Une poignée de jeunes dits «radicalisés» sont enfermés en institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ). Comment travaille-t-on avec eux? Quel est le profil de ces jeunes? L’IPPJ est-elle une réponse adaptée à ces mineurs en révolte?
Les mineurs radicalisés et enfermés en IPPJ sont seulement cinq, mais sont l’objet de nombreuses attentions. Des questions parlementaires sont posées à leur sujet. Le délégué général aux Droits de l’enfant, Bernard De Vos, les a tous rencontrés. Et les médias s’intéressent de près à leur sort.
Le phénomène intrigue toujours. À l’instar d’autres pays d’Europe, la Belgique est régulièrement confrontée au départ de certains de ses jeunes, en Syrie, partis sous la bannière de l’État islamique. Même s’il s’agit plus rarement de mineurs, ces derniers sont aussi approchés par des groupes radicaux, ou extrémistes, qui tentent d’utiliser leurs frustrations afin d’en faire la matrice d’un engagement violent. Certains commettent un «fait qualifié infraction» et se retrouvent en IPPJ, sur décision du juge de la jeunesse.
Il semble impossible de décrire un «profil» homogène de ces jeunes. Toutefois, selon Nicole Clarembaux, directrice de la coordination des IPPJ au sein de la direction générale de l’Aide à la jeunesse, «ces mineurs ne viennent pas forcément de milieux carencés comme d’autres jeunes en IPPJ, il n’y a pas forcément de problèmes de délinquance dans la famille ou de trafic de stupéfiants. Certains sont même bien intégrés dans un parcours scolaire».
Pour Bernard De Vos, la «seule constance», c’est qu’il s’agit d’adolescents qui portent «une blessure morale qu’ils cumulent à une conscience de l’injustice». Des jeunes, souvent mal dans leur peau, sensibles à un discours qui les valorise via des activités philanthropiques ou une aide aux personnes victimes du conflit syrien. Un discours qui permet de les «capter», puis de les couper de leur milieu social familier. «Des recruteurs saisissent une faiblesse pour les enrôler dans un conflit qui les dépasse», nous explique Mohamed Azaitraoui, conseiller musulman en IPPJ.
Déconstruire les discours
Ces cinq jeunes, dont deux filles, ont été placés en milieu fermé par un juge de la jeunesse pour «association de malfaiteurs» ou «participation à des activités terroristes». Certains sont enfermés depuis des mois. L’un d’entre eux l’est depuis bientôt un an. Les jeunes filles ont été placées en IPPJ juste avant leur départ en Syrie.
«Dans certains cas, le processus d’embrigadement a été très loin. Pour détourner le jeune de cette influence subie, c’est aussi un travail très long», affirme Seyfi Kumlu, responsable pédagogique de l’IPPJ de Fraipont.
Faut-il pour autant que ce travail ait lieu en IPPJ? Alberto Mulas, conseiller au cabinet du ministre de l’Aide à la jeunesse Rachid Madrane, en est convaincu: «Il est utile d’extraire ces jeunes du milieu familial, du milieu social, pour créer un état de réflexion, pour couper la source de l’endoctrinement.»
L’idée est donc de recréer du lien avec ces jeunes, de les confronter à d’autres discours. «Au début, les jeunes opèrent un repli défensif, explique Seyfi Kumlu. Ils ne nous voient pas comme une aide. Après tout, ils sont enfermés. Ils estiment être ‘dans les mains des mécréants’.»
Tisser un lien de confiance, sortir des postures est un travail de longue haleine. Dans ce contexte de méfiance, de regards en coin, la difficulté est de créer le contact. Pour ce faire, l’administration a pu compter sur le soutien des conseillers philosophiques et religieux. À commencer, bien sûr, par le conseiller musulman. «C’est un interlocuteur qui n’est pas ‘préjugé’, affirme Seyfi Kumlu, car on lui suppose une connaissance de l’islam qui n’est pas la nôtre. C’est un facilitateur, il entame un dialogue et apporte une autre vision de l’islam à ce jeune.» Ce que confirme Mohamed Azaitraoui: «Mon rôle, c’est d’écouter ces jeunes qui sont victimes des phénomènes de radicalisation et d’essayer de déconstruire le discours qu’ils ont subi.» Un rôle pas toujours évident à jouer: «Certains jeunes radicalisés sont en recherche de sens, ils sont dans l’hésitation. Là, l’IPPJ peut leur apporter quelque chose. Mais d’autres sont très loin, extrêmement radicaux. Là, je pense que l’IPPJ ne pourra pas leur être d’une grande aide.»
Dans ces cas extrêmes, le conseiller musulman se sent parfois «seul», car il est bien l’unique personne qui puisse évoquer avec le jeune des discours religieux. Et encore…
Un retour en famille?
Le responsable pédagogique de Fraipont tient à préciser que l’ensemble de la démarche pédagogique ne s’appuie pas sur le seul conseiller musulman: «Les enjeux pour ces jeunes sont les mêmes que pour la plupart des jeunes fragilisés, il y a un travail de socialisation à réaliser.»
On souhaite donc, au sein de l’administration, ne pas trop différencier ces jeunes. Ils sont intégrés à la vie en groupe et participent aux mêmes activités que les autres. L’administration estime que les «risques de prosélytisme» n’existent pas: «Les jeunes sont toujours sous la supervision d’un adulte et dorment dans des chambres individuelles», nous dit-on.
Les jeunes radicalisés assistent comme les autres, aux «cours d’habileté sociale» proposés en IPPJ, dont l’idée est de «permettre à des jeunes d’être conscients de leurs atouts, de leurs acquis». Ils participent aussi au programme EPTO (European Peer Training Organisation) qui vise à «prendre conscience des processus d’inclusion et d’exclusion», en portant attention au parcours des autres jeunes de l’IPPJ. Enfin, le rôle des «éducateurs référents» est mis en avant, «car c’est lui qui va accompagner le jeune dans sa démarche de socialisation».
Dans les cas où le jeune a pu «prendre conscience» de son propre embrigadement, un retour en famille est envisageable. Un retour accompagné intensivement par des travailleurs sociaux.
Sévérité excessive?
Le choix du placement de ces jeunes en IPPJ n’est pas forcément contesté, en lui-même, par le délégué général aux Droits de l’enfant. «Pour certains, un coup d’arrêt, un rappel à la loi, dans un temps limité, peut être utile.» Mais selon lui, certains de ces jeunes ont été l’objet d’une «sévérité excessive, mobilisée par la peur face à des questions qui nous dépassent».
Bernard De Vos trouve que «les motifs des ordonnances de placement ont été un peu légers. Ils sont très jeunes et la plupart ont été arrêtés dans le cadre de premiers faits qualifiés infractions, sans parcours de délinquance préalable. Certains ne sont pas désaffiliés, suivent une scolarité régulière».
Le sens d’une prise en charge de ces jeunes est bien de «savoir ce qu’ils peuvent apprendre sur eux-mêmes, de donner du sens à leur existence». Dès lors, le délégué aux Droits de l’enfant s’interroge: «Je ne suis pas certain que l’IPPJ soit le meilleur lieu pour effectuer ce travail.» Bernard De Vos plaide pour des solutions plus créatives, peut-être des séjours de rupture humanitaire, des «périodes d’activité en pleine nature, avec une équipe d’encadrement un peu costaude. Ou un
e prise en charge dans le milieu de vie». Quelque chose qu’il faudrait peut-être encore inventer mais qui ne soit pas restreint à l’enfermement.
Chez Rachid Madrane, on confirme qu’il faut proposer une vision plus large de ces enjeux. On attire l’attention sur le programme de formations lancé par le ministre. Des formations qui s’adressent au personnel de l’Aide à la jeunesse à la fois pour mieux comprendre l’islam contemporain, mais aussi pour «prendre conscience des indices de radicalisation, des méthodes des recruteurs, des façons de maintenir le dialogue», détaille Alberto Mulas.
Les services publics de l’Aide à la jeunesse, dont le personnel des IPPJ, seront formés, mais aussi les services chargés de la prévention, donc les AMO (services d’aide en milieu ouvert). Et en effet, des doutes sont exprimés, notamment par Bernard De Vos: «Les AMO semblent peu concernées par ce phénomène. Elles rencontrent très peu de jeunes dans cette situation.» D’ailleurs, même s’il estime judicieux de sensibiliser les acteurs de terrain à cette question, Bernard De Vos estime qu’à l’heure actuelle le projet du gouvernement, concernant ces formations, «n’est pas suffisamment clair».