Relancer et modifier la machine. Bientôt, en Belgique et dans les autres pays européens, ce sera le moment de la relance économique. Une relance qui aura pour but de répondre à une crise économique et sociale engendrée par la crise sanitaire mais qui devra aussi faire avancer la cause environnementale. Mais comment faire? Par quoi commencer? Quels sont les leviers à actionner dans un monde qui fait face à une multitude de crises? Comment investir massivement pour y répondre alors que notre pays croule sous des tonnes de dettes? Pour Olivier Malay, docteur en sciences économiques (UCLouvain) et membre du service d’études de la CSC Alimentation et Services, des solutions existent, mais répondre à tous ces enjeux ne sera pas simple.
Alter Échos: Tout d’abord pouvez-vous nous expliquer ce qu’est une crise économique?
Olivier Malay: Il s’agit d’une dégradation brutale de l’activité économique. Souvent, elle plonge l’économie dans une spirale négative. Par exemple, lorsque des entreprises sont à l’arrêt ou font faillite, des travailleurs perdent leur job et leur revenu. Du coup, ils dépensent moins d’argent dans les magasins ou auprès d’autres entreprises. Celles-ci ne parviennent alors pas à écouler leur production et perdent de l’argent. Elles se mettent donc à licencier certains de leurs travailleurs pour rétablir l’équilibre, et cetera, et cetera. Ensuite, il existe toute une série de conséquences à une crise. Des conséquences sociales bien évidemment, mais aussi psychologiques, sanitaires, mais aussi pour l’État qui voit dans la plupart du temps sa dette augmenter.
AÉ: Les causes des crises économiques sont-elles toujours les mêmes?
OM: Non. Par exemple, cela peut être dû à une hausse des prix des matières premières. C’est notamment ce que l’on a connu dans les années 70 avec la hausse des prix du pétrole qui a fragilisé les entreprises. La crise écologique pourrait engendrer une crise économique de ce type. Autre cause, c’est quand des banques décident de prêter beaucoup d’argent (trop d’argent) à des ménages qui seront incapables de rembourser. Quand un grand nombre de ménages n’arrive pas rembourser, des banques font faillite, les autres ne prêtent plus d’argent, l’économie s’arrête et, hop, on a une crise. C’est ce qui s’est passé en 2008. Cette crise est venue d’un dysfonctionnement interne à l’économie, de l’avidité des banques à la suite de la dérégulation du secteur financier. Aujourd’hui, en revanche, la crise économique que nous connaissons vient d’un événement extérieur à l’économie, elle vient d’un virus. Les restrictions, les fermetures de certains secteurs économiques, d’industries et de commerces, font que l’activité économique s’arrête et des entreprises font faillite.
AÉ: Selon vous, quels sont les leviers que les gouvernements peuvent actionner pour éviter que les conséquences de la crise économique actuelle ne soient trop fortes?
OM: Je considère qu’il existe trois leviers qui doivent aujourd’hui être activés pour sortir de cette crise. Le premier consiste à mettre en place des mesures de soutien pour essayer de minimiser la spirale négative dans laquelle nous nous trouvons. Il faut d’abord empêcher que les entreprises saines fassent faillite. C’est par exemple l’intérêt des mesures de chômage temporaire ou des prêts garantis. Cela permet également d’éviter une explosion des inégalités et une diminution trop grande de la consommation des ménages. Ensuite, un deuxième levier consiste à augmenter le pouvoir d’achat des ménages. C’est primordial pour aider les entreprises à repartir plus vite. Il serait possible, par exemple, de décider une véritable hausse des salaires (et ça tombe bien, la Belgique est en pleine phase de négociation salariale). C’est par exemple ce qui est fait actuellement aux États-Unis lorsque Joe Biden propose de relever le salaire minimum à 15 dollars. Mais ce n’est pas la seule manière d’augmenter le pouvoir d’achat. L’État peut augmenter les prestations de la sécurité sociale ou des services publics, en augmentant les pensions, les allocations sociales ou en diminuant le prix des médicaments ou des transports en commun. Enfin, et c’est pour moi le plus important, l’État doit faire de grands plans d’investissements publics, en ciblant des domaines identifiés comme étant sous-investis (par exemple les infrastructures) ou porteurs d’avenir (les secteurs «durables», technologiques, biotech…). Ici, on ne parle pas tant de relance à court terme par la consommation des ménages, mais d’investissements publics de long terme. S’ils sont décidés rapidement et bien ciblés, ils permettent de contrer les effets négatifs de la crise et d’améliorer durablement la situation. C’est sans doute la meilleure manière de sortir d’une crise ou même plus généralement de gérer l’économie.
AÉ: Vous venez juste d’évoquer les secteurs durables et donc la crise écologique. Mais en disant qu’il faut aider toutes les entreprises et pousser à la consommation, cela ne risque-t-il pas d’aggraver la crise écologique?
OM: Vous avez raison de soulever ce point. Un récent rapport de l’ONU calculait que, si les émissions de CO2 ont baissé de 7% à la suite de l’arrêt partiel de l’économie, la reprise va nous orienter vers un réchauffement de plus de trois degrés d’ici à 2100. Et la relance va augmenter la consommation de biens et services non polluants, mais aussi de biens et services polluants. Pour favoriser les premiers, il faudrait, en parallèle aux plans de relance, conditionner les aides aux entreprises à des objectifs environnementaux. Par exemple en les contraignant à utiliser de nouvelles technologies propres, à s’insérer dans des démarches d’économie circulaire, ou à rendre l’ensemble des bâtiments quasi passifs. De grandes réformes devraient également être menées. On peut par exemple rendre les transports en commun gratuits et rendre l’isolation des bâtiments «gratuite» également via un système de tiers payant subsidié. Cela permet de rendre du pouvoir d’achat aux ménages mais aussi de limiter la pollution liée aux transports ou au logement.
«Par exemple, l’État a mis 300 millions d’euros sur la table pour renflouer les caisses de Brussels Airlines, sans conditions écologiques. C’est une très grosse erreur, il aurait fallu imposer à la compagnie l’utilisation de techniques moins polluantes, et au secteur une limitation des vols courte distance.»
AÉ: Selon vous, la Belgique a-t-elle pris ce chemin que vous décrivez?
OM: Malheureusement non, ou peu. La Belgique a surtout essayé de sauver les secteurs économiques. Mais jamais elle n’a réellement posé de conditions à ces aides. Par exemple, l’État a mis 300 millions d’euros sur la table pour renflouer les caisses de Brussels Airlines, sans conditions écologiques. C’est une très grosse erreur, il aurait fallu imposer à la compagnie l’utilisation de techniques moins polluantes et au secteur une limitation des vols courte distance. Ensuite, le plan de relance belge ne sera pas suffisant, et c’est regrettable. Nous allons bénéficier de 6 milliards grâce au plan de relance européen «Next Generation UE» et les entités fédérées belges ont annoncé qu’elles dégageront environ 7,2 milliards supplémentaires. Un total de 13 milliards d’euros alors qu’il faudrait plus de 30 milliards selon le Fonds monétaire international.
AÉ: Pourquoi n’a-t-on pas fait ces choix?
OM: Tout d’abord parce que le rapport de force est pour le moment du côté du secteur privé qui ne souhaite pas risquer d’être taxé et devoir contribuer à l’effort. Mais aussi parce que le gouvernement souhaite limiter les investissements publics pour éviter que la dette publique ne s’envole de trop.
AÉ: On a beaucoup entendu parler de la dette publique ces derniers temps. Pouvez-vous d’abord nous expliquer ce que c’est?
OM: Chaque jour, l’État réalise des dépenses (services publics, investissement) et accumule des recettes (impôts, revenus des entreprises publiques). Lorsque, sur une année, les dépenses sont supérieures aux recettes, l’État est déficitaire. Pour combler ce manque de recettes, l’État va donc décider d’emprunter de l’argent à des acteurs divers et variés (investisseurs étrangers, banques, particuliers belges, etc.), et il va donc s’endetter. Par exemple, cette année, l’État belge s’est beaucoup endetté parce qu’il a dû beaucoup dépenser pour aider l’économie à tenir, tout en recevant moins de recettes. Ainsi, ce qu’on appelle la dette publique, c’est l’ensemble des dettes qu’a contractées l’État. Aujourd’hui, la dette belge pèse plus de 100% du PIB, ce qui peut paraître énorme.
AÉ: On entend souvent que la dette est mauvaise en soi. Est-ce vrai selon vous?
OM: Tout dépend d’où vient cette dette et à quoi elle sert. Si elle permet à l’État d’investir dans de bons investissements de long terme et dans une relance écologique, sociale et un minimum rentable, la dette permet de créer le monde de demain, tout simplement. Si c’était le cas, elle serait loin d’être mauvaise. En revanche, la dette belge d’aujourd’hui est surtout due à une baisse des recettes, qui est orchestrée depuis plus de 30 ans: on a baissé les impôts sur les plus fortunés et les entreprises, on a créé des niches fiscales, on perd des recettes à cause de l’évasion fiscale, etc. Notre dette est aujourd’hui non productive malheureusement. Une telle dette, si on dit qu’elle est mauvaise, c’est parce qu’elle ne sera pas remboursée par des investissements, et qu’en plus l’État devra payer des intérêts dessus. Alors par chance, aujourd’hui, les taux d’intérêt sont proches de zéro. Donc la nouvelle dette belge est presque gratuite.
AÉ: Pouvons-nous continuer à nous endetter?
OM: En réalité, dans l’état actuel des choses, nous n’avons pas le choix. Si nous souhaitons réussir une transition écologique et sociale, il va falloir investir massivement et donc s’endetter. D’autant plus qu’aujourd’hui nous avons tout intérêt à le faire vu que les taux d’intérêt restent bas. Donc, oui, nous pouvons et, oui, nous devons.
AÉ: Mais cette dette, il faudra bien la rembourser un jour?
OM: Pour le moment, la dette on ne la rembourse pas vraiment. On la fait rouler: c’est-à-dire que l’on contracte un nouvel emprunt pour rembourser celui qu’on avait fait auparavant. Aujourd’hui il est même rentable de faire ça parce que la dette ne coûte rien. Mais un jour, les taux d’intérêt remonteront. Pour ne pas payer trop d’intérêts sur la dette à ce moment-là, il faudra l’avoir en partie remboursée. Soit par le fruit des investissements, soit quelqu’un devra payer. Et ce sera ou les travailleurs ou, plus généralement, la population, comme après 2008. Soit il faut mettre les plus fortunés à contribution, comme l’a d’ailleurs récemment proposé le secrétaire général de l’ONU António Guterres.
«Si la dette permet à l’État d’investir dans de bons investissements de long-terme et dans une relance écologique, sociale et un minimum rentable, elle permet de créer le monde de demain, tout simplement. Si c’était le cas, elle serait loin d’être mauvaise.»
AÉ: Pour conclure, le problème d’aujourd’hui n’est-il pas que nous ne sommes pas face à une seule crise, mais à une multitude de crises (économique, sociale, environnementale, démocratique) et que cela rend le travail et les choix du politique encore plus compliqué?
OM: Effectivement, cette multitude de crises rend le travail politique plus difficile. Typiquement si le gouvernement décide après cette crise de prendre des mesures d’austérité budgétaire, il va accroître la crise sociale. S’il soutient l’industrie aéronautique, il aggrave la crise environnementale. Mais il ne faut pas dire qu’il n’existe pas de solution. Il y en a mais il faut changer le logiciel économique. Je donne un exemple: si on s’attaque à la crise sociale en augmentant les salaires et les budgets des CPAS, si on partage le temps de travail, on résout une partie de la crise sociale. Si, dans le même temps, on augmente la contribution fiscale des plus riches et des grandes entreprises, la population se rend bien compte que le gouvernement est véritablement de son côté et on résout en partie la crise démocratique. Si les gens ont davantage confiance dans le gouvernement pour ces raisons, on pourra plus facilement embrayer pour réaliser une transition écologique digne de ce nom. Tout n’est pas si simple, mais il y a des solutions qui allient économie, écologie et social. La difficulté, c’est que, pour les financer, il faut s’attaquer aux intérêts des puissants. Bien sûr, ces derniers refuseront toute taxe sur les grandes fortunes, par exemple, et il faudra un sacré rapport de force des syndicats et de la population pour l’imposer. Mais il n’y a pas d’autre issue: c’est ça, ou les puissants imposeront dix ans d’austérité budgétaire à la population.