À l’approche de midi, l’heure est au nettoyage de la cuisine, efficacement pris en charge par deux laveurs peu loquaces. Au fond de leurs fauteuils types scandinaves, Odile et Oksanna ne sont pas (encore) dans l’urgence de l’heure de table et prennent donc le temps de détailler leur concept Horeca, baptisé Nakhati. Installées depuis le mois de mars dans une surface commerciale de la rue des Bouchers, en plein centre de Bruxelles, ces deux sœurs d’une famille belgo-ukrainienne recomposée ont établi un restaurant de cuisine slave revisitée avec des produits du terroir, doublé d’un espace culturel. «Un lieu de loisirs pour adulescents», résument-elles en offrant la visite de la petite foire artisanale achalandée sur les tables du restaurant où se mélangent matriochkas de République tchèque, colliers traditionnels ukrainiens et bières bruxelloises. L’idée du projet est née durant l’entre-deux-confinements, lorsque les sœurs organisaient des électro-brunchs. Freinées par la situation sanitaire dans leur développement et leur recherche d’un point de chute, Odile et Oksanna ont posé leur candidature à Kokotte, l’incubateur horeca de hub.brussels qui permet de tester son concept pendant quatre mois dans un resto éphémère.
Cuisine, bar et mobilier, les deux entrepreneuses ont tout à leur disposition pour lancer leur activité. «C’est bien que Kokotte continue pendant la crise: ça permet à des jeunes comme nous de rêver et de ne pas être limitées dans nos choix de travail, sourit Oksanna. Sans cela, on aurait subi la crise de plein fouet.» Passées par les bureaux de l’État et de multinationales dans une autre vie professionnelle, les deux néo-indépendantes se limitent pour le moment logiquement au take away. Suffisant pour fidéliser les premiers clients, mais aussi pour accumuler les premières factures. Bon prince, hub.brussels met toutefois le loyer du resto entre parenthèses tant que l’Horeca n’a pas totalement rouvert ses portes. «Notre rôle est de limiter les risques tout en incitant les porteurs de projet à voir les choses de façon différente, à être créatifs et à se donner les moyens d’assumer un commerce de manière autonome», précise Aurélie Laïos, chargée de projets pour Kokotte.
Tendance à l’accompagnement
De son bureau situé dans les anciens dortoirs d’une caserne militaire en plein centre de Charleroi, Noël Lassoie en est persuadé: le coronavirus a permis à beaucoup de gens de se dégager de nouvelles pistes professionnelles. Le directeur de SACE, l’un des premiers incubateurs de Wallonie actifs dans l’accompagnement de demandeurs d’emploi à la création d’entreprise, compare même la situation actuelle à celle de 2009. À l’époque, la répercussion économique de la crise financière s’est matérialisée par une diminution des embauches, des intérims, bref du travail disponible. «Certains parmi ceux qui ne parvenaient plus à mettre leur savoir-faire à la disposition d’autrui se sont alors dit qu’il était temps de se lancer à leur propre compte. Aujourd’hui, on remarque aussi que ces porteurs de projet sont beaucoup plus éloignés de l’entrepreneuriat qu’en temps normal: ils arrivent avec l’idée et seulement l’idée. Le parcours d’accompagnement est donc beaucoup plus long.» Qu’importe, pour le dirigeant carolo, l’essentiel est bien là: il existe désormais une réelle prise de conscience de l’importance de l’accompagnement, quelle que soit la formule.
«Aujourd’hui, on remarque aussi que ces porteurs de projet sont beaucoup plus éloignés de l’entrepreneuriat qu’en temps normal.» Noël Lassoie, SACE
Malgré un petit recul de 2,4% par rapport à l’année précédente selon un rapport du bureau d’analyse Graydon pour l’Unizo, l’organisation des PME flamande, 2020 a engendré un certain entrepreneuriat puisque près de 100.000 nouvelles entreprises ont vu le jour. Mais la crise sanitaire a de facto mis plusieurs secteurs sur la touche. Basée à quelques encablures du port de Bruxelles, Greenbizz est une couveuse publique pour start-up en économie durable. Ses bureaux et ateliers de production, installés dans un superbe bâtiment orné de verre et rempli d’arbres, accueillent aujourd’hui 45 sociétés, soit trois de plus qu’en 2020. «Toutes n’ont pas pu faire face à la crise sanitaire», observe toutefois le CEO Jean-Marc Bryskère. «Sans activité digne de ce nom, trois sociétés liées à l’Horeca et à l’événementiel ne parvenaient plus à payer le loyer de leur bureau. Elles ont donc préféré partir pour resserrer leurs coûts dans l’espoir de se relancer.» Leurs remplaçants sont principalement des entrepreneurs de 25-40 ans désireux d’avoir un impact vert tout en restant dans leur secteur de prédilection. Ils créent des sneakers durables, du saké à base de riz européen ou développent des projets de végétalisation urbaine, mais ne se hasardent pas à l’événementiel ou l’Horeca. «J’espère que ce type de projet pourra réapparaître au second semestre 2021, argue Jean-Marc Bryskère. L’Horeca va d’abord devoir redémarrer et retrouver une rentabilité.» En d’autres termes: rebondir.
Le boom de l’ICC
Au rayon des secteurs qui ont déjà rebondi, on retrouve l’ICC, pour Industries culturelles et créatives. Emménagé dans un immeuble tout neuf en bord de Sambre quelques semaines avant le premier confinement, le hub créatif namurois TRAKK a rapidement dû fermer ses portes (relire «Tiers-lieux: défricheurs d’alternatives», Alter Échos n° 490, janvier 2021, Manon Legrand). Il a par conséquent craint pour sa quinzaine d’entreprises incubées et ses futurs porteurs de projets potentiels. «Beaucoup de gens attendent du TRAKK de pouvoir s’y retrouver, d’y échanger de manière informelle», engage Laura Latour, chargée de projet. «La situation est donc frustrante… Mais elle nous a aussi apporté plein de choses auxquelles on n’aurait pas pensé: digitaliser des programmes de formation, créer des podcasts pour découvrir l’univers du fab lab – laboratoire de fabrication, NDLR –, diffuser des tutos en ligne, etc.» Cette digitalisation partielle de l’accompagnement des porteurs de projet a permis de séduire certains acteurs qui n’avaient pas eu l’occasion de dégager du temps pour du présentiel. Mais les entrepreneurs aussi ont développé cette capacité à se réinventer face à la crise. «On a senti que les gens avaient plus de temps pour utiliser concrètement les machines du fab lab, illustre Laura Latour. Il y avait des projets d’indépendants complémentaires, mais aussi des entrepreneurs qui voulaient acquérir des compétences en 2D ou 3D. Je pense par exemple à cette chapelière qui a intégré les machines numériques dans la création de ses gabarits ou cette chocolatière qui utilise les nouvelles technologies dans le packaging de ses tablettes.»
Au rayon des secteurs qui ont déjà rebondi, on retrouve l’ICC, pour Industries culturelles et créatives.
Voie royale aux jeux vidéo
Et puis il y a les secteurs dynamiques, ceux pour qui la crise est (presque) passée inaperçue. Le jeu vidéo en fait partie. «Beaucoup de gens ont joué aux jeux pendant le confinement et le secteur est de toute façon en plein développement. Pour nous, c’était clair: plus tôt on se lançait dans l’incubation, plus vite on pouvait affiner notre modèle pour atteindre une vitesse de croisière.» Didier Mattivi est le fondateur de Wild Bishop, une boîte liégeoise de création de jeux vidéo qui a lancé le premier incubateur wallon du genre début 2021. L’objectif? Faire sortir le créateur de jeu de la case «amateur», à savoir en après-journée et entre potes, pour le faire entrer dans un vrai projet de vie, à savoir son métier. Cet hiver, le premier appel à projets de Wild Bishop a rassemblé huit candidats, dont deux ont été sélectionnés par un jury indépendant pour être incubés deux mois durant. «Pour présenter un projet, il faut au minimum être au stade du concept, connaître les grandes lignes du jeu et son univers», précise Didier Mattivi. Au bout de ces huit semaines, l’une des deux équipes de créateurs est sélectionnée par un nouveau jury et est ensuite incubée pendant huit mois par Wild Bishop, qui consacre alors tout son temps au développement du jeu. Enthousiasmé par la réussite du premier appel à projets, Didier Mattivi prépare déjà le deuxième et se renseigne pour attirer les créateurs de manière encore plus systématique tout en liant des partenariats avec différentes écoles. «C’est clair qu’il y a un marché à prendre, mais le jeu reste un produit culturel: beaucoup d’appelés, peu d’élus, prévient le Liégeois. Un créateur peut mettre toutes les conditions de son côté pour réussir, il ne pourra jamais anticiper la réaction du public.»