Connu pour son engagement social et sa volonté de mettre en avant la vie quotidienne des gens, aussi bien ordinaires que ceux passés sous le radar de la société, Vincen Beeckman est allé durant les vingt dernières années à leur rencontre en les faisant participer à des projets artistiques. Ainsi, rien de surprenant à ce que l’artiste choisisse d’installer sa nouvelle exposition (en collaboration avec la Centrale for contemporary art) dans l’institution historique qu’est l’hôpital Saint-Pierre, réputée pour son hospitalité inconditionnelle. «Ici on accepte et on soigne tout le monde, contrairement à d’autres endroits, où l’on te refoule parce que tu es dans l’incapacité de présenter telle ou telle carte. Les sans-abri, les réfugiés, les migrants, les sans-papiers et autres personnes dans la précarité sont accueillis sans exception», explique le photographe. Un territoire humaniste en parfaite symbiose avec l’ADN de son travail.
Une grosse piqûre de rappel
Vincen Beeckman a passé les huit derniers mois à faire des allers-retours dans «cette ville dans la ville qui grouille de monde» pour y nouer des liens intenses avec le personnel hospitalier chargé du service de nettoyage. Prendre le temps de les connaître, d’échanger, de recueillir leurs confidences avant de les prendre en photo et de raconter leur histoire, tel est le modus operandi qui anime l’artiste. «Je trouve ça passionnant de mettre en valeur des personnes que l’on ne voit pas du tout en temps normal, comme celles bossant dans l’entretien et qui peuvent faire jusqu’à 15 km par jour, en poussant, tirant des Caddies très hauts et très lourds, remplis de linge et qui sont là, à disposition. On ne se demande jamais comment ils sont arrivés là? Et le plateau-repas? Est-ce que l’on pense à celui ou à celle qui l’a préparé? Il ne faut pas les oublier…» Le choix de piKuur comme intitulé de l’exposition n’est d’ailleurs pas anodin. «Au-delà de son appartenance au lexique médical, il s’agit surtout pour moi d’évoquer une piqûre de rappel. Se souvenir qu’il y a tout un réseau de métiers vitaux au bon fonctionnement de l’hôpital et que ces postes sont occupés par des gens qui participent activement à la santé globale de la population et à qui l’on ne fait pas vraiment attention.»
«Je trouve ça passionnant de mettre en valeur des personnes que l’on ne voit pas du tout en temps normal.» Vincen Beeckman
C’est dans le hall d’accueil que l’on découvre leurs visages dans des photographies argentiques. Tandis que certains d’entre eux sont immortalisés dans leur tenue de travail, d’autres portent leurs propres vêtements. On les regarde tous et toutes se prêtant au jeu, le sourire aux lèvres, et ce, malgré la dureté et l’absence de reconnaissance de leur profession. Car, après tout, ce n’est pas chose courante que quelqu’un vienne s’intéresser à eux, non? Eux, «les gens de peu» comme les qualifiait si justement le sociologue Pierre Sansot en 1991.
Catcheur américain et chanteur congolais
Vincen Beeckman a pour objectif ici de montrer l’hôpital sous un angle de vue différent et «de faire réaliser à tous ceux qui entrent et sortent de Saint-Pierre l’importance de ces hommes et de ces femmes. Les techniciens de surface ne sont pas des robots, mais bien des personnes avec des histoires à raconter». Des êtres humains porteurs de récits que l’artiste, grâce aux nombreux échanges récoltés au fil des saisons, concrétise à l’aide de clichés qu’il a lui-même réalisés, mais aussi d’autres, chinés aux Marolles ou prêtés par les participants. Des écrits sous forme de petits mots viennent agrémenter le tout. Car dans la démarche de Vincen Beeckman il ne s’agit pas de prendre LA photo, mais de bel et bien révéler «des histoires simples, mais belles». Mais attention de ne pas vous y méprendre. Il ne s’agit pas d’un reportage mais plutôt d’un ensemble disparate d’indices faisant le lien entre les divers éléments qui cohabitent dans un quotidien empreint d’humour et de poésie.
Une vitrine intrigue. Un poster ultra-kitsch d’Hulk Hogan, célèbre catcheur made in US, accompagne parallèlement une série de photos Polaroïd du même homme montrant ses muscles. «C’est Steve qui travaille à la logistique, précise affectueusement Vincen Beeckman. Il est fan du catch américain et je l’ai photographié septante fois avec à chaque fois un T-shirt différent en train de faire des démonstrations de force.» Un grand timide qui ne s’attendait pas à être tant mis en avant. «Ça m’a fait bizarre honnêtement, mais c’est vraiment super. Tous mes collègues sont allés les voir! Ils sont heureux pour moi», dit-il, reconnaissant. La part belle est également donnée à Madame Bialu, du service de nettoyage, ou plutôt à son frère, musicien au Congo et que l’on voit sur scène, paré d’un long manteau doré. Des informations que le photographe n’aurait jamais pu recueillir s’il était passé en coup de vent dans l’établissement. «Elle m’a parlé des difficultés lors de son arrivée en Belgique. J’ai vu à quel point elle était heureuse que quelqu’un s’intéresse à sa ‘petite’ vie. C’est une personne incroyable», confie Vincen Beeckman. Sur son portable, il a même conservé un message vocal touchant de la technicienne de surface, la voix gorgée d’émotions: «Bonjour, Monsieur Vincen, c’est Madame Bialu. Merci beaucoup, que le Seigneur Dieu vous protège et toute votre famille aussi. Je ne m’attendais pas à ce que vous mettiez mes photos à Saint-Pierre, elles sont vraiment très jolies…» Khalid, qui s’occupe du linge, avoue avoir mis chez lui sa photo dans un cadre. «Je suis trop fier de l’avoir chez moi, elle est trop belle… En plus comme ça même quand j’aurai 50 ans je penserai à cette année 2021!», lance-t-il souriant avant de repartir très vite travailler.
Najat, Michel et Claudine
Un podcast réalisé par La Centrale, – un centre d’art contemporain situé à Sainte-Catherine qui a permis de concrétiser l’exposition présente – nous permet d’entrer dans les coulisses de l’unité de nettoyage et d’en capter l’atmosphère. On y attrape au vol des fragments de la vie quotidienne des employés. Des roulettes de chariots qui glissent sur le sol, de la bonne humeur – «si tu veux de l’ambiance, c’est ici qu’il faut venir!» –, des inquiétudes – «moi, j’ai la pétoche avec le nouveau vaccin» –, des portes d’ascenseurs qui s’ouvrent et se ferment continuellement, l’adrénaline de la brigade de nettoyeurs et de nettoyeuses lors de la répartition des tâches, le café qui coule dans un gobelet et que l’on boit rapidement parce que, «bon, pardon je dois absolument y aller, je dois filer finir ça». Piqûre de rappel: ces femmes et ces hommes – levés avant le chant du coq et de retour chez eux bien trop tard – s’échinent dans une institution sur le qui-vive 24 h/24. Le podcast nous donne aussi à entendre les réactions de certains des employés au sujet de leur poste. «J’ai toujours aimé nettoyer et je trouve que les patients, qui payent assez comme ça, méritent d’avoir un endroit super propre!», précise Michel, engagé sous contrat de travail article 60. «Ça fait onze ans que je suis à Saint-Pierre», raconte Najat, désormais responsable du service nettoyage avant de rajouter en souriant «que c’est une très grande responsabilité. J’aime trop mon job et le challenge qui va avec. Je pense avoir trouvé ce qui me correspond vraiment.»
«Ça apporte une reconnaissance pour le personnel d’entretien. Les gens vont peut-être se rendre compte que nous sommes des êtres humains à part entière et pas seulement une classe sociale inférieure.» Claudine, aide-brigadière
Et l’exposition, réalisée par celui qu’ils appellent tous et toutes joyeusement «l’artiste», qu’en pensent-ils? Pour Najat, «ce projet crée du respect et apporte aussi une certaine confiance à l’équipe». Michel est plus perplexe, «on est les mal-aimés. Dès que je bloque l’ascenseur pour le laver, je me fais engueuler par quelqu’un…» Il espère malgré tout que ces photos puissent provoquer un changement de mentalité. «Ça apporte une reconnaissance pour le personnel d’entretien. Les gens vont peut-être se rendre compte que nous sommes des êtres humains à part entière et pas seulement une classe sociale inférieure», avance Claudine, aide-brigadière depuis cinq ans, et d’ajouter, songeuse, que «les patients vont peut-être même réaliser que l’on travaille super bien, que l’on est toujours présent et de bonne volonté malgré les difficultés et les contraintes liées au Covid».
Avec son projet piKuur, l’artiste engagé a une fois de plus magnifié, humanisé, immortalisé les «vies minuscules»* de ceux et celles qui ne laissent pas de traces. Vincen Beeckman change la donne en réhabilitant et en intégrant dans nos consciences ces hommes et ces femmes, qui doivent être considérés comme «des piliers de l’hôpital».
* Pierre Michon, Vies minuscules, 1984, Gallimard.
En savoir plus
Vincen Beeckman, piKuur. À voir au CHU Saint-Pierre, rue aux Laines, 105, 1000 Bruxelles. Jusqu’au 8 août 2021.
En collaboration avec la CENTRALE contemporary of art.
Podcast à écouter: https://centrale.brussels/expos/expo-photos-bruxelles-vincen-beeckman-pikuur/