers les personnes avec enfants. Mais en fait, explique l’historienne, le transfert s’effectue aussi depuis les ménages dont deux personnes travaillent vers les ménages d’un seul travailleur, à tel point que «les ménages de deux travailleurs ayant des enfants à charge ont toujours contribué plus que ce qu’ils ne recevaient»(8).

«Faut-il recevoir plus de prestations parce que vous payez plus?», Hedwige Peemans-Poullet, historienne.

Injuste? La réponse n’est pas si simple. Tout d’abord on cotise aussi pour la sécurité sociale quand on est au chômage. Ce qui réduit l’ampleur de la problématique aux ménages avec un travailleur et une personne «au foyer» ne cotisant pas pour la sécurité sociale. «Faut-il recevoir plus de prestations parce que vous payez plus?, s’interroge Hedwige Peemans-Poullet. Ce serait contre le principe même de sécurité sociale. Mais subsiste par contre une forme de déséquilibre.»

Toujours est-il qu’en 1970, les organisations syndicales s’aperçoivent que les cotisations sociales des mères qui travaillent sont prélevées à fonds perdu. Elles organisent une compensation en créant, en 1971, le Fonds d’équipement et de services collectifs (FESC) financé par l’Office national des allocations familiales des travailleurs salariés, aujourd’hui Famifed. Ce fonds, destiné à financer des services d’accueil pour les enfants dont les mères travaillent (crèches, gardiennes…), a ensuite été laissé en déshérence, selon Hedwige Peemans-Poullet, alors que le double prélèvement des ménages de deux travailleurs s’est poursuivi. (Avec la régionalisation, les moyens du FESC sont aujourd’hui intégrés à la dotation de l’Office de la Naissance et de l’Enfance, ONE.)

Cette question portée par certaines féministes restera-t-elle d’actualité avec la régionalisation des allocations familiales? Car leur mécanisme de financement va être modifié. Alors qu’elles étaient jusqu’ici une branche de la sécurité sociale principalement financée par une cotisation liée à la rémunération des travailleurs, dès 2019, le financement de cette compétence sera transféré aux Régions. Ce ne seront plus les cotisations sociales qui financeront le système, mais bien une dotation en provenance du budget de l’État fédéral, dotation calculée sur la base du nombre d’enfants présents sur chaque territoire. Le lien direct avec la sécurité sociale est désormais rompu. Quant à savoir si les cotisations sociales continueront à financer, indirectement, cette compétence, ce n’est pas très clair…

Allocations familiales vs services aux familles?

Supprimer les allocations familiales et les remplacer par un meilleur accès aux services publics comme les crèches, services extrascolaires ou stages de vacances afin de favoriser l’autonomie des femmes? C’était la proposition initiale des Femmes prévoyantes socialistes au moment des discussions sur la régionalisation. «Certaines études ont montré que ces services ont plus d’impact pour lutter contre la précarité, favoriser l’égalité, la mixité et l’intégration sociale, explique Julie Gillet. Les crèches par exemple, outre le fait qu’elles sont un facteur d’une meilleure réussite de l’enfant à l’école, sont un outil d’émancipation pour les femmes. Elles leur donnent des possibilités en termes de formation et de travail. Cette solution n’a pas été retenue: c’était un trop gros changement de paradigme.» Mais les Femmes prévoyantes socialistes ne se montrent pas insatisfaites des changements qui se profilent. «Les allocations familiales sont un bon outil et elles vont être réformées de manière intelligente.»

  1. Sur l’articulation entre salaire et allocations familiales, lire Hedwige Peemans-Poullet, «Une page d’histoire: du ‘salaire familial’ aux allocations familiales. Articulation entre salaire et sécurité sociale», texte publié à l’occasion des XIXes journées d’études juridiques Jean Dabin sur le thème «La sécurité sociale en Belgique: quel avenir?», UCL, décembre 2005. Document disponible sur www.universitedesfemmes.be
  2. Famifed est compétente pour l’entièreté du secteur public à l’exception des administrations locales et provinciales, pour les familles les plus vulnérables (prestations familiales garanties), ainsi que pour une partie des salariés et indépendants. À côté de Famifed, onze autres caisses gèrent les dossiers des travailleurs salariés et indépendants.
  3. «Égalité entre les femmes et les hommes en Wallonie. Le genre et l’emploi du temps en Wallonie», Iweps, 2017.
  4. La définition de la Ligue des familles d’une famille monoparentale est celle-ci: une personne qui vit seule et qui a la charge financière de ses enfants.
  5. Philippe Defeyt, «Le point sur les familles monoparentales», Institut pour un développement durable, mars 2015.
  6. Sur la base d’un échantillon de 1.300 familles à Bruxelles et en Wallonie.
  7. Philippe Defeyt, «Le point sur les familles monoparentales», op. cit.
  8. Hedwige Peemans-Poullet, «Une page d’histoire: du ‘salaire familial’ aux allocations familiales. Articulation entre salaire et sécurité sociale», op. cit.

En savoir plus

Lire le dossier de l’Alter Echos 456-457, «famille et droit : la loi du genre», décembre 2017

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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