D’une législature à l’autre, des compétences apparaissent, disparaissent, changent de nom, sont regroupées ou redistribuées. À défaut d’être la petite souris qui a pu se glisser dans la chambre lors de la répartition des compétences, Alter Échos a demandé à des politologues et des politiques de décortiquer pour nous les mécanismes de négociations.
En 1831, le gouvernement belge était composé de cinq ministres respectivement en charge de la Justice, de l’Intérieur, des Finances, de la Guerre et des Affaires étrangères. En 2014, la Belgique comprend six gouvernements, soit 46 ministres plus neuf secrétaires d’État! Si les compétences de ces ministres se limitent à deux ou trois lignes sur leur carte de visite et les pages web des gouvernements, la liste exhaustive de leurs attributions publiée au Moniteur en compte parfois plus de quinze! Saviez-vous que le nouveau ministre-président de la Région wallonne, Paul Magnette, avait aussi la coordination du plan pluie dans ses attributions (convenons que la matière, en Belgique, n’est pas sans importance)?
«Historiquement, on peut expliquer l’apparition de nouvelles compétences par le fait que l’État est devenu de plus en plus interventionniste», analyse Jean Faniel, directeur du Crisp, rappelant qu’il a fallu attendre 1895 pour voir apparaître un ministre du Travail, époque où la question sociale s’est politisée. «Les compétences des gouvernements évoluent aussi avec les enjeux qui sont dans l’air du temps», poursuit le politologue. Portefeuilles de la lutte contre le réchauffement climatique, de la mobilité, de l’intégration, des réformes institutionnelles, n’en sont que quelques exemples parmi d’autres.
Cette nouvelle législature voit ainsi apparaître pour la première fois une ministre du Droit des femmes, Isabelle Simonis, à la Communauté française. Ce qui n’empêche pas ce gouvernement de ne compter… que deux femmes dans ses rangs, contre trois lors la précédente législature! Et une seule à la Région wallonne.
Peut-on lire la carte de visite des ministres comme un indicateur des politiques qui vont être menées? «On est dans l’ordre du discours. Ce n’est qu’à l’expérience qu’on pourra savoir si c’était anecdotique ou si cela se traduira en fait. On peut en tout cas interpréter ces titres en termes d’image que le gouvernement veut donner», commente le directeur du Crisp.
Prime Minister: 3 points
Mais, dans le fond, comment la répartition de ces compétences se négocie-t-elle entre les ministres? À la chaise musicale? À celui qui se tiendra éveillé jusqu’au bout de la nuit? En réalité, les négociations obéissent à des règles bien codifiées. «Le nombre croissant de partis au pouvoir et la complexité des contraintes institutionnelles sont à la base de procédures toujours plus élaborées pour la répartition des influences entre partenaires», peut-on lire dans un article du Crisp sur la formation et le maintien des gouvernements 1. Au fédéral, la règle du tour de table s’est imposée depuis les années 80: «Elle attribue trois points au poste de Premier ministre, deux points pour un ministre et un point pour chaque secrétaire d’État. Chaque président d’assemblée (Chambre et Sénat), comptant comme un ministre pour deux points, est en outre ajouté au calcul. (…) Les présidents de parti négocient en premier lieu le nombre de points disponibles pour chaque communauté linguistique, puis répartissent ces points par parti à la proportionnelle de leur importance numérique au sein de la coalition. Dans un premier tour de table, chaque président choisit le(s) portefeuille(s) qu’il convoite le plus, en commençant par le parti le plus important et en terminant par le maillon le plus faible. Ils procèdent de la sorte en boucle jusqu’à ce que tous les portefeuilles soient distribués. On évalue ensuite le résultat et de nouvelles négociations multilatérales ou bilatérales peuvent alors reprendre.» À Bruxelles, les compétences sont réparties par paquets afin qu’une communauté linguistique n’empoche pas tous les meilleurs portefeuilles. Dans les autres Régions et Communautés, où il y a moins de partis autour de la table et où les problèmes d’équilibre linguistique ne se posent pas, la répartition est plus souple. Mais, dans tous les cas, ce sont les présidents de parti qui mènent la danse.
En tant qu’ancien président du PSC, Gérard Deprez (aujourd’hui sénateur et président du MCC) a participé à la formation de sept gouvernements entre 1981 et 1996. Il a gardé la réputation d’un fin négociateur. «C’est à la fois la partie la plus passionnante et la plus éprouvante du poste de président de parti. C’est un véritable jeu d’échecs. Une stratégie consistera, par exemple, à réclamer avec force le département que votre adversaire veut à tout prix, même si on ne veut pas vraiment de ce portefeuille, pour en faire un argument de négociations pour obtenir le portefeuille que l’on vise vraiment. C’est aussi un jeu d’équilibre dans lequel vous devez tenir compte des priorités du parti, mais aussi des équilibrages internes entre les différentes tendances au sein du parti, les différents territoires… Pour cela, il faut rester absolument seul. Si vous retournez vers votre parti pendant les négociations, alors tout le monde y va de son commentaire et cela devient ingérable.» Un jeu donc qu’il vaut mieux éviter de jouer avec son smartphone en poche…
Coalition mexicaine
Depuis 1995, le nombre de ministres est limité à 15 au niveau fédéral, auquel il faut ajouter les secrétaires d’État, dont le nombre n’est pas fixé. «Avant ça, la grande bagarre des négociations portait sur qui remportait le plus grand nombre de ministres», se souvient Gérard Deprez. Plus il y a de partenaires autour de la table, plus il faut de ministres pour satisfaire chacun. Et plus il y a de tendances et de divisions au sein d’un parti, plus son président réclame de portefeuilles pour pouvoir satisfaire les équilibres internes.
Au niveau des Régions et des Communautés, la question de l’inflation ministérielle reste d’actualité à en juger par les débats qui ont animé le parlement lors de la session d’ouverture de la législature le 24 juillet. Lors de la précédente législature, la tripartite se partageait 15 postes de ministres pour la Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles. On aurait pu s’attendre que PS et cdH, ne devant plus partager le gâteau qu’en deux, réduise la voilure. Non seulement le nombre de ministres est resté stable. Mais les titulaires portant à la fois une casquette à la Fédération Wallonie-Bruxelles et à la Région wallonne sont passés de trois à deux et de un à zéro pour ceux siégeant dans le gouvernement bruxellois. En outre, la double présidence assurée par Rudy Demotte à la Fédération et à la Région a été scindée, Paul Magnette ayant pris les rênes de la Région wallonne. On aura laissé la Fédération à Demotte pour le recaser, médisent en coulisses les mauvaises langues.
«Cette coalition, on l’appelle déjà la coalition mexicaine, du nombre de personnes qui se sont vu confier des fonctions parce qu’il fallait caser ou recaser un certain nombre d’interlocuteurs», a attaqué un Willy Borsus (MR) en forme au parlement wallon. «Nous craignons une moindre cohérence d’action, a renchéri Ecolo par la voix de Stéphane Hazée, lorsque, par exemple, le budget et la fonction publique des deux entités ne sont plus gérés par un même ministre ou lorsque – cela ne s’invente pas – nous aurons alors deux ministres de la simplification (Christophe Lacroix, PS, à la Région wallonne et André Flahaut, PS, à la Fédération Wallonie-Bruxelles, NDLR).»
Sans doute parce qu’elle n’émane pas d’un homme politique siégeant dans l’opposition, la clé de lecture proposée par le directeur du Crisp est plus nuancée. «Avec la double ministre-présidence assurée par Demotte et le changement de nomination de Communauté française en Fédération Wallonie-Bruxelles, cette entité pouvait donner l’impression de ne pas trouver sa place entre les deux Régions. Cela peut aussi être lu comme une façon de lui redonner de l’autonomie», analyse le politologue.
Garnis ou kamikazes?
Revenons-en à nos négociations. Pour comprendre les stratégies à l’œuvre, il faut distinguer plusieurs catégories de portefeuilles. Les prestigieux: Premier ministre, ministre des Affaires étrangères, de la Justice, de l’Intérieur, des Finances, par exemple, pour le fédéral. Les portefeuilles touchant à des sujets sensibles pour l’opinion publique ou, mieux encore, l’électorat d’un parti: sécurité, migration, mobilité, etc. Et les portefeuilles bien remplis: «Mais le budget n’est pas forcément représentatif de l’importance d’un portefeuille, cela dépend aussi de l’autonomie que le ministre a sur ce budget, nuance Gérard Deprez. Le budget de l’éducation nationale est important, mais 85% sont des salaires de professeurs. En revanche, les portefeuilles à capacité d’investissement en infrastructures, comme le sport ou les travaux publics, sont très convoités, car ils permettent d’investir dans les majorités communales liées à son parti.»
Lorsqu’une compétence est briguée par deux partis, il arrive aussi que l’on scinde la compétence en deux. «On donne un gros morceau à l’un des partenaires et un petit morceau à un autre. L’intérieur à l’un et la migration à l’autre par exemple», confirme Gérard Deprez.
À l’inverse, on délaissera les portefeuilles «coquilles vides» comme les matières fédérales qui ont en grande partie été transférées aux Régions et aux Communautés. Ou les portefeuilles «kamikazes», pour reprendre une autre expression à la mode. «À la Région wallonne, le logement était convoité par le PS et le cdH. Avec la pression démographique, on sait que ce sera un enjeu important pour les citoyens, mais on sait aussi que le budget ne va pas être à la hauteur des défis. Ce qui expliquerait que le cdH l’ait laissé sans trop de regret», commente Gregory Piet, doctorant en sciences politiques à l’ULg et auteur d’une recherche sur la répartition des compétences dans le nouveau gouvernement wallon.
Notons aussi que des compétences peuvent apparaître pour des raisons pratiques, comme coordonner une politique pour laquelle la Belgique touche un gros subside européen.
Consensuels ou positionnels
Portefeuilles disputés ou casse-pipe, déchirés ou refilés, à côté de ce petit essai de classification maison, Gregory Piet, doctorant à l’ULG, nous propose une étude en bonne et due forme de la répartition des compétences dans le nouveau gouvernement wallon en fonction des programmes des partis 2. Il y distingue les enjeux consensuels (tout le monde est d’accord qu’il faut lutter contre le chômage), des enjeux positionnels sur lesquels les partis politiques entrent en compétition. Consensuel ou positionnel, un enjeu peut aussi receler une dimension «génétique», ajoute le politologue: le PS se positionne historiquement comme le parti des ouvriers, le cdH celui de la famille… Il conclut que, sur 38 compétences (pour les besoins de la recherche, certaines ont été regroupées par paquets), les 18 portefeuilles du PS représentent 41,54% de «l’attention politique» du parti (calculés en fonction du nombre de fois que certains termes apparaissent dans le programme électoral), tandis que les 20 compétences attribuées au cdH ne représentent que 30% de son attention politique. «Le PS a donc reçu moins de compétences en termes de nombres effectifs mais assume des portefeuilles qui lui étaient très importants en termes d’attention politique, et ce, au regard de ses enjeux électoraux.» «C’est somme toute logique, conclut le politologue, au regard des résultats électoraux.» Mais sa méthode lui permet aussi d’identifier les sujets chauds: «Sur ces cinq enjeux majeurs, trois sont ‘gagnés’ par le PS (logement, emploi et budget) et deux par le cdH (affaires sociales et droits des femmes). (…) Pour autant, le cdH aurait également récupéré un enjeu consensuel génétique du PS: l’égalité des chances.»
Jean Faniel, pour sa part, distingue trois éléments qui entrent en compte dans le jeu des négociations. La tradition: tel parti occupe historiquement tel portefeuille. La stratégie: tel parti se positionne sur le portefeuille historique d’un autre pour se profiler en acteur du changement (par exemple, les libéraux sur les pensions). La réputation: tel parti a mené une politique sur un thème lors de la précédente législature et veut conserver ce portefeuille pour en capitaliser les acquis. Mais pour Gérard Deprez, l’élément le plus important, c’est le contexte. «Aucune négociation ne se ressemble et le contexte a une grande importance. Le gouvernement Martens-Gol (1981-1985), par exemple, a été une de mes négociations les plus difficiles. Les libéraux avaient mené une campagne très dure sur l’échec des précédents gouvernements. Pour éviter des coupes sévères, les sociaux-chrétiens ont négocié le portefeuille du budget et les sociaux-chrétiens flamands ont obtenu les Affaires sociales. En contrepartie, les libéraux flamands ont reçu les Finances et les libéraux francophones un autre portefeuille souvent disputé, celui de la Justice. Il fallait assainir les dépenses publiques, on ne l’a pas contesté, mais en revendiquant ces portefeuilles on voulait empêcher les libéraux de déployer leur politique de restriction dans toute leur brutalité.»
Et la cohérence dans tout ça?
Sur le terrain, la répartition des compétences entre les ministres a un impact non négligeable en termes de cohérence. «Le ministre en charge des zones d’activité économique n’est pas le ministre en charge de l’aménagement du territoire et pas non plus le ministre en charge de l’économie, trois interlocuteurs pour traiter les futures zones d’activité économique wallonnes», attaquait Willy Borsus lors de la présentation de la déclaration de politique régionale au parlement wallon. Dans la même veine, on peut se demander s’il ne serait pas pertinent de regrouper les compétences en matière de mobilité et de sécurité routière.
Est-ce que le petit jeu politique de la négociation peut venir brouiller la transversalité nécessaire pour mener des politiques efficaces sur le terrain? «Dans certains cas oui», estime Gregory Piet, qui prend l’exemple de la politique des quartiers. «Cette compétence revient au cdH et le logement au PS alors qu’il aurait été logique de mettre les deux politiques ensemble. On se souvient que la polémique autour du projet de création d’une nouvelle ville de Benoît Lutgen en a fait un enjeu de campagne important pour le cdH. Les crispations autour de cet enjeu pourraient expliquer cette répartition de compétences.»
Inversement, on se réjouira de voir que, contrairement à la précédente législature, en Wallonie, l’enseignement et la recherche ont été réunis sous une seule et même casquette. Ou que l’énergie, le logement et la politique d’aide aux sans-abri à Bruxelles sont désormais coordonnés par la même ministre.
«La cohérence est un point d’attention des politiques pendant les négociations. Mais ce n’est pas simple, défend Gérard Deprez. Quand on regroupe deux compétences, parfois on crée une incohérence ailleurs.»
«La cohérence parfaite serait d’avoir un seul ministre pour tout gérer», confirme en boutade Jean Faniel.
1. La formation et le maintien des gouvernements (1946-1999), Patrick Dumont et Lieven de Winter, publié dans le Courrier hebdomadaire du CRISP, 1999.
2. De l’usage des programmes électoraux. Compétition sur enjeux et attribution des compétences au sein du gouvernement wallon 2014-2019 doit paraître en octobre dans la revue de la faculté de droit de l’ULg. Gregory Piet est aussi auteur d’un blog sur la politique electionsbelges2014.blogspot.be
Aller plus loin
Toutes les compositions des gouvernements fédéraux et fédérés sont disponibles sur le site du Crisp : www.crisp.be/documents-politiques/gouvernements