«Vous réveillez un cadavre avec votre article!», plaisante Philippe Lebailly lors de notre visioconférence. Quelle ne fut pas la surprise de ce professeur d’économie, aujourd’hui pensionné, lorsque je l’ai contacté pour me parler d’un rapport d’étude datant des années 80, déniché sur le Net et intitulé «Une sous-filière agro-industrielle valorisable en Wallonie: les cadavres d’animaux et les déchets d’abattoirs». Cette sous-filière, c’est ce que l’on appelle plus communément «équarrissage», à savoir la collecte, le traitement et la transformation des «sous-produits animaux» impropres à la consommation humaine.
À l’époque du rapport, la Belgique compte quatre clos d’équarrissage agréés par le ministère de l’Agriculture, dont trois en Flandre et un en Wallonie, à Rebaix. On y achemine les carcasses issues des élevages, des cabinets de vétérinaires ou des bords de route, mais aussi les déchets de boucherie, charcuteries, d’abattoirs, etc. Ces matières animales sont alors «grossièrement» dépecées, broyées, stérilisées et transformées, au choix, en farine animale, en engrais ou en colle d’os. Mais depuis le 1er décembre 1983, le clos de Rebaix a cessé ses activités de transformation pour se limiter au ramassage.
Un seul opérateur détient le monopole de l’équarrissage en Belgique: la société flamande Rendac.
«Des investissements leur ont été demandés pour sécuriser les infrastructures qu’ils n’ont pas su se permettre», éclaire Philippe Lebailly. Une proposition émane alors d’un groupe de chercheurs de la faculté agronomique de Gembloux: implanter une nouvelle unité de transformation à Ciney qui privilégierait la qualité à la quantité, avec un «développement économique à la clé». «En Wallonie, la grande spécialité c’est la vache bleu-blanc belge, une race viandeuse au taux de mortalité à l’accouchement assez élevé, relate le professeur émérite. Entre la fin de l’hiver et le début du printemps, il y a pas mal de veaux mort-nés, dont la peau est une matière première très intéressante pour le cuir». Les pouvoirs politiques s’intéressent au projet, mais, faute d’investisseurs, ce dernier reste dans les tiroirs.
Un monopôle à l’américaine
Car faire d’un problème sanitaire un business à part entière n’est pas à la portée de toutes les bourses. Quarante ans après cette fameuse étude, un seul opérateur détient le monopole de l’équarrissage en Belgique: la société flamande Rendac, dont le site principal se trouve à Denderleeuw, en bord de Dendre. La firme, qui appartenait au groupe hollandais Vion Ingredients, a depuis été avalée par la multinationale texane Darling Ingredients. Un géant industriel spécialisé dans le traitement et le recyclage des déchets agroalimentaires, pesant 5,7 milliards de dollars de chiffres d’affaires en 2024, coté en bourse et clamant être «l’entreprise la plus verte de la planète».
«Les farines sont employées pour produire de l’électricité verte dans des installations se trouvant à Ostende et comme combustible de substitution dans les fours de cimenterie. La graisse sert à produire du biodiesel.»
Philippe Decornet, attaché au Département du Sol et des Déchets, SPW
Chez Rendac, on fabrique surtout des graisses et des farines animales. «Les farines sont employées pour produire de l’électricité verte dans des installations se trouvant à Ostende et comme combustible de substitution dans les fours de cimenterie. La graisse sert à produire du biodiesel», explique Philippe Decornet, attaché au Département du Sol et des Déchets au sein du Service public de Wallonie. La société transforme également une partie de la matière récupérée en alimentation animale, en «protéines naturelles» ou encore en engrais organiques. «Ils se sont constitués en faisant des investissements. Ils ont une diversité complète, ce qui fait qu’ils ont une position dominante sur l’ensemble du secteur», résume Philippe Decornet.
Pour prospérer, vivons cachés
Dans cette entreprise, m’a-t-on répété à l’envi, on gère les choses «à l’américaine»: sérieux, professionnalisme, prévention maximale des risques, aucune place pour l’erreur. Un seul défaut peut-être: un certain manque de transparence. Devant mes demandes d’interviews, les portes sont restées closes. Impossible donc de visiter les lieux et encore moins d’entrer en contact avec les employés de cette firme. Qu’est-ce qui les a amenés à travailler ici? En quoi, au juste, consiste leur travail? Un vrai secret de polichinelle. Selon Philippe Decornet, qui s’est déjà rendu sur place pour mener des audits, «les installations sont fortement automatisées». Une façon de réduire les risques de contamination, mais aussi un moyen de se prémunir face à la pénurie de main-d’œuvre touchant le secteur. «Comme pour les abattoirs, les Belges n’ont plus envie d’y travailler. Ce ne sont pas les conditions les plus agréables», relève l’attaché.
«Fini le temps où on voyait les pattes dépasser!» Tout se passe désormais à l’abri des regards, sous de grandes bâches puis derrière de lourdes grilles métalliques.
Quelques avis d’employés débusqués sur la plateforme d’offres d’emplois Indeed donnent une vague idée de l’ambiance interne. «C’est agréable malgré les odeurs», commente un nettoyeur industriel le 22 janvier 2024. Une autre personne écrit le 23 août 2023: «J’ai évolué assez rapidement d’assistante administrative à planificatrice/répartitrice. Je me suis retrouvée dans une petite équipe sympathique qui s’entraidait toujours en cas de besoin.» «Des collègues sympathiques qui donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des circonstances parfois difficiles», confie un greffier intérimaire le 6 avril 2016. En plus du personnel de l’usine, il faut ajouter les chauffeurs-collecteurs (une quinzaine en Wallonie) sillonnant la Belgique dès l’aube à bord de camions de dix tonnes munis de grappin. Ces derniers parcourent jusqu’à 40 points de collecte selon la quantité à prélever, puis déchargent leur cargaison dans des semi-remorques de 20 à 30 tonnes qui partent ensuite sur le site de Denderleeuw. Pour faire ce boulot, il faut avoir «le cœur solidement accroché», assure Philippe Decornet. En particulier lors d’épidémies comme la fièvre catarrhale – ou maladie de la langue bleue – ayant décimé, rien que l’été passé, 17.000 vaches et moutons (selon les chiffres donnés par Rendac à la presse). «Au pic de la fièvre, les chauffeurs ont été confrontés à des animaux dans un état sanitaire difficile», indique l’attaché qui maîtrise l’art de l’euphémisme. Mais rassurez-vous: «Fini le temps où on voyait les pattes dépasser!» Tout se passe désormais à l’abri des regards, sous de grandes bâches puis derrière de lourdes grilles métalliques. Les voies de l’équarrissage sont rentables, mais impénétrables.