En ces temps imparfaits, le monde des arts se trouve relégué dans un coin poussiéreux des priorités sociétales. Première touchée lorsqu’il s’agit de faire des économies dans un contexte d’austérité, la sphère culturelle au sens large ouvre le cortège des secteurs fragilisés sous cette nouvelle législature. Manifestement, les bienfaits de ce secteur d’activité ne sont pas perceptibles aux yeux de tous.
En dépit de la morosité ambiante, il existe encore et toujours une volonté farouche de créer des projets artistiques sans concession. Des projets dont la liberté de ton souligne l’audace, à l’heure où il semble tellement plus confortable de rentrer dans une case pour actionner la manne à subsides.
Semer le chaos pour rejeter l’ordre établi
C’est le cas des ‘Orties bruyantes’, spectacle présenté avant la trêve de fin d’année dans le cadre des résidences ‘Les Minimales’ accueillies par La Bellone- Maison du Spectacle. Inspirée des ‘Petites Marguerites’*, film de la nouvelle vague tchèque, cette expérimentation théâtrale mêle avec une énergie bouillonnante et sans retenue jeu, performance, chant et musique, au service d’un propos résolument anticonformiste. Comme deux chiennes au milieu du jeu de quilles, les héroïnes du spectacle partent du constat que la société est dégénérée et que, par conséquent, elles-mêmes le deviendront. A outrance, dans la décadence et avec fracas.
Cela passe par un enchaînement de tableaux, où émergent des interrogations candides sur la condition de la femme, sur son image et les rôles que la société lui assigne : séduire, s’accoupler, procréer, bien présenter, bien se tenir. Comment ? Et pour quoi faire ? Cette voie toute tracée transpire l’ennui et c’est avec l’énergie du désespoir et de manière ludique que les deux femmes poussent ces logiques jusqu’à l’absurde.
Un spectacle physique
Sur scène, elles se donnent à corps et à cris, selon les codes d’une comédie musicale punk, déjantée. Les comédiennes font preuve d’une souplesse irrévérencieuse, les objets produisent des sons et les microphones se promènent dans des endroits improbables. C’est brut, la posture tient du cri primal, le spectacle est total.
Par l’effet boomerang, les prestations libérées des comédiennes bousculent le spectateur et le renvoient au rapport avec son propre corps. En filigrane, surgissent des thèmes encore bien d’actualité comme l’aliénation, la normalisation, les injonctions à la beauté véhiculées par nos sociétés. Les Orties bruyantes opèrent une attaque en règle, plutôt saine d’ailleurs, contre la bien-pensance. Cette démarche tient la route malgré certaines aspérités, loin de toute provocation gratuite.
Combat de pauvres ?
La culture – et ici, le théâtre – est un territoire vaste qui permet ce type d’expérience, de confrontations, de questionnements. Dans une société qui carbure à 100 à l’heure, l’expression artistique ouvre une brèche dans le temps et offre un regard distancié sur le monde qui nous entoure. Le processus de création prend du temps et ne peut se soumettre à des critères stricts de rentabilité. Or, l’actualité en Belgique semble prouver que l’artiste ne trouve plus grâce aux yeux des pouvoirs publics, dont il dépend pourtant pour créer, que ce soit à travers un statut ou via les budgets alloués aux lieux qui peuvent les accueillir. Pour preuve, la réforme et la précarisation du statut d’artiste mises en œuvre l’année dernière dans la grogne et sans appel malgré la forte mobilisation du secteur. ‘Combat de pauvres’, écrivait alors la ministre socialiste de la Culture.
En ce qui concerne la politique culturelle, le changement de législature s’annonce encore plus sombre : coupes budgétaires drastiques, rationalisation dans l’octroi des subsides. « Moins de dispersion pour plus de rentabilité » est le nouveau mot d’ordre. Or raisonner en ces termes pour la création est un piège. Comme le soulignait Martine Wijckaert, fondatrice du Théâtre de la Balsamine dans un discours éloquent en octobre dernier au Théâtre National, lors de la remise des Prix de la Critique : ‘C’est que le temps en fait, l’immense durée du temps, son indifférence, son poids, tout cela donc, sont les cavaliers, les uniques cavaliers de l’art. Et à ce titre, le théâtre occupe une place magistrale. Car qu’est-ce que le théâtre, sinon le jeu, patient et infini, avec le temps qui, seul, architecture l’espace et cabre le jeu. Et le théâtre, acrobate du temps et faiseur de géologies foisonnantes, est donc ce résistant, cet insoumis, ce prince archaïque qui met tout un système d’efficacité et de rentabilité en échec. A une époque où le temps se gagne, où la durée se dissout en deux clics de réseau, où le résultat seul compte au prix de l’abolition pure et simple du chemin, le théâtre est cette zone d’insurrection absolue, qui invite des humains à partager ensemble l’éphémère d’humaines durées.’
Donner écho à des créations hors normes comme ‘Orties bruyantes’, c’est mettre l’accent sur le caractère précieux du chemin à parcourir entre l’idée et la forme et sur la multiplicité des œuvres qui cherchent leur public. Pour le surprendre, le malmener parfois, le transformer dans le meilleur des cas…
Orties bruyantes – la suite : Le spectacle a été présenté publiquement à la Bellone en sortie de résidence, à trois reprises, avec pour objectif – entre autres – de donner envie à des programmateurs/trices. Alter Echos vous tiendra informés des dates programmées pour le spectacle en Belgique.
Les Petites Marguerites, un film de Věra Chytilová, 1966
Orties bruyantes sur le site de la Bellone Infos & contact pour le spectacle Karine Jurquet: karine.jurquet@orange.fr
Le discours de Martine Wijckaert dans son intégralité
Aller plus loin
Alter Échos n°374 : Statut : des artistes dans le flou
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Orties bruyantes – la suite : Le spectacle a été présenté publiquement à la Bellone en sortie de résidence, à trois reprises, avec pour objectif – entre autres – de donner envie à des programmateurs/trices. Alter Echos vous tiendra informés des dates programmées pour le spectacle en Belgique.
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