C’est devant les portes coulissantes du bâtiment ultramoderne de l’administration d’Etterbeek que commence notre enquête sur les finances communales. Le bourgmestre Vincent De Wolf (MR) nous accueille, sa fiche récapitulative de l’évolution économique sous les yeux. Depuis maintenant 30 ans, il préside le conseil communal. Lorsqu’il est arrivé, la commune était en faillite et sous tutelle, mais, grâce à des efforts considérables pour réduire les coûts et rembourser les dettes, elle s’est maintenue à flot. Mais en 2021, de l’aveu même du bourgmestre, «la commune a pris un coup sur la tête».
Les mesures exceptionnelles prises face au Covid-19 par les pouvoirs locaux, services de première ligne aux citoyens, n’ont pas laissé leurs finances indemnes. «On a lancé une politique de relance économique, on a donné des primes aux commerçants, on a distribué à toute la population des chèques Broebel, des chèques locaux à dépenser dans un commerce de la commune ou auprès d’un de nos partenaires culturels ou sportifs. Au total, c’est près d’un million d’euros qui ont été investis», raconte le bourgmestre. La commune a calculé l’impact de la crise sanitaire sur les finances locales: «Si l’on tient compte de la pandémie, on a un déficit de 2,2 millions d’euros et, sans ces dépenses extraordinaires, nous aurions eu un déficit de 600.000 euros», explique Philippe Demol, receveur communal. Au total, le Covid a donc grevé de 1,6 million le budget communal. Au-delà des coûts générés par la pandémie, les recettes se sont vues amoindries. «Les taxes pour les commerçants ont été supprimées et l’impôt sur les personnes physiques (IPP) a diminué», complète Vincent De Wolf. Malgré une politique de relance économique, le bourgmestre qualifie la situation financière d’Etterbeek d’économie «à flux tendu»: «Les mauvaises nouvelles ne cessent d’arriver, ce qui a pour conséquence que notre budget de 2022, qui était tout juste en équilibre (38.000 € de bénéfices1), risque de passer en déficit», complète-t-il.
Les mesures exceptionnelles prises face au Covid-19 par les pouvoirs locaux, services de première ligne aux citoyens, n’ont pas laissé leurs finances indemnes.
Impact des inondations sur les finances locales
Un malheur vient rarement seul. Certaines communes wallonnes ont vu s’ajouter à la crise sanitaire la catastrophe des inondations, en juillet 2021. À quelques kilomètres de Verviers, sur les 9.600 habitants que compte la commune de Pepinster, 1.410 ménages ont été touchés par le sinistre. Un an après, une grosse partie des travaux reste encore à réaliser. «Le budget est impacté, mais on ne le verra pas encore cette année puisqu’on a reçu une intervention des assurances et des aides à différents niveaux de pouvoir», explique Virginie Gillet, la directrice financière de la commune wallonne. Les citoyens sinistrés habitant dans l’une des 209 communes répertoriées, peuvent faire appel au Fonds des calamités, une compétence désormais régionalisée. Depuis la catastrophe, Virginie Gillet s’inquiète pour l’avenir: «Ce sont entre 300 et 400 ménages qui ne sont plus sur la commune et qui ne vont donc pas payer leurs précomptes.» Selon l’Union des villes et communes de Wallonie (UVCW), les recettes issues de la fiscalité additionnelle, qui comprennent l’IPP (impôt des personnes physiques) et le PRI (précompte immobilier), représentent une part très importante des recettes ordinaires des communes wallonnes, à savoir 37,2% en 2021.
Belfius, qui chaque année publie une étude sur l’état des finances locales, a détaillé les plus grosses dépenses supportées par les communes, en créant un «panier du bourgmestre». Au total, ce sont les salaires, auxquels on alloue 35 % du budget en moyenne, suivis par la dotation à la zone de police (10 %), celle au CPAS (10 %) et les bâtiments (10 %).
À cela s’ajoutent le rachat et l’aménagement de nouveaux bâtiments, notamment pour l’administration communale de Pepinster qui a elle-même été complètement sinistrée: «Certes l’assurance intervient, mais cela ne couvrira pas toutes les dépenses. Et nous ne savons pas encore à quelle hauteur nous serons accompagnés financièrement par le Fonds. Pour l’instant, les travaux des bâtiments avec les infrastructures sportives sont estimés à 10 millions d’euros», précise la directrice financière de Pepinster. Une grosse partie des travaux devrait commencer à la fin de cette année ou au début de l’année 2023.
Une inflation galopante
Alors que jusqu’ici certaines communes parvenaient tant bien que mal à maintenir un équilibre fragile, l’inflation et la crise énergétique en ont décidé autrement. Maxime Daye est président de l’UVCW et revient sur une des causes conjoncturelles des plus récentes difficultés budgétaires, attribuées en partie à l’invasion russe de l’Ukraine: «Avec la crise géopolitique, les prix des matériaux et de l’énergie ont explosé, tout comme le carburant. Dans les chantiers en cours, les révisions pour construire un bâtiment sont 25% plus chères que le budget initial. C’est énorme, et cela signifie qu’une partie des projets des communes leur coûte tellement cher qu’elles seront dans l’obligation d’en freiner de nouveaux. Il faut aussi s’attendre que l’on rénove moins vite les voiries, les trottoirs.» À l’image des coûts de l’énergie sur le portefeuille de monsieur et madame Tout-le-Monde, les politiques communales sont frappées par l’augmentation de ces dépenses.
Pourtant, la hausse des prix n’impacte pas de la même manière les ménages et les pouvoirs locaux. Belfius, qui chaque année publie une étude sur l’état des finances locales, a détaillé les plus grosses dépenses supportées par les communes, en créant un «panier du bourgmestre». Au total, ce sont les salaires, auxquels on alloue 35% du budget en moyenne, suivis par la dotation à la zone de police (10%), la dotation au CPAS (10%) et les bâtiments (10%). Sur l’année 2022, avec l’inflation, ce ne sont pas moins de quatre indexations salariales, de 2% chaque fois, qui sont prévues. «Avec le même nombre de travailleurs, je vais arriver à quasiment un million d’euros de coût du personnel en plus», s’inquiète Maxime Daye (MR), également bourgmestre de Braine-le-Comte.
Comme l’explique Brulocalis, l’Association de la Ville et des communes de Bruxelles, «à toutes choses égales, le coût total des pensions (les cotisations de base et de responsabilisation) passerait de 300 millions d’euros en 2019 à près de 400 millions d’euros en 2025».
Restrictions budgétaires pour le personnel
En termes de restrictions budgétaires, les communes abordent de manière frileuse la question du non-remplacement des fonctionnaires locaux. La commune bruxelloise de Forest, qui a présenté un projet de budget 2022 dit «technique» avec un déficit de 7,7 millions d’euros, est directement concernée par le problème. Elle travaille désormais avec un inspecteur de la Région afin de redresser la barre et a demandé une aide régionale au ministre des Pouvoirs locaux, Bernard Clerfayt (DéFi).
Forest se serre la ceinture depuis quelques années: «Entre 2016 et 2020, les dépenses de la commune de Forest ont augmenté de 4%, alors que la moyenne des communes bruxelloises a augmenté de 15%. De manière générale, nous dépensons moins que les autres communes, excepté pour les frais de personnel, où l’on se situe dans la moyenne régionale», précise Charles Spapens (PS), premier échevin. Revenir à l’équilibre ne sera pas aisé, concède l’élu: «On n’a pas beaucoup de nouveaux leviers sur lesquels agir; cela va passer principalement par une réduction des dépenses et une augmentation de la fiscalité. On en est aussi au stade d’un examen critique de toutes les personnes à remplacer ou non. On examine au cas par cas chaque départ à la pension. Mais ce n’est pas pour autant que personne n’est remplacé.»
Même son de cloche à Etterbeek: «Nous avons décidé d’engager moins de personnel que ce qui était prévu dans le budget, ce qui pourrait nous permettre de rester à l’équilibre», explique Vincent De Wolf. Pour garder la tête hors de l’eau, les communes en difficulté sont face à des choix cornéliens. C’est déjà ce qui est à l’œuvre à Tournai, par exemple, où la ville est passée sous un plan de gestion du Centre régional d’aide aux communes (CRAC) de la Région wallonne. Ce plan exige d’importants efforts, comme le non-remplacement de deux membres du personnel sur trois qui quitteront l’administration au cours des deux prochaines années.
Fonds de pension: «Le pot est vide»
Avec l’augmentation de l’espérance de vie et l’émergence du «papy-boom», une des questions qui tourmentent beaucoup les gestionnaires locaux, c’est celle des pensions. En effet, les personnes statutaires de la fonction publique locale bénéficient d’un fonds de pension qui leur est propre et qui n’est pas financé par l’Office national de la sécurité sociale (ONSS). Pour Maxime Daye, «le problème, c’est que ce pot est vide. Le gouvernement fédéral a donc mis en place un système d’astreintes et de pénalités, via les cotisations mensuelles, lorsque les communes n’ont pas assez d’agents statutaires pour alimenter le fonds». Comme l’explique Brulocalis, l’Association de la ville et des communes de Bruxelles, «à toutes choses égales, le coût total des pensions (les cotisations de base et de responsabilisation) passerait de 300 millions d’euros en 2019 à près de 400 millions d’euros en 2025, cotisations patronales et personnelles comprises. Ce sont donc pratiquement 100 millions supplémentaires à aller chercher directement dans les budgets communaux sur cinq ans».
«On peut se poser légitimement la question de la responsabilité des communes, car le revenu d’intégration est un revenu subsidiaire. Si des gens se trouvent au CPAS, c’est que la sécurité sociale (compétence fédérale) avait des trous dans son filet de protection.» Philippe Defeyt, économiste
Le paiement des pensions pèse lourd dans le «panier du bourgmestre». «Pourquoi n’a-t-on pas un seul régime de pensions pour tout le monde?», questionne le premier échevin de la commune de Forest. L’économiste Philippe Defeyt partage le même avis: «Cela simplifierait grandement les choses et serait bien plus équitable. L’employeur communal serait mis sur un pied d’égalité avec tout le monde et cela assurerait une continuité des carrières.» L’UVCW demande que cette question soit prise en charge par le fédéral et que les pensions des agents communaux puissent être versées dans le même pot commun que les autres, à savoir l’ONSS.
Des missions qui s’accumulent
Si d’un côté les charges augmentent pour les pouvoirs locaux, de l’autre les niveaux de pouvoir supérieurs leur délèguent toujours plus de compétences, sans que suivent forcément les budgets alloués. Paul-Olivier Delannois (PS), bourgmestre de Tournai, déplore le fait que les décisions prises viennent souvent gonfler la note des communes: «Les normes des zones de secours ont changé, par exemple. À présent, un camion incendie ne peut pas partir avec moins de six personnes à l’intérieur. Cette décision garantit, certes, une plus grande sécurité, mais elle a été prise par le fédéral et imposée aux communes. Afin de rentrer dans les normes, nous avons dû embaucher du personnel.» C’est pour ne pas alourdir les charges, déjà pesantes, sur les épaules des pouvoirs locaux que l’UVCW et la Fédération des CPAS réclament la neutralité budgétaire. «Toutes les décisions qui sont prises par des niveaux de pouvoir supérieurs et qui impliquent les communes doivent être supportées financièrement par ceux qui les imposent, grâce à une dotation complémentaire», explique Maxime Daye.
Cependant, même lorsqu’une dotation est prévue, elle ne couvre parfois pas tous les frais. La commune d’Etterbeek a ouvert il y a quelques années la plus grande crèche de la Communauté française. «Mais c’est un gouffre financier!, déplore le bourgmestre Vincent De Wolf. Les pouvoirs supérieurs poussent les communes à ouvrir plus de crèches, mais les normes d’encadrement sont telles que si l’on engage simplement le nombre de puéricultrices prévu par les subsides, nous sommes en sous-effectif. Tant pour le nettoyage, l’entretien des bâtiments que l’encadrement des enfants, nous avons été obligés d’aller au-delà des normes, et tout ça à notre charge.»
Conséquences sur les politiques sociales
Lorsque les pouvoirs locaux se serrent la ceinture, ce sont, en partie, les politiques sociales qui trinquent. Dans la loi, le CPAS établit son budget et la commune intervient financièrement en cas de déficit. Ce sont donc les communes qui, indirectement, assument en partie les dépenses liées aux revenus d’intégration. Pour Philippe Defeyt, «on peut se poser légitimement la question de la responsabilité des communes, car le revenu d’intégration est un revenu subsidiaire. Si des gens se trouvent au CPAS, c’est que la sécurité sociale (compétence fédérale) avait des trous dans son filet de protection».
Pendant que les communes réfléchissent à limiter leurs dépenses, les inégalités s’accroissent. «Le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration depuis la crise bancaire de 2008 jusqu’à 2020 a augmenté de plus de 60% en Wallonie», informe Luc Vandormael (PS), président de la Fédération des CPAS en Wallonie. Si les communes ne peuvent plus assurer certaines de leurs missions, elles risquent de devenir de simples guichets administratifs et ce sont les personnes les plus précaires qui en pâtiront le plus. À Bruxelles, les répercussions des restrictions budgétaires inquiètent le socialiste forestois Charles Spapens: «Les communes, c’est le niveau de pouvoir le plus proche du citoyen. Par exemple, si l’on réduit les places en crèche, cela aura à terme un impact sur l’emploi des femmes, puisque ce sont encore souvent elles qui quittent leur emploi pour s’occuper des enfants.» Les restrictions budgétaires peuvent pousser certaines communes à envisager des coupes budgétaires dans des services essentiels. À Tournai, le Centre régional d’aide aux communes a proposé au bourgmestre de fermer des maisons de repos: «C’est hors de question, tranche Paul-Olivier Delannois. Déjà, parce que cela conduirait à des licenciements et puis parce que les familles qui ne pourront pas payer une maison de repos privée se retrouveront au CPAS… C’est le serpent qui se mord la queue.»
«Toutes les aides reçues (Covid, inondations…) ont fait du bien, mais on préconise des aides structurelles, et pas ponctuelles, de manière que les budgets des CPAS puissent être consolidés.» Luc Vandormael, président de la Fédération des CPAS wallons
Comment soulager la facture?
La Wallonie a mis en place un plan Oxygène qui consiste à octroyer des emprunts sans intérêts aux communes en difficulté. Tournai en fait partie, mais, comme l’explique son bourgmestre, «on se retrouve à devoir emprunter, certes à des taux intéressants, mais pour financer des dépenses ordinaires (personnel, frais de fonctionnement, etc.)». En parallèle du plan Oxygène, le Centre régional d’aide aux communes demande aux entités locales des efforts importants: pratiquer des synergies, lorsque cela est possible, entre les services communaux et les CPAS, et, du côté des CPAS, rechercher la solution la plus efficiente et la moins coûteuse. Mais à en croire bon nombre de communes, les mutualisations, notamment en termes d’infrastructures sont déjà courantes. En région bruxelloise, le bourgmestre d’Etterbeek assume: «Toutes les économies d’échelle que l’on peut faire en termes de mutualisation sont déjà à l’œuvre.»
Afin d’aller plus loin dans la mutualisation, un décret proposé par le ministre wallon des Pouvoirs locaux, Christophe Collignon (PS) permet désormais la fusion volontaire des communes. Les entités intéressées peuvent soumettre leur candidature, mais rien ne sera contraint. Le ministre a d’ailleurs assuré dans la presse: «Nous ne sommes pas là pour imposer la fusion, cela relève de l’autonomie communale.» Beaucoup de bourgmestres doutent dès lors de l’efficacité de l’approche pour réaliser des économies d’échelle. La proposition de fusion volontaire n’est certes pas la panacée, mais pourrait être envisagée, au cas par cas, comme c’est le cas en Flandre actuellement. Pour Philippe Defeyt, les fusions sont à envisager, surtout pour les petites communes: «Il faut pouvoir atteindre une certaine taille aujourd’hui, car il y a des choses que l’on doit dupliquer à chaque fois que l’on rajoute une entité.» Mais pour lui, avant de réfléchir à fusionner, «il faut redéfinir, avec un œil neuf, la distribution des compétences entre la Région et les pouvoirs locaux et se positionner sur les compétences qui seraient intercommunalisées», précise-t-il.
Les problèmes structurels des gestionnaires locaux ne datent pas d’hier. Pour Luc Vandormael, «toutes les aides reçues (Covid, inondations…) ont fait du bien, mais on préconise des aides structurelles, et pas ponctuelles, de manière que les budgets des CPAS puissent être consolidés». La lasagne institutionnelle belge ne facilite pas la tâche et, si toutes les communes sont touchées de près ou de loin par des difficultés financières, chacune est face à des défis différents. Il faudra garder en tête la spécificité (superficie, géographique, densité de population, indices socio-économiques, etc.) de chaque commune afin d’assurer la pérennité du plus petit niveau de pouvoir, maillon essentiel de la chaîne. Comme le soulevait Vincent De Wolf, «les communes servent-elles à dépenser moins d’argent, ou bien à sécuriser les rues, à les éclairer, les nettoyer, faire de la prévention, aider les citoyens les plus précaires, trouver des logements, fournir des écoles?».
Le résumé:
1. On parle de bénéfice lorsque l’écart mesuré entre une charge estimée a priori et une charge réalisée a posteriori est positif. On parle boni lorsque cet écart génère un bénéfice et de mali lorsque cet écart génère un déficit.