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Regard critique · Justice sociale

Flashback

Le Maroc en héritage

Le 17 février 1964, la Belgique et le Maroc signent des accords bilatéraux pour répondre aux besoins de main-d’œuvre de la Belgique. Soixante ans plus tard, les Marocains représentent le premier groupe d’origine étrangère en Belgique.

Salwa Boujour 04-07-2024 Alter Échos n° 518

À la fin des années 1950, l’Europe renaît lentement de ses cendres, encore marquée par les stigmates de la Seconde Guerre mondiale. La Belgique, en particulier, se lance une mission: gagner la «bataille du charbon». Un véritable combat pour reconstruire l’économie nationale. Les veines sombres des mines réclament des bras robustes, mais les vocations pour descendre sous terre sont rares parmi les Belges. L’État belge emploie alors 46.000 prisonniers de guerre. Ensuite, des Italiens, Grecs et Espagnols sont recrutés pour travailler dans les mines. Mais ce n’est pas assez face aux besoins du pays et surtout, les Italiens n’acceptent plus les conditions de travail médiocres. L’Italie suspend d’ailleurs l’envoi d’ouvriers après la grande catastrophe minière de Marcinelle qui fait 262 morts. Face à la pénurie de main-d’œuvre, la Belgique convoite toujours plus d’étrangers. L’heure est venue de se tourner vers des travailleurs non européens.

Les accords bilatéraux

En 1957, la Belgique et le Maroc se rapprochent pour combler leurs besoins respectifs en matière d’emploi. En 1962, une convention belgo-marocaine est mise en discussion pour répondre à l’urgence de la situation. La Belgique prévoit de recruter 2.000 travailleurs marocains, avec l’ouverture d’un bureau de recrutement à Casablanca en 1963. Le nombre de travailleurs marocains en Belgique augmente considérablement, passant de 500 à 3.000.

Le 17 février 1964, les deux ministres du Travail, Servais et El Ouezzani, vêtus de costumes noirs et lunettes sur le nez, se trouvent autour de la table, dans le bureau de Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires étrangères, pour parapher ce contrat qui changera pour toujours le paysage de la Belgique.

Pourtant, rien dans les pages de la presse nationale ne laisse présager ce qui se trame. Hormis un très court encart dans La Libre et une modeste brève dans L’Écho de la Bourse, l’info est inexistante. Ironiquement, le jour même, a lieu une grève d’ouvriers italiens à Marcinelle. «Les grévistes du charbonnage du Cazier refusent toujours de regagner la surface», titre La Dernière Heure.

Nul besoin de diplôme ni de parler la langue: une simple visite médicale et, hop, les hommes embarquent pour les mines et les usines belges. Sur les images d’archives au grain vieilli, un jeune Marocain s’exprime: «Ils engageaient ceux qui ne parlaient pas français, ceux qui ne savaient rien.» La Belgique avait mis la main sur le gros lot: une main-d’œuvre «soumise, religieuse, maniable et apolitique», comme l’indique l’historienne Anne Frennet-De Keyser.

Pour favoriser une immigration familiale, le ministère de l’Emploi et du Travail belge use de nombreux moyens comme la diffusion d’une brochure intitulée «Vivre et travailler en Belgique», destinée à l’Afrique du Nord. Cette brochure promeut l’accueil que la Belgique réserve aux familles en détaillant le système d’allocations familiales, celui de la Sécurité sociale, ainsi que la liberté religieuse.

Premières installations

Les premiers immigrés s’installent dans des centres urbains, surtout des communes bruxelloises et dans la province d’Anvers où ils sont engagés dans le secteur du bâtiment.

En 1970, 95,5% de la population active masculine marocaine est ouvrière. En l’espace de quatre générations, la présence marocaine en Belgique est passée de quelques centaines de personnes à une collectivité représentant la première nationalité étrangère, 60 ans après les accords. D’après la Fondation Roi Baudouin (2015), les Belgo-Marocains sont plus diplômés que la moyenne belge. 40% d’entre eux possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur, un résultat plus élevé que la moyenne nationale (36% en 2013).

En 1970, 95,5% de la population active masculine marocaine est ouvrière. En l’espace de quatre générations, la présence marocaine en Belgique est passée de quelques centaines de personnes à une collectivité représentant la première nationalité étrangère, 60 ans après les accords.

Malgré les promesses de droits sociaux, de nombreux travailleurs marocains vivent dans des logements précaires et insalubres. Acceptés uniquement dans des quartiers voués à la démolition, ils sont régulièrement chassés d’un quartier à l’autre, tous menacés de destruction.

La commune de Schaerbeek est alors celle qui accueille le plus de Marocains. D’après Statbel, ils sont 4.891 Marocains en 1970. Mohamed, Hassan et Mohamed Saïd font partie des premiers jeunes Marocains à avoir expérimenté la vie en Belgique depuis les accords.

Deux générations de pionniers

Mohamed arrive en Belgique grâce à sa défunte sœur, Fatima, femme de ménage pour un riche patron belge, au Maroc, qu’elle rejoint en Belgique à sa demande pour continuer à aider sa famille. C’est ce qui permet à Mohamed d’étudier à Bruxelles: une exception pour l’époque.

«J’étais tourneur-ajusteur», dit-il avec fierté. C’est la première fois que le jeune homme, 17 ans à l’époque, voyage en dehors du Maroc. Son premier jour d’école, à la rue de la Ruche, en 1967, il s’en souvient comme si c’était hier. Comme beaucoup d’immigrés marocains, il cumule plusieurs emplois, mais «pas plus de trois, précise-t-il. Il fallait de l’argent! On voulait construire une maison au Maroc pour quitter définitivement la Belgique. C’était le projet de tous les Marocains». En 57 ans, le courageux travailleur n’a finalement jamais quitté Bruxelles. Mohamed sera magasinier dans la même usine pendant 42 ans. Arrivé à la retraite, il n’a pas un jour de chômage à son actif. Les journées des travailleurs immigrés marocains étaient le plus souvent pénibles. Il n’était pas rare qu’ils travaillent plus de 56 heures par semaine, 7 jours sur 7. «La métallurgie, c’est comme la guerre. Il y a des blessés, des morts, de la poussière, des accidents de travail…», raconte l’un des pionniers marocains dans un documentaire d’archives.

Les corps souffrent et les jeunes sont révoltés par la maltraitance envers leurs parents. Hassan raconte: «Mon père est tombé d’un échafaudage, se cassant le bassin. Le patron a cavalé, l’abandonnant là, car il n’était pas assuré. C’est pour ça qu’ils prenaient des Marocains; ils ne connaissaient pas leurs droits. Mon père gardait le silence sur ce genre de choses.»

Dans le tourbillon des années, les familles n’anticipent pas leur séjour prolongé, mais la réalité s’impose. La Belgique devient le pays de leurs enfants. En permettant le regroupement familial, les autorités veulent éviter les rotations de main-d’œuvre, les retours au pays et les départs vers les pays voisins qui recrutent également. D’autre part, les démographes dénoncent le vieillissement de la population et la baisse de fécondité des femmes belges. Pour y répondre, un groupe de travail préconise une immigration familiale et une intégration des personnes immigrées. Les Provinces et plusieurs organismes mettent donc en place une politique de recrutement de jeunes familles dès 1965.

Dans le tourbillon des années, les familles n’anticipent pas leur séjour prolongé, mais la réalité s’impose. La Belgique devient le pays de leurs enfants. En permettant le regroupement familial, les autorités veulent éviter les rotations de main-d’œuvre, les retours au pays et les départs vers les pays voisins qui recrutent également.

Mohamed Saïd arrive en Belgique à l’âge de 3 mois. Il a six sœurs et deux frères. Hassan, également issu d’une famille nombreuse, a 3 ans quand il foule le sol belge pour la première fois. Tous deux sont originaires du nord du Maroc, comme 80% des immigrés marocains à cette période. Alors que leurs parents sont discrets, prêts à «dire oui à tout» et souvent analphabètes, leurs enfants ne sont pas en reste. Au carrefour de plusieurs cultures, ces premiers «Maroxellois» pavent le chemin en Europe, marqués par l’étiquette persistante d’«étrangers».

Racisme, djellaba et dromadaire

Malgré la force de travail qu’ils constituent et leur contribution à l’économie et au développement du pays, les travailleurs marocains ainsi que leurs enfants subissent la discrimination. L’école est, par exemple, le théâtre d’un traitement inégal pour les enfants marocains, souvent orientés vers des filières professionnelles malgré leurs aspirations académiques. Hassan rêve d’être médecin («Je visais haut», dit-il en riant) et suit un cursus général, mais «être en difficulté signifie souvent se débrouiller seul, les offres de soutien scolaire ne sont pas nombreuses». Il suivra finalement un cursus en menuiserie.

 

Le 28 septembre 1984, Nols va jusqu’à inviter Jean-Marie Le Pen à une conférence donnée dans une des salles de la piscine du Neptunium. Ce soir-là, la place Houffalize s’enflamme de contestations. Les Schaerbeekois protestent violemment.

La maison communale représente pour eux un lieu de violences. Les parents, peu nombreux à parler le français, sont accompagnés de leurs enfants, parfois très jeunes, pour traduire. «Toujours des disputes aux guichets!», s’exclame Hassan. Schaerbeek est dirigée par Roger Nols de 1970 à 1989. Le bourgmestre est connu pour ses campagnes et propos anti-immigrés. Il n’hésite pas à se présenter à l’hôtel de ville de la commune à dos de dromadaire, une djellaba sur le dos. Sa politique hostile se caractérise alors par son refus d’inscrire des étrangers ou encore sa tentative avortée d’interdire les enseignes en arabe.

Le 28 septembre 1984, Nols va jusqu’à inviter Jean-Marie Le Pen à une conférence donnée dans une des salles de la piscine du Neptunium. Ce soir-là, la place Houffalize s’enflamme de contestations. Les Schaerbeekois protestent violemment. Hassan, encore jeune, est présent à cet évènement: «Une foule immense a vandalisé le Neptunium.» Les politiques s’y réfugient pour éviter les éclats des vitres explosées par les pavés. Il observe le désastre de loin. «Nous, les étrangers, on était trop jeunes et nos parents, trop vieux. Nous n’étions pas encore impliqués dans des trucs politiques.»

«Tout le monde n’a pas réussi»

Hassan le Maroxellois témoigne encore: «Le soir, traîner dans la rue était risqué. On se déplaçait en bande.»

Des groupes d’extrême droite commettent des agressions et des meurtres de Marocains. Un soir de 1980, à Laeken, Jean-Marie Paul, affilié au Front de la Jeunesse, tire neuf balles sur un groupe de Marocains au café La Rotonde, blessant grièvement Louardani et M’hamed Ben Hamou et tuant Hamou Baroudi. Malgré une condamnation à 30 ans de réclusion, Paul ne fera jamais de prison. Cet assassinat raciste provoque une prise de conscience qui conduira à la loi Moureaux contre le racisme.

«Les familles disposaient de moins de ressources alors que leurs besoins étaient plus grands. Cela a créé des difficultés et affecté l’encadrement de la jeunesse marocaine», explique le professeur Hassan Bousetta (ULiège). La désindustrialisation dans les années 80 affecte profondément les familles marocaines. Les pères, qui bénéficiaient jusque-là de revenus décents grâce à un dur labeur, sont confrontés à la fermeture des usines et à des licenciements massifs, accentués par le premier choc pétrolier et la crise du début des années 70. Cette conjonction de facteurs a conduit l’État à mettre fin à l’immigration de travail, en renforçant les conditions d’octroi des visas et en intensifiant les contrôles d’identité. «Tout le monde n’a pas réussi, rappelle Mohamed Saïd. Certains sont sous terre ou derrière les barreaux, d’autres sont tombés dans le trafic de drogue.» Ce grand voyage se distingue par la résilience de générations successives qui portent, 60 ans plus tard, un riche héritage… scarifié par les lames de la discrimination.

 

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