Depuis le 1er avril 2016 et l’entrée en vigueur de la taxe kilométrique, il est désormais possible d’avoir une photographie presque en temps réel du réseau routier belge. Certains y voient déjà un instrument puissant pour lutter contre le dumping social dans le transport. Des données indispensables à exploiter mais qui ne pourront l’être dans l’immédiat faute de cadre légal et de convention entre les multiples acteurs concernés.
Publié le 11 novembre 2016.
Sur le parking du zoning-ouest de Tournai, le moteur du semi-remorque tourne depuis un moment. Il n’est que 9 h 30 et pourtant Frédéric Douillet est en route depuis plus de six heures. «Le temps presse, lance-t-il. Il faut être chez le client avant midi.» Carrefour, Colruyt, Cora, Delhaize, Lidl, le transporteur livre des produits surgelés à tous les grands noms de la grande distribution en Belgique.
La journée déjà longue de ce transporteur n’est pas près de se terminer. C’est comme ça tous les jours dès 3 heures du matin, du lundi au vendredi, plus un samedi par mois. «Je n’ai pas à me plaindre. Je termine généralement mes journées vers 15-16 heures. Tout dépend du trafic et des chantiers», explique le routier au volant de son 22 tonnes. Et, en ce moment, le point noir, ce sont les travaux sur la E403. «C’est un métier stressant parce qu’on doit arriver avant une certaine heure au dépôt. Passé ce délai, on perd la marchandise. Et quand on est en retard ou quand il y a un problème, c’est toujours sur nous qu’on tombe.»
On Board Unit
L’électronique a fait progressivement son apparition dans les cabines des camions. Des appareillages enregistrent les moindres faits et gestes du transporteur et de son véhicule. À commencer par le tachygraphe situé juste au-dessus du pare-brise. Il encode les temps de travail, de conduite et de pause des chauffeurs, 45 minutes toutes les quatre heures trente. À droite du volant, il y a le «trimble», un système de géolocalisation qui permet à l’employeur de suivre les mouvements du camion en temps réel sur un écran depuis le siège de l’entreprise. «Un moyen d’accroître significativement la productivité des employés», promet la publicité sur le site du fabricant.
Depuis peu, un petit nouveau a fait son apparition. Accroché au pare-brise à l’aide de ventouses, le boîtier indique sur son écran la plaque d’immatriculation du camion, «191 km 35», «29,64 €» et «not ready». «Ça, c’est quand le camion est à l’arrêt, montre du doigt Frédéric. Il se remet en route automatiquement quand on allume le moteur.» Couplé aux 39 portiques qui ont fait leur apparition sur les autoroutes et les grands axes du pays, l’OBU, pour «On Board Unit», fait partie du dispositif taxe kilométrique mis en place par les trois Régions le 1er avril 2016.
Six mois après son entrée en vigueur, les premiers chiffres ont été dévoilés. Au total, 135.000 camions sillonnent chaque jour les routes belges, soit l’équivalent de 22 à 25 millions de kilomètres parcourus au quotidien. Pas moins de 57% des recettes générées par cette taxe proviennent de camions étrangers, notamment de Pologne, des Pays-Bas et de Roumanie. Une tendance que confirme Satellic, la société gestionnaire du réseau qui a installé, entretient et développe ce dispositif. «Sur les 690.000 OBU vendus fin septembre, 27% le sont en Belgique tandis que la majeure partie part vers des camions immatriculés à l’étranger: 13% vers les Pays-Bas, 12% vers l’Allemagne et la Pologne, 6% vers la France, 4% vers l’Espagne. Les 17% restants partent vers la Lituanie, la Roumanie ou la Slovaquie…», détaille Benoît Lempkowicz, le porte-parole de Satellic.
Concurrence déloyale
En huit ans, Frédéric a vu son métier évoluer. Pour ce transporteur, il suffit de regarder «les plaques d’immatriculation des camions sur l’autoroute pour s’en rendre compte». Il évoque la concurrence accrue des transporteurs venus d’Europe de l’Est. «Depuis que j’ai commencé ce métier, ça a pris une ampleur phénoménale. On voit tous ces chauffeurs étrangers sur les parkings des zonings en train d’attendre le travail. Ils dorment dans leur cabine, sans toilettes ni confort.»
On commence à avoir un système performant pour agir contre le dumping social
«Mais attention, insiste-t-il, je n’en veux pas à ces gars-là. Ils sont tout autant victimes que nous. Le problème, ce sont les employeurs qui ont mis en place ce système en détournant les législations européennes.» En cause: les entreprises «boîte aux lettres» ouvertes à l’Est par les grands groupes de transport. Les chauffeurs étrangers arrivent en Belgique par camionnettes. Ils roulent ici quelques semaines pour le compte d’entreprises belges avant de rentrer chez eux et de revenir après un mois. D’après Frédéric, ils sont payés trois fois moins qu’un chauffeur belge.
Ce constat, le routier belge n’est pas le seul à le faire. Dans le secteur, on estime qu’il est temps de prendre toutes les mesures pour lutter contre ce dumping. Pour Roberto Parillo, responsable général transport routier et logistique à la CSC-Transcom, utiliser le dispositif taxe kilométrique permettrait d’avoir des statistiques précises sur les véhicules. «Avec les nouveaux portiques, on peut voir où se trouvent les camions. On enregistre les dates et les heures de passage. Le système effectue des relevés pour tous les véhicules, les belges comme les étrangers.» Croisées avec d’autres données comme celles du tachygraphe et les déclarations Limosa que l’employeur est censé remplir avant d’engager un travailleur étranger en Belgique, et on commence à avoir un système performant pour agir contre le dumping social.
Cabotage
Même son de cloche du côté de la FGTB-UBT. «On a là très clairement un moyen de lutter contre les infractions trop régulièrement constatées en matière de ‘cabotage’ par exemple», estime John Reynaert, adjoint au secrétaire fédéral UBT. Que dit la réglementation? En théorie, un transporteur étranger qui se rend dans un pays a le droit d’y effectuer trois transports au maximum avant de devoir regagner après sept jours son pays d’origine. La règle vise à limiter la concurrence étrangère mais elle est régulièrement enfreinte faute de contrôles efficaces. Avec le dispositif de taxe kilométrique, les choses pourraient changer.
Du côté de l’inspection sociale aussi, on estime que le dispositif taxe kilométrique capte des données intéressantes que les inspecteurs pourraient analyser. «Je vous avoue que l’idée m’a traversé l’esprit», reconnaît Michel Aseglio, directeur général de l’inspection sociale. Mais il met en garde: «Si ce dispositif fournit des données sur les camions, il ne permet pas encore de savoir qui se trouve derrière le volant. Toutes ces données constituent un faisceau d’indices qui doivent être croisés avec d’autres éléments pour être exploitables.»
Une chose est de récolter des données, une autre est d’être autorisé à les exploiter. Les syndicats en sont conscients et s’en inquiètent: «Maintenant que l’outil existe, ce serait dommage de ne pas l’utiliser. Est-ce que légalement on va pouvoir le faire? Jusqu’où? Et comment?», interroge Roberto Parrillo. Ces craintes, l’Union professionnelle des transporteurs routiers (UPTR) les partage. «Avec ce dispositif qui trace tout, tout le temps, le potentiel est réel, insiste son secrétaire général, Michaël Reul. Mais malheureusement, ce n’est pas possible pour l’instant car l’outil en tant que tel n’a pas été prévu à des fins de contrôle mais uniquement pour le paiement de la redevance. Ces données sont systématiquement déshumanisées ou détruites. La législation belge ne permet pas d’utiliser ces informations à d’autres fins.»
Respect de la vie privée
Et de fait, si la commission Vie privée autorise la transmission des données dans le cadre du dispositif taxe kilométrique, elle rappelle également que ces données ne peuvent être utilisées qu’en vue de réaliser les finalités pour lesquelles ce dispositif a été créé. En clair, uniquement pour le paiement de la taxe et pas pour autre chose. Du côté de Satellic, on insiste également sur ce point: «Les activités de notre entreprise sont soumises à la législation en matière de respect de la vie privée. Les données de géopositionnement sont conservées pendant trois mois avant d’être effacées automatiquement», insiste son porte-parole. Les informations sont consultables par l’utilisateur lui-même via son compte ou par les services de règlement de la taxe mais pas par un tiers. «L’utilisation de ces données est interdite sauf si on venait chez nous avec un mandat de juge d’instruction», précise Benoît Lempkowicz.
«occasion manquée»
Pourtant, dans le «Plan pour une concurrence loyale» lancé en grande pompe par le gouvernement fédéral le 3 février 2016, l’utilisation des moyens technologiques et l’exploitation des données figurent noir sur blanc. À l’époque, John Reynaert a applaudi des deux mains, mais finalement il craint que ça n’ait été beaucoup de bruit pour rien. «À la dernière réunion en septembre, le secrétaire d’État à la lutte contre la fraude sociale a annoncé qu’il allait prendre contact avec les Régions et les personnes compétentes mais on ne voit toujours rien venir, s’impatiente le représentant de l’UBT-FGTB. C’est compliqué parce qu’il faut mettre autour de la table différents niveaux de pouvoir: les Régions pour la taxe kilométrique, les Régions pour les ports, les communes et les polices locales pour les radars et les caméras…» Michel Aseglio insiste également sur ce point. «C’est une piste à creuser, mais, concrètement, on ne peut pas le faire pour le moment. Il faut signer au préalable des protocoles multilatéraux entre le SPF Mobilité-Transport, les six services de l’inspection du travail, le SPF Emploi, le SPF Affaires sociales et les Régions pour donner un cadre légal à l’utilisation de ces données», précise le directeur de l’Inspection sociale.
Occasion manquée
De quoi donner du grain à moudre à tous ceux qui, dans le secteur du transport, regrettent que tout ça n’ait pas été mis en place au moment de l’entrée en vigueur de la taxe kilométrique. Un coup dans l’eau? L’UPTR n’hésite pas à parler d’une «occasion manquée». Michaël Reul déplore que ça n’ait pas fait partie de la réflexion dès le départ. Il souligne le retard pris en la matière alors qu’il y a urgence pour les transporteurs: «On nous a dit à l’époque que ça ne servait à rien puisque le tachygraphe digital est censé être installé prochainement dans les camions. Mais on parle au plus tôt de 2018, et encore uniquement sur les nouveaux véhicules. L’Europe a prévu une période d’adaptation de telle sorte que le système ne sera pas véritablement effectif avant 2028! On a perdu dix ans», s’insurge le secrétaire général de l’UPTR.
«Mon beau sapin, bien découpé par des travailleurs détachés», Alter Échos n°393, 25 novembre 2014, Cédric Vallet
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«Mon beau sapin, bien découpé par des travailleurs détachés», Alter Échos n°393, 25 novembre 2014, Cédric Vallet