La commune de Forest a mis en place un réseau d’intervention avec diverses associations destiné à accompagner psychologiquement et socialement les personnes souffrant du syndrome de Diogène, un trouble conduisant à l’accumulation compulsive d’objets.
Alain vit seul depuis plus de 20 ans dans un appartement de 120 m2. Dès le hall d’entrée, des masses de papiers s’entassent les uns sur les autres. Difficile de faire un pas entre les sacs, les caisses et les piles qui jonchent le sol. Lelia Siddi, assistante sociale au centre de santé mentale «L’Adret», a rencontré Alain voilà deux ans après avoir été contactée par le service logement de la commune. L’assistante sociale collabore au réseau Diogène, mis en place par la coordination sociale du CPAS de Forest avec les services de la Ville et des associations, afin d’accompagner les personnes atteintes de ce syndrome. Généralement, Lelia Siddi intervient une fois que la commune a eu connaissance d’une situation. «Tous les cas traités ont été signalés au service logement de la commune de Forest par des agents de quartier, par des voisins, des familles, des propriétaires, des services sociaux…» Dans le cas d’Alain, ce fut après la visite d’un agent de quartier. Une fois le cas signalé, et avant d’aller à domicile, un courrier est adressé à la personne concernée exposant les raisons de la visite de l’assistante sociale.
La première fois que Lelia Siddi a rencontré Alain, c’était sur le pas de sa porte. «Il n’était pas prêt et ma venue l’a stressé énormément», se souvient-elle. Alain était sur la défensive, méfiant. «Tout contact avec l’extérieur est ressenti comme une intrusion.» Au fil des rencontres, après des centaines d’heures de suivi, Lelia Siddi découvre la façon dont Alain vit chez lui, totalement reclus. «Il n’a pas d’amis et personne ne vient jamais chez lui.» Alain a plus de 80 ans. Il vit dans son logement depuis plus de 50 ans. L’appartement a été acquis par ses parents. Pendant la guerre, Alain a été séparé de ceux-ci afin d’échapper à la déportation. Après la guerre, cet élève brillant obtiendra un diplôme universitaire dans le domaine scientifique. Mais inadapté au milieu du travail, Alain explique qu’il était totalement perdu et n’est plus jamais retourné chez son employeur. Ses parents étaient sa seule famille. Au décès de son père, il recevra l’héritage qui lui permettra de survivre jusqu’en 2015. C’est à partir de là qu’il commence à accumuler journaux, revues, qu’il ne va plus rien jeter à la poubelle, car à ses yeux tout objet peut avoir une seconde vie. Par la suite, il va sillonner le quartier avec son Caddie en quête de prospectus publicitaires. «Il ne les regarde même pas. Il a juste besoin de se les approprier. Les objets tiennent lieu de présence et comblent la carence affective, remplissent son vide intérieur et le préservent de l’angoisse, raconte Lelia Siddi. Quand on discute avec des personnes comme Alain, elles ne semblent pas souffrir de cet encombrement. Elles souffrent davantage de solitude ou de non-reconnaissance que de leurs problèmes d’accumulation. Le syndrome de Diogène est avant tout le marqueur visible de la déstructuration de la personne, au niveau social, familial et psychologique», complète-t-elle.
«J’entre dans son intimité»
Avec Alain, le travail de désencombrement de l’appartement a commencé voilà seulement quelques semaines. Après l’accompagnement de l’assistante sociale, René Heylemans, de l’asbl Entraide et Culture, qui collabore également au réseau Diogène, prend le relais. S’occupant d’aide à domicile, René assiste Alain dans le tri de ses papiers. «J’entre dans son intimité, j’apparais au départ comme un intrus. Pour commencer à bouger des choses – en sachant qu’il y a une raison pour laquelle il les a conservées – il y a tout un long travail à mener, basé sur la confiance, le dialogue, avec énormément de précautions à prendre, en essayant que la personne comprenne qu’on est là pour l’aider, et non pour la forcer.» À chaque rencontre, c’est une négociation avec Alain pour avancer pas à pas, pour lui faire comprendre qu’il n’a pas nécessairement besoin de tel ou tel objet accumulé.
Le travail, mis en place à Forest avec les associations de terrain et les services communaux, est lent, long. L’accompagnement est très soutenu et permet à la personne de se réattribuer les espaces de son habitation comme de sa vie. L’objectif principal est surtout d’éviter de faire les choses trop brusquement. «Cela ne donne aucun résultat. Certains patients ont été hospitalisés, internés dans des situations d’urgence. Les lieux ont été vidés du jour au lendemain, mais ces personnes ont recommencé à accumuler parce que c’est leur seul moyen de survie», témoigne René Heylemans. «Les situations qui donnent des résultats sont celles qui demandent beaucoup de temps, un investissement énorme», continue Paola Magi, responsable de la Coordination sociale du CPAS de Forest. Depuis la mise en place du réseau Diogène, en 2015, cinq cas ont pu être détectés et accompagnés par le réseau local. «On a commencé à mettre un mot sur des situations que beaucoup de partenaires avaient connues, sans savoir comment les accompagner», raconte-t-elle. Des questions identiques se posaient, sans réponse claire pour les acteurs de terrain actifs dans le secteur du logement et de la santé: qui prend en charge quoi? Qui intervient à quel moment? Que faire dans les cas extrêmes? Que se passe-t-il après la fermeture du logement? «Face à cela, on a cherché une manière de collaborer en réseau afin d’accompagner humainement et efficacement les personnes présentant le syndrome de Diogène et de résoudre toutes les problématiques qui en découlent, qu’elles soient liées à des problèmes de sécurité du bâtiment, à de l’urgence médicale ou à de l’accompagnement social ou psychologique», explique-t-elle.
«Créer un réseau autour de la personne est indispensable pour la resocialiser, renchérit René Heylemans. Déceler ces situations reste néanmoins très compliqué. On ne s’attend pas qu’une personne vienne se déclarer atteinte du syndrome. On recense peu de cas parce que ces personnes sont difficilement repérables et qu’elles font tout pour se dissimuler.» Tout le problème de la prise en charge réside là: les personnes atteintes de ce syndrome ne demandent presque jamais d’aide. Elles sont repérées fortuitement, parfois au détour d’un incident domestique ou médical, d’une intervention sociale ou des forces de l’ordre demandée par le voisinage du fait de nuisances. Quand ce n’est pas l’entourage familial qui donne l’alerte…
Une difficulté que relève également Rachida Bensliman, spécialiste de la problématique et doctorante à l’École de santé publique de l’ULB. Avant de souligner qu’il est également compliqué de définir le syndrome et donc de prévoir l’accompagnement qui en découle. «La dénomination de ce phénomène est variable selon les conceptions, ce qui contribue à sa méconnaissance chez des professionnels de la santé comme des acteurs de terrain eux-mêmes. Dans la littérature scientifique, les experts ne sont pas d’accord sur une définition consensuelle du syndrome. Ce dernier ne peut être placé dans une seule catégorie, comme la santé mentale, car il constitue à la fois un problème de santé publique, mais également une problématique psychosociale complexe», relève la chercheuse. Selon elle, lorsqu’un travailleur social ou un professionnel de terrain est confronté à ce type de situation, il ne sait donc pas toujours qui faire intervenir. «Cela renforce l’intérêt de l’expérience forestoise, qui, face à ces situations multiples et complexes, a réfléchi et mis en place un accompagnement et une prise en charge pluridisciplinaires respectant la dignité de la personne.»