Des dizaines de milliers de manifestants défilent à Bruxelles. En ce 23 janvier, ils expriment leur colère face à la politique sanitaire belge, française, européenne, contre le «Covid Safe Ticket», les restrictions de liberté, parfois contre la vaccination de masse. Malgré la présence importante de l’extrême droite et de slogans conspirationnistes, on trouve dans la foule des publics aux motivations variées, dont des représentants du personnel soignant qui expriment leur opposition à la vaccination obligatoire.
Celle-ci leur sera imposée le 1er avril. La décision a été prise en Codeco, le 17 novembre dernier, et suscite depuis lors des débats houleux au sein des professions du soin, à fleur de peau après deux ans de pandémie. L’obligation, si elle n’est pas respectée, s’accompagnera du retrait du «visa» de soignant ou de l’enregistrement comme professionnel de santé. Les récalcitrants iront donc pointer au chômage. «Les gens sont scandalisés et lassés du manque de sérieux du gouvernement», lance Véronique Sabel, secrétaire nationale de la CSC-Services publics, qui s’oppose «aux sanctions qui vont frapper un secteur déjà en pénurie de personnel.» Son syndicat avait appelé à manifester le 4 décembre, aux côtés des autres syndicats du secteur, contre cette mesure du gouvernement d’Alexander De Croo. La manifestation avait réuni près de 4.000 personnes à Bruxelles. «Ce qui passe mal dans la profession, c’est surtout le risque de perdre son boulot, analyse Fabienne De Zorzi, de la Fédération nationale des infirmières de Belgique et directrice «Stratégie» au CHR de Liège. Une partie du personnel soignant a l’impression d’être fustigée après avoir fait un travail fabuleux pendant la pandémie.»
«On ne peut pas accepter que des gens qui sont là pour vous soigner vous mettent en danger.» Nicolas Dauby, infectiologue au CHU Saint-Pierre
L’obligation vaccinale se superpose à un contexte délétère dans le secteur de la santé. Florence Caeymaex, professeure de philosophie à l’Université de Liège et présidente du Comité consultatif de bioéthique, analyse l’attitude hostile d’une partie du personnel soignant à l’égard de la vaccination, de surcroît lorsqu’elle devient obligatoire: «Une large proportion du personnel soignant éprouve depuis longtemps un système de santé à flux tendu, dans lequel il a fallu pousser les murs, travailler sous pression. Lorsque le système exerce trop de pressions, les individus se défendent. Certains se sentent impuissants à modifier le cadre collectif et envoient un signal d’alarme individuel sous la forme d’une provocation.» L’obligation, peu concertée, s’est donc greffée sur un contexte social inflammable. Pour Nicolas Dauby, infectiologue au CHU Saint-Pierre, cette explication ne doit pas pour autant justifier des refus de vaccination de certains soignants: «Il ne faut pas tout mélanger. Ni se tromper de combat. Se vacciner, c’est d’abord se protéger soi-même et réduire les risques pour les patients. On ne peut pas accepter que des gens qui sont là pour vous soigner vous mettent en danger. Depuis plus d’un an, nous donnons des séances d’information, nous discutons avec le personnel soignant. Je pense que toutes les options informatives ont déjà été prises…» On en déduit que l’obligation vaccinale serait l’étape ultime d’une stratégie de réduction des risques. Elle pourrait même, selon Sabine Stordeur, «project manager» de la task force fédérale vaccination, «aider certains soignants, qui sont allés très loin dans la négation des effets positifs de la vaccination, à se faire vacciner sans donner l’impression qu’ils sont revenus sur leurs positions.»
Chez les soignants, une myriade de réactions
La grogne au sein des professionnels du soin est répandue. Mais elle n’est pas partagée par tous. Certains sont plutôt remontés contre… les antivax. Au sein d’un hôpital liégeois, cette infirmière rappelle, anonymement, que, «face à la réalité des soins intensifs, où des non-vaccinés mobilisent des lits pendant très longtemps, beaucoup de soignants ont plutôt un ressenti très négatif à l’égard de ceux qui sont contre la vaccination». À Bruxelles, à l’hôpital Saint-Luc, Véronique Warin était déconcertée face à la manifestation de décembre, aux préavis de grève. «Je me disais: ‘Mais ils n’ont que ça à faire?’ Je trouvais que ce n’était pas très valorisant pour la profession. Pour sortir de la pandémie, il faut qu’un max de gens se vaccinent, c’est assez clair.» Son collègue, Denis Huart, lui aussi infirmier, n’est pas contre la vaccination, mais la manière utilisée par le gouvernement pour mettre en place l’obligation le hérisse au plus haut point: «Vu la conjoncture, on ne peut pas se passer de collègues. Les pouvoirs publics doivent prendre des mesures moins coercitives, et plus pédagogiques. Il y a une forme d’infantilisation dans cette obligation. Après tout ce qu’on a donné en heures sup’ pendant la pandémie, après les pénuries de masques, de blouses, les morts en maisons de repos, on vient dire ‘Vous n’êtes plus aptes à soigner’. C’est du mépris.»
«Après tout ce qu’on a donné en heures sup pendant la pandémie, après les pénuries de masques, de blouses, les morts en maisons de repos, on vient dire ‘’vous n’êtes plus aptes à soigner’’. C’est du mépris.» Denis Huart. Infirmier à Saint-Luc
D’autres regimbent toujours et encore face au principe même de la vaccination. «Oui, je finirai par le faire, car je ne peux pas me permettre de perdre mon boulot, reconnaît, à contrecœur, cette aide-soignante de l’hôpital La Citadelle à Liège. Mais, pour moi, cette obligation, c’est une atteinte à la vie privée. Et puis même vaccinée je peux transmettre le virus. Faire des tests PCR régulièrement est plus efficace.» Les appréhensions de cette aide-soignante sont nombreuses: «Le vaccin a été fait trop rapidement, dit-elle. Je m’inquiète des effets de long terme que cela pourrait avoir, des cancers, la stérilité.» Paradoxalement, elle finira, à reculons, par se faire vacciner. Mais elle le fera «sans peur. Car je vois bien que les gens vaccinés s’en sortent bien».
Ces tiraillements se retrouvent aussi en maisons de repos. Une infirmière à la séniorie Bizet se souvient «qu’au début, avec le vaccin, on a tout de suite vu la différence. Il n’y avait plus de décès liés au Covid; ça nous a convaincus. Mais pourquoi obliger à ce point alors que le vaccin n’empêche pas les contaminations et que les personnes âgées sont toutes vaccinées?» À la résidence Edelweiss, Tharcisse Onyumbe Onya, infirmier, est farouchement opposé à l’obligation vaccinale. «On me dit qu’il va falloir faire le ‘booster’ avec l’ARN messager. On réduit mon choix. On n’a pas assez de recul sur cette nouvelle technologie. On ne connaît pas non plus la durée de validité du vaccin. Il y a tellement d’éléments qui posent problème.» «Pourquoi nous, et pourquoi pas les coiffeurs, les enseignants, les autres professions de contact?», s’insurge une autre infirmière d’un hôpital bruxellois.
«Pourquoi nous? Pourquoi pas eux?»
«Discriminatoire.» Le mot est lâché par Carine Rosteleur, secrétaire régionale de la CGSP-Services publics: «Le virus circule dans les avions, dans les écoles, mais c’est uniquement dans les hôpitaux qu’une obligation va s’appliquer.» La différence de traitement est surtout tangible au sein même des hôpitaux et autres établissements de soins, dans lesquels seuls les personnels soignants – de l’aide-soignante au chirurgien en passant par la sage-femme et l’infirmière – seront concernés par l’obligation de vaccination alors que le personnel non soignant en sera exempté. «Il y a dans l’hôpital du personnel d’entretien, de catering, des réparateurs, des assistants sociaux et des visiteurs, atteste Sylvianne Portugaels, qui insiste pour qu’on l’appelle «directeur» général du CHR de Liège et pas «directrice». Tous peuvent transmettre l’infection. C’est pourquoi nous plaidons pour une vaccination générale de la population plutôt que de fustiger une catégorie.» Si le Conseil d’État, dans son avis du 24 décembre 2021, estime que l’avant-projet de loi déposé par Frank Vandenbroucke (Vooruit), ministre de la Santé publique, est «légitime» et «proportionné», il ne donne pas pour autant un blanc-seing au gouvernement.
L’exécutif justifie la différence de traitement entre le personnel de santé et les autres professions présentes dans un même établissement par des motifs de compétences institutionnelles. Le fédéral, en charge des lois régissant «l’art médical», est en mesure d’imposer une obligation aux soignants, alors qu’il serait incapable de toucher à d’autres corps de métiers, sauf à impliquer les entités fédérées et se lancer dans un processus incertain. Pour le Conseil d’État, cet argument institutionnel ne saurait suffire. Extrait de l’avis: «La nécessité de respecter la répartition des compétences entre l’autorité fédérale, les Communautés et les Régions, telle qu’elle est ainsi exposée, ne peut en l’espèce fournir une justification suffisante à la distinction de traitement réalisée.» C’est limpide.
La juridiction administrative pointe d’autres pistes pour aider le gouvernement à pallier ce défaut de fabrication: le gouvernement pourrait prendre «appui sur d’autres compétences» comme celle en «matière de bien-être au travail» ou celle, plus évidente, dans le domaine de «la vaccination obligatoire». «Le gouvernement doit adapter ce texte», réclame Carine Rosteleur.
Le Conseil d’État ne rend que des avis… mais des avis poids lourds. Le gouvernement n’est pas tenu de les suivre, mais, après l’adoption de la loi par le Parlement, il s’expose ensuite à des recours devant la Cour constitutionnelle, dont une partie de l’argumentaire pourrait s’appuyer sur l’avis du Conseil d’État.
Ce dernier pointe donc les différences de traitement entre employés d’un même établissement. Il n’écorne pas pour autant le principe d’une vaccination obligatoire focalisée sur le monde du soin. Il existe bien des raisons éthiques d’imposer la vaccination dans des lieux où la santé est censée primer. C’est ce que rappelle Florence Caeymaex: «Les soignants ont un devoir de non-malfaisance. Ils ne doivent pas induire des effets nuisibles à des personnes fragiles. C’est un des piliers de la bioéthique. En milieu médical, il y a par définition davantage de personnes dans un état de santé fragile, c’est un des arguments qui ajoute de la légitimité à l’idée d’une vaccination obligatoire dans ce milieu spécifique.» L’obligation fait se frotter une vision axée sur la liberté individuelle, le consentement, «qui doit rester un pilier des choix éthiques», rappelle Florence Caeymaex, et une autre qui insiste sur le fait «que la santé n’est pas qu’un capital individuel. C’est un capital collectif. La vaccination prend en compte la solidarité des corps», enchaîne-t-elle.
«Nous plaidons pour une vaccination générale de la population plutôt que de fustiger une catégorie.» Sylviane Portugaels, Directeur général CHR de Liège
Bruxelles à la traîne
Le taux de vaccination du personnel soignant, en Belgique, est pourtant très élevé. Le 10 janvier, 90,9% des travailleurs du soin avaient reçu leurs deux doses, selon les données de Sciensano. Ces belles performances cachent des disparités régionales éclatantes. Si la Wallonie s’accrochait avec 86% de soignants vaccinés, Bruxelles était à la traîne avec seulement 75%. Et encore, les chiffres varient davantage lorsqu’on compare les professions: 69% des infirmières sont vaccinées à Bruxelles contre 93% en Flandre. Quant aux médecins spécialistes, 96% ont procédé à leurs deux injections en Flandre contre 85% à Bruxelles. «La sociologie des hésitants vaccinaux au sein du personnel de santé correspond à celle de la population belge», explique Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l’UCL et membre du groupe d’experts «Psychologie et Corona».
Les facteurs de l’hésitation sont connus et documentés. Les jeunes sont moins enclins à se faire vacciner. Les personnes les moins diplômées aussi. La vaccination demande davantage d’efforts de persuasion dans des milieux socio-économiquement défavorisés. «Le niveau de diplomation va de pair avec l’hésitation vaccinale», ajoute Vincent Yzerbyt. Les hôpitaux bruxellois comptent de nombreux soignants jeunes, peu diplômés et issus de catégories sociales peu favorisées. Et puis de probables facteurs «culturels» ou «religieux» entrent dans l’équation, estime Sabine Stordeur, sans que l’on sache avec précision dans quelles proportions. Cette dernière évoque surtout un grand écart dans le lien aux soins de première ligne, à la dimension préventive de la santé, entre le nord et le sud du pays. L’exemple des médecins de famille est souvent mis en exergue. «Entre 35 et 40% des Bruxellois n’ont pas de médecin de famille, pointe Inge Neven, responsable du dispositif Covid à Bruxelles, pour la Cocom. Ce sont les populations les moins bien informées, les moins en relation avec la santé et les autorités publiques qui sont susceptibles de manifester le plus d’inquiétudes à l’égard de la vaccination.» Pour toutes ces raisons, Bruxelles est à la traîne, niveau vaccination. Elle l’est aussi pour son personnel soignant.
C’est dans cette «marmite», où la défiance s’installe à l’encontre des autorités, où des informations sanitaires, parfois contradictoires, s’accumulent – alors même que des scandales sanitaires, bien réels ceux-ci, restent dans les têtes – que des personnages anti-système «émergent», brandissent des théories conspirationnistes «en revêtant un badge scientifique», décrit Sabine Stordeur. Ils prospèrent en s’adressant à une «population sensible aux réseaux sociaux et qui n’ira pas lire de longs articles scientifiques». «Des opportunistes se jettent dans la mêlée et la frontière entre critique constructive et délire à propos d’un ‘pouvoir’ oppressif et total se brouille», décrypte Florence Caeymaex. On pense à Christian Perronne, héraut français des ‘antivax’, infectiologue «éjecté» des hôpitaux de Paris, qui avait affirmé, sans preuve, que 20.000 personnes étaient décédées à cause des vaccins contre le Covid. «Des fake news» qui irriguent jusqu’aux corps intermédiaires.
«La santé n’est pas qu’un capital individuel. C’est un capital collectif. La vaccination prend en compte la solidarité des corps.» Florence Caeymaex, professeure de philosophie à l’Université de Liège et présidente du comité consultatif de bioéthique
En décembre, une note de la CSC-Services publics avait défrayé la chronique pour ses formulations ambivalentes. On y lisait, par exemple, à propos du Covid, que «la maladie tue peu» et que «l’efficacité du vaccin n’est pas démontrée sur le long terme». Mais Véronique Sabel, autrice du texte, dénonce aujourd’hui un procès d’intention. Elle propose une autre lecture: «La maladie tue peu… grâce à la vaccination. C’était le sens de ce texte et d’ailleurs l’intitulé de la note. Je ne suis pas anti-vaccin et je suis moi-même vaccinée.» À la CGSP, Carine Rosteleur va un cran plus loin. «Des femmes s’inquiètent pour leur grossesse. Elles pensent qu’il n’y a pas de garanties suffisantes à cause du vaccin. Il n’y a pas le recul nécessaire pour dire que c’est sans danger, c’est interpellant.»
Pour Nicolas Dauby, «le vrai drame, c’est que des syndicats n’ont pas de discours clair et s’informent sur YouTube. En Italie, par exemple, le message des syndicats était très clair: vacciner le personnel, c’est d’abord le protéger face à un risque accru». Bien sûr, des questions restent en suspens face à la prise de contrôle d’Omicron. La vaccination est toujours efficace pour lutter contre les formes graves de la maladie. Mais elle semble un peu moins armée pour protéger des infections et ralentir le rythme des transmissions. Dans une récente étude danoise, il est prouvé que l’injection d’une troisième dose de vaccin réduit de 56% les risques d’être infecté par le variant Omicron au sein d’un même foyer. «L’argument sur l’efficacité pour lutter contre les transmissions est peut-être moins porteur, mais le vaccin réduit tout de même les transmissions», tente Yves Van Laethem, porte-parole interfédéral Covid-19.
«Le vaccin tue les bébés!» (Non)
En décembre 2020, un post de blog fait sensation. Un ancien employé de Pfizer témoigne. Les anticorps générés par l’injection du vaccin expérimental contre le Covid-19 attaqueraient le placenta, menaçant la santé des futurs bébés. Problème: tout était faux. Mais l’information s’est propagée. Elle s’est démultipliée, inarrêtable et, quelques mois plus tard, un quart des jeunes femmes du Royaume-Uni préféraient ne pas être vaccinées. Un article de la très sérieuse revue Nature, intitulé «Are Covid-19 vaccines safe for pregnancy?» fait le point sur la rumeur et, surtout, décrit la liste des études qui démontrent que ce risque – tout comme celui qui impute aux vaccins des effets néfastes sur la stérilité – est imaginaire. «Cette fausse information a généré des recherches scientifiques pour la contrer, explique Nicolas Dauby. Mais la meilleure réponse c’est que des dizaines de milliers de femmes enceintes ont été vaccinées sans aucun problème.» La plupart des réticences s’expriment à l’encontre des vaccins à ARN messager. On pointe le manque de «recul». Il est vrai que la fameuse dernière phase des essais de Moderna ou Pfizer, la «phase 3» est toujours en cours et que les autorisations ont fait l’objet d’une procédure accélérée. Notons toutefois que l’ARN messager est une technologie qui a été découverte en 1961. Les premiers tests sur des humains ont eu lieu en 2006. «Auparavant il y a eu des tests sur les souris, les primates, on connaît très bien les modalités d’action de l’ARN», conclut Nicolas Dauby. Les effets «de long terme» sont en général constatés dès les premiers mois d’observation.
En savoir plus
«Vaccination: les effets secondaires bénéfiques de la participation», Alter Échos n° 490, janvier 2021, Cédric Vallet.
«Anti-vaccins: la piqûre de rappel», Alter Échos n° 468, novembre 2018, Cédric Vallet.