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Santé

Des parents au bout du rouleau

Épuisement profond, distanciation émotionnelle avec ses enfants, perte de plaisir par rapport au fait d’être parent. Voici quelques-uns des signaux indiquant que vous êtes peut-être en burn-out parental. Un phénomène dont on commence à peine à prendre la mesure.

(c) Sophie Sitemboun

17 mars 2020. Après des mois de météo maussade, la situation s’améliore enfin. Le thermomètre part à la hausse et le ciel s’éclaircit, affichant un bleu azur dont il ne se départira pas pendant de longues semaines. À la radio, à la télévision, sur internet, c’est pourtant une autre nouvelle qui retient l’attention de tout le pays: le Conseil de sécurité vient de décréter que les Belges allaient devoir rester confinés chez eux pour cause de pandémie de Covid-19. Pour certains parents, une étrange période commence. L’école des enfants est fermée et n’a pas encore songé à leur envoyer du travail ou à se lancer dans l’enfer de la téléscolarité (teleschooling); au boulot règne parfois une désorganisation propice à la flemmardise. Libérés de ces contraintes, bercés par une météo enchanteresse, beaucoup d’entre eux prennent enfin le temps de se reconnecter à leur progéniture et parlent encore aujourd’hui de ces quelques semaines de flottement comme d’une parenthèse enchantée.

Pour Céline Mormaque en revanche, c’est une autre histoire. Cette maman de quatre enfants, dont deux jumeaux, a vécu le premier confinement en leur compagnie comme «une punition». «J’avais l’impression qu’on voulait que je meure», ajoute-t-elle. À cette époque, alors que tout un pays se met sur pause, cette trentenaire est déjà en arrêt de travail depuis quelque temps. Une solution bancale: si Céline se sent dépassée, épuisée, au bout de ses ressources, ses difficultés ne semblent pas tant provenir de son milieu professionnel que de son milieu familial. En mode «maman robot», elle «assume» ce qu’elle doit vis-à-vis de ses enfants, mais sans plus y prendre de plaisir. «Je n’avais plus envie de jouer avec eux, je me montrais impatiente, irritable, j’avais envie de leur dire ‘Foutez-moi la paix’ et parfois mes mots ont dépassé mes pensées», se souvient-elle. Un état qui la met dans une «grande culpabilité» et sur laquelle elle finira par mettre un nom: le burn-out – ou épuisement – parental.

Belgique en tête

Le terme «burn-out parental» n’est pas nouveau. Quelques ouvrages parus aux États-Unis dans les années 80 l’évoquaient déjà. Et côté francophone, des livres publiés au tournant des années 2000 et 20101 l’utilisaient également. Mais c’est en Belgique que l’étude de ce phénomène semble avoir pris de l’importance il y a peu. Moïra Mikolajczak est professeure à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’UCLouvain. En compagnie d’Isabelle Roskam, une autre enseignante de la Faculté, elle a fondé le «Parental Burnout Research Lab». L’objectif de ce laboratoire est simple: étudier l’épuisement parental, que ce soit au niveau des symptômes, des antécédents, des conséquences, de ses variations interculturelles ou encore de sa prise en charge.

«Je n’avais plus envie de jouer avec eux, je me montrais impatiente, irritable, j’avais envie de leur dire ‘Foutez-moi la paix’ et parfois mes mots ont dépassé mes pensées.»

Céline Mormaque, maman de quatre enfants, à propos de son burn-out parental 

Les deux universitaires ont commencé leurs travaux sur une intuition, teintée de situation personnelle. «J’étais dans une situation compliquée au niveau de ma parentalité, et je me suis rendu compte que les rares études qui parlaient d’épuisement parental s’intéressaient aux parents d’enfants très malades», explique Moïra Mikolajczak. En compagnie d’Isabelle Roskam, elles débutent modestement avec une étude élargie à l’ensemble des parents, publiée en 2017. Depuis, les travaux se sont enchaînés et les noms des deux femmes sont devenus indissociables du burn-out parental. «Nous sommes les premières à avoir étudié ce phénomène scientifiquement», explique Moïra Mikolajczak.

Il faut dire que notre pays semble présenter un terreau favorable: en 2021, une étude couvrant 42 pays menée par les deux chercheuses en compagnie d’autres collègues montrait une prévalence du burn-out parental de 9,8% en Belgique, qui figurait largement en tête des pays étudiés, devant la Pologne (9,6%) et la Suisse (7,1%). En queue de peloton, la Thaïlande, elle, affichait un insolent 0,2%… «On peut faire l’hypothèse que le burn-out parental a toujours existé. Mais on ne met pas soudainement la focale sur un phénomène pour rien. Il y a actuellement un cri des parents qui disent ‘C’est trop’», analyse Moïra Mikolajczak.

Fracturés de partout

Le travail des deux chercheuses a permis de dresser un portrait-robot des symptômes du burn-out parental: un épuisement profond, une distanciation émotionnelle avec ses enfants, une perte d’épanouissement et de plaisir par rapport au fait d’être parent et le fait de ne plus se reconnaître, de ne plus correspondre au parent que l’on était. Se renforçant les uns les autres, ces phénomènes peuvent se révéler dangereux pour le parent, mais aussi pour les enfants. Pour la mère ou le père, ils peuvent mener à un sentiment de culpabilité profond, à une hausse des comportements d’addiction, à une haine de soi et parfois à des idées suicidaires. Pour les enfants, ils entraînent une augmentation pour ceux-ci du risque de se voir maltraités ou négligés par le parent en souffrance.

Après le temps du diagnostic est ensuite venu celui de la prise en charge. En 2018 et 2019, l’UCLouvain a collaboré avec les Mutualités chrétiennes afin de proposer des groupes d’accompagnement aux parents en burn-out. En filigrane, il s’agissait aussi d’étudier différents types de prise en charge. Aujourd’hui, une équipe chapeautée par les deux chercheuses accueille encore des parents en burn-out dans le cadre des consultations psychologiques spécialisées, au sein de la Faculté de psychologie. Si les lieux proposant une prise en charge de l’épuisement parental ne sont pas légion en Belgique, ils existent cependant2.

À l’Université de Liège, Maria Elena Brianda encadre une équipe de clinicien(ne)s formés au burn-out parental, logés au sein de la Clinique psychologique & logopédique universitaire (CPLU). Ici, la prise en charge se fait de manière collective. «Les parents en burn-out vivent avec un sentiment de honte et ont tendance à s’isoler. Il faut donc les remettre dans une dimension sociale et leur montrer qu’ils ne sont pas seuls», explique-t-elle. Dans son cabinet de psychologie situé à Louvain-la-Neuve, Emily Delespaux, elle, s’occupe de patients dans le cadre d’un parcours individuel. Cette différence exceptée, les deux praticiennes effectuent néanmoins les mêmes constats. «Les parents viennent me voir souvent trop tard. Si je devais les comparer à un marathonien, je dirais qu’ils arrivent avec des douleurs au pied, une tendinite, fracturés de partout», explique Emily Delespaux.

 «Certains parents n’osent pas admettre qu’ils viennent nous voir et disent à leur entourage qu’ils vont faire du yoga.»

Maria Elena Brianda, Clinique psychologique & logopédique universitaire, ULiège

Il faut dire que les obstacles sont nombreux: outre le sentiment de honte déjà cité – «Certains parents n’osent pas admettre qu’ils viennent nous voir et disent à leur entourage qu’ils vont faire du yoga», témoigne Maria Elena Brianda –, il faut aussi que le parent puisse identifier qu’il est en difficulté. «Beaucoup ne sont pas connectés à leur corps, ils ne savent même pas qu’ils vont mal. On continue à faire la même chose, on ‘hyper’ gère, on veut être un super-parent», continue Emily Delespaux.

Ce perfectionnisme constitue un des facteurs pouvant mener au burn-out parental. D’autant plus qu’il peut se combiner avec un autre phénomène: à l’éducation centrée sur le cadre et les règles d’il y a quarante ou cinquante ans a succédé une éducation basée sur la communication non violente, la parentalité positive, la volonté de passer du temps de qualité avec ses enfants. Si tout le monde salue cette nouvelle donne, Maria Elena Brianda note que souvent «les parents n’arrivent plus à trouver le juste milieu». «Ils ont envie de bien faire et ont parfois une interprétation trop rigide de ces nouvelles théories, avec une liste de principes qu’ils n’arrivent pas à appliquer tous les jours», sourit-elle. Un point qui a semble-t-il affecté Céline Mormaque, qui évoque, un brin ironique «la police des mères parfaites» sur les réseaux sociaux. «Il y a une image de parent parfait dans laquelle je ne me retrouvais pas, j’avais l’impression de rater tout ça», témoigne-t-elle.

Ce sentiment de responsabilité lié à des normes éducatives à respecter, que l’on imagine pouvant avoir un impact sur le futur des enfants, a d’ailleurs été souligné dans les études menées par Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam. Elles notent ainsi que les parents issus des pays européens ou d’Amérique du Nord, plus individualistes, sont particulièrement exposés aux risques de burn-out parental. «[…] Dans les pays euro-américains, la parentalité est devenue une question qui suscite de plus en plus d’intérêt public et de prescriptions normatives, écrivent-elles. Ce que les parents donnent à manger à leurs enfants, comment ils les disciplinent, où ils les mettent au lit, comment ils jouent avec eux: toutes ces questions sont devenues des enjeux politiques et moraux 3

«Beaucoup ne sont pas connectés à leur corps, ils ne savent même pas qu’ils vont mal. On continue à faire la même chose, on ‘hyper’ gère, on veut être un super-parent.»

Emily Delespaux, psychologue et psychothérapeute

Autre point lié à l’individualisme: le fait d’être parent touche aux désirs de chacun et chacune, implique de faire des sacrifices parfois difficiles à intégrer. «J’avais l’impression de ne pas arriver à être mère de quatre enfants et en même temps une femme. Je me sentais privée de ce dernier aspect», témoigne Céline Mormaque. Y a-t-il aussi pour autant une dimension genrée au burn-out parental? Moïra Mikolajczak note qu’environ deux tiers des parents en burn-out sont des mères, même si la manière dont l’épuisement s’exprime diffère assez peu. «On demande aux parents d’être sur tous les fronts, de travailler comme s’ils n’avaient pas d’enfants, mais c’est encore plus vrai pour les femmes, explique Lola Galer, chargée en innovation à la Ligue des familles. Ce sont elles qui souvent s’occupent des tâches ménagères, des enfants. Il y a une surcharge qui conduit à l’épuisement.» Dans son dernier baromètre des parents, la Ligue note ainsi que 61% des femmes trouvent difficile de travailler à temps plein quand on a des enfants, contre 37% des hommes.

Vive la routine?

D’autres facteurs peuvent également exercer une influence sur le burn-out parental: la capacité à identifier et exprimer ses émotions, les relations parents/enfants (dont la capacité à mettre un cadre à la maison), la présence ou l’absence de structure au sein du foyer. «La prise en charge va travailler sur ces facteurs. Les routines dans le fonctionnement à la maison, par exemple, sont un facteur de protection, explique Maria Elena Brianda. Cela évite de renégocier le cadre à chaque fois avec les enfants.» Pour chaque parent, c’est la balance entre les facteurs «aggravants» et les facteurs «aidants» qui va déterminer s’il est exposé à un risque de burn-out parental. La relation avec son conjoint, sa conjointe ou la famille élargie n’étant pas le moindre d’entre eux. «Si votre conjoint vous aide et vous soutient émotionnellement, vous êtes beaucoup plus protégée. Même chose pour votre famille, si elle n’est pas jugeante», note Moïra Mikolajczak. Pas toujours bien vu, le burn-out parental peut en effet parfois constituer un facteur de stigmatisation ou d’incompréhension. «Je ramais, je tirais la sonnette d’alarme, mais les gens ne comprenaient pas», se souvient Céline Mormaque.

Une situation que celle qui travaille comme assistante sociale a encore pu expérimenter il y a peu. Son médecin-conseil vient de lui signifier qu’elle devait reprendre le travail alors qu’elle ne se considère toujours pas «à 100%» de ses «capacités physiques et intellectuelles»«Il m’a dit que je n’allais tout de même pas rester en arrêt de travail jusqu’à ce que les enfants aient grandi», s’esclaffe-t-elle. Signe que, si d’après l’ensemble des interlocutrices contactées pour cet article, le burn-out parental semble de mieux en mieux connu par les acteurs et actrices du secteur de la santé, il y a peut-être encore un peu de travail à faire…

 

  1. Outre les endroits cités dans cet article, Alter Échos a également parlé avec l’hôpital de jour Tangram, situé à Tubize, qui propose un accompagnement aux parents en burnout.
  2. Violaine Guéritault, «La fatigue émotionnelle et physique des mères: Le burn-out maternel», 2008 et Liliane Holstein, «Le burn out parental – Surmonter l’épuisement et retrouver la joie d’être parents», 2014
  3. «Parental burnout around the globe : a 42-country study», Affective Science, 2021

 

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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