Intégrer davantage l’analyse de genre de la justice afin que le droit soit égalitaire dans la pratique, c’est l’objectif d’une dizaine de femmes juristes, avocates ou notaires qui ont lancé en mai dernier l’association Fem & Law.
La justice, institution fondamentale de la démocratie, a pour mission de garantir l’équité et un fonctionnement égalitaire de la société. Et pourtant, que ce soit dans les lois, les procédures au pénal ou au civil ou encore dans l’exécution des peines, la justice peut engendrer des inégalités et discriminer les femmes. Partant de ce constat, huit femmes – avocates, juristes ou notaires, amies ou collègues sensibilisées aux questions de genre – ont lancé en mai dernier l’association Fem & Law. Chacune dans son domaine – droit de la famille, d’asile, droit commercial,… – partage la même conclusion: les droits des femmes s’arrêtent aux portes du palais de justice.
Sexisme dans la profession
Leur première «action» remonte à une conférence sur la liberté d’expression organisée il y a quelques mois par le Barreau de Bruxelles. Les experts invités ne sont que des hommes. Les membres de Fem & Law interpellent alors Patrick Henry, président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone de Belgique, sur l’absence de femmes. «Dans sa réponse, il nous a qualifiées de ‘masses perturbatrices’, ce qui est en fait une contrepèterie de masturbatrices», explique Marie Doutrepont, avocate spécialisée en droit des étrangers membre de Fem & Law. Elle sort sa carte professionnelle qui indique qu’elle est «avocat», au masculin. «Cela n’est pas anecdotique!, défend-elle, c’est le reflet d’un sexisme bien prégnant dans notre profession, et si, au sein de l’ordre de la justice, il n’y a pas d’ouverture, c’est la preuve que la société va mal.»
Chacune dans son domaine – droit de la famille, d’asile, droit commercial,… – partage la même conclusion: les droits des femmes s’arrêtent aux portes du palais de justice.
Les membres de Fem & Law veulent faire entendre que la justice traite différemment les justiciables hommes ou femmes, souvent au détriment des femmes. Marie Doutrepont le constate au quotidien dans ses dossiers relatifs aux droits des étrangers. Dans la procédure de regroupement familial par exemple, «une femme doit rester cinq ans au domicile de son conjoint pour être régularisée. Il y a des exceptions en cas de violences conjugales, mais la victime doit, pour en bénéficier, avoir un travail, ce qui peut être parfois très compliqué. Je me retrouve donc dans des situations où, moi, féministe, je dois dire à des femmes ‘Retourne chez ton mari violent’ si tu veux avoir des papiers», déplore l’avocate. Selon elle, «les demandes des femmes sont systématiquement subordonnées à celles du mari. Tout est envisagé du point de vue de la crédibilité de l’époux. On ne tient jamais compte de sa ‘condition’ de femme». Et d’expliquer le cas récent d’une femme érythréenne en demande d’asile. «Le CGRA n’a pas jugé utile de retenir le viol qu’elle a subi dans son pays d’origine comme une persécution, il ne l’a pas tout simplement pas mentionné dans sa décision de refus», explique l’avocate.
Des lois égalitaires… en principe
Si, dans les jugements, les inégalités entre les hommes et les femmes existent, les lois sont en revanche égalitaires. Ou presque. «La dernière loi expressément inégalitaire remonte au 8 mai 2014», explique Oriana Simone, avocate en droit familial au Barreau de Bruxelles et présidente de Fem & Law. Il s’agit de la loi sur la transmission du nom à l’enfant. Dans sa version initiale, elle laissait le choix aux parents de choisir le ou les noms de famille qu’ils désiraient pour leur enfant. Quand les parents n’étaient pas d’accord, le nom du père était donné automatiquement à l’enfant. La Cour constitutionnelle a annulé cette disposition estimant que cela revenait à donner un droit de veto au père. Dorénavant, en cas de désaccord quant au nom à donner à leur enfant ou en l’absence de choix, l’enfant porte les noms du père et de la mère accolés par ordre alphabétique.
«On a l’impression, en articulant féminisme et droit, de s’attaquer à quelque chose d’inattaquable», Oriane Simone, avocate en droit familial au Barreau de Bruxelles et présidente de Fem & Law.
«Il existe aussi des lois qui, pourtant présentées comme égalitaires, pénalisent les femmes, parce qu’elles ne tiennent pas compte des réalités sociologiques des femmes et/ou des inégalités structurelles de la société», poursuit Oriana Simone. Elle l’illustre par la loi du 28 janvier 2003 visant à l’attribution du logement familial au conjoint ou cohabitant légal victime d’actes de violence physique de son partenaire. Cette loi, dont l’objectif est de protéger la victime souvent contrainte de déguerpir de son logement, prévoit une attribution préférentielle du logement en faveur de la victime de violences conjugales. Oriana Simone souligne de nombreux manquements, en défaveur des victimes, qui sont en majorité des femmes: «La loi ne tient pas compte des violences verbales et psychologiques. La jurisprudence a en outre jugé opportun de préciser que les actes de violence devaient être ‘sérieux’ comme s’il existait des actes de violence non sérieux… En outre, et alors même que la loi avait pour objectif de ne pas ‘survictimiser’, doctrine et jurisprudence se sont empressées de s’inquiéter des intérêts économiques du conjoint violent, le conjoint victime devant naturellement payer une indemnité d’occupation, qui s’apparente en réalité à un véritable loyer, soit un beau placement immobilier. Enfin, et bien que les travaux préparatoires aient visé expressément les femmes comme groupe à protéger, puisque ce sont elles qui sont majoritairement victimes de violence, la notion de violence ‘réciproque’ a vu le jour. Certains juges retenant ce qualificatif même quand l’épouse explique être en état de légitime défense…» L’association Fem & Law chausse aussi ses lunettes de genre pour analyser la loi sur l’hébergement alterné égalitaire. Dans sa pratique, Oriana Simone constate aussi que cette loi a un impact différencié sur les hommes et sur les femmes, au détriment des femmes à nouveau. «Dans des cas de violence conjugale par exemple, elle peut servir de moyen de pression aux hommes qui veulent garder un contrôle sur leur ex-conjoint au travers des enfants», souligne-t-elle.
Diffuser du savoir
«On a l’impression, en articulant féminisme et droit, de s’attaquer à quelque chose d’inattaquable, confie Oriana Simone. La justice est encore patriarcale, et il est n’est pas évident d’y plaider des questions de genre. Quand j’adopte des défenses qui s’inspirent des théories juridico-féministes, je ne suis pas entendue, on me prend pour une hystérique.» Dans ce contexte, les membres de l’association confient «parfois se museler elles-mêmes et ne pas sortir d’arguments trop féministes» pour «être prises au sérieux».
Face à l’ampleur du défi, l’association – se décrivant comme «militante et scientifique» – va d’abord tenter de produire de la connaissance, car les inégalités au sein de l’institution judiciaire proviennent d’une grande ignorance au sein des praticiens. «Nous n’avons pas eu un seul cours sur le genre durant nos études de droit, déplore la présidente. On parle pourtant en droit du travail de la lutte ouvrière, pourquoi ne pas parler de la conquête du droit de vote par les femmes dans un véritable cadre de lutte de classes? Le droit est neutre, mais la neutralité est souvent masculine.» Fem & Law a pour ambition de publier des analyses sur les discriminations du droit à l’égard des femmes au sein des revues scientifiques professionnelles. Et si les textes ne sont pas acceptés par les comités rédactionnels? «On publiera notre propre revue professionnelle», lancent les jeunes femmes déterminées.
En savoir plus
Lire le dossier de l’Alter Echos 456-457, «famille et droit : la loi du genre», décembre 2017
«Make Equity: une app au service de l’égalité des genres», Alter Échos n° 447, Alexandre Decoster , 17 mai 2017