Le documentaire À l’usage des vivants raconte une histoire vieille d’une vingtaine d’années: celle de Semira Adamu, assassinée par des policiers lors d’une tentative d’expulsion. Il fait dialoguer les écrits de la poétesse Maïa Chauvier et de Semira elle-même.
En 1998, Semira Adamu, 20 ans, est étouffée par les policiers censés l’accompagner durant le vol qui doit la ramener au Nigeria. Fuyant son pays pour échapper à un mariage forcé, elle avait été retenue dans le centre 127bis, centre fermé situé juste à côté de l’aéroport de Zaventem. C’était la sixième tentative d’expulsion qu’elle devait affronter.
En 2018, Pauline Fonsny, réalisatrice dont le travail porte principalement sur l’enfermement des étrangers, nous livre À l’usage des vivants. Un film qui revient sur cette histoire pour faire réfléchir au présent. Nous l’avons rencontrée.
Alter Échos: D’où vous est venue cette envie de réaliser un film sur l’histoire de Semira Adamu?
Pauline Fonsny: Tout est parti de ma rencontre avec Maïa Chauvier, poétesse belge, qui avait lutté activement et avait rencontré Semira Adamu. Elle a écrit un texte sur cette histoire. C’est parti de là: cette rencontre, l’écoute du texte que je trouvais très beau et l’envie conjointe de mettre ces mots en images. C’était pour que cette histoire ne tombe pas dans l’oubli et pour penser le présent aussi.
AÉ: Ce film est donc à la fois un travail de mémoire et une histoire inévitablement liée à l’actualité… Où en est-on aujourd’hui en Belgique?
PF: Alors, il y a deux versions. Celle de l’État, dans laquelle ils disent avoir retenu les leçons du passé: cette «technique du coussin» n’est plus autorisée, donc il n’y a plus de risque de violence envers les personnes qu’on expulse. Puis il y a la version «juste», je dirais, qui est de dire que le retrait de cette technique des textes de loi ne change absolument rien à la violence de l’expulsion. Chaque semaine, Getting the Voice Out, un groupe de volontaires et militants avec qui je travaille beaucoup, rassemble et diffuse des témoignages de violences, physiques et psychologiques, qui ont lieu dans les centres fermés. Le système est bien rodé et poursuit sa route. Ils considèrent que ce qui s’est passé avec Semira était un pur accident.
AÉ: Vous livrez un premier film très engagé politiquement, en quoi était-ce important pour vous?
PF: J’étais déjà personnellement engagée. Il y aurait eu quelque chose de l’ordre du non-sens de ne pas m’engager aussi à travers ma pratique cinématographique. Ça a d’ailleurs toujours été un objectif: défendre un cinéma très militant, avec une vraie volonté de lui redonner ses lettres de noblesse. On peut tout à fait produire un cinéma militant et radical tout en gardant une exigence formelle. Et puis, c’est important de parler de ce qu’il se passe sur notre territoire, il y a des manques.
AÉ: À l’époque des faits, il y a eu un procès contre les policiers, mais également contre les personnes militantes qui soutenaient Semira, accusées d’être responsables de sa mort…
PF: De la même manière qu’aujourd’hui, on fait un procès aux personnes qui accueillent les personnes migrantes chez elle. À l’époque, il y a clairement eu une volonté politique de lancer les deux procès en même temps. Ça a permis de mettre dos à dos la responsabilité de la police et celle des militants. Sans reconnaître qu’il y a, de manière sous-jacente, un système de domination puisqu’un policier est avant tout aux ordres d’un État.
AÉ: Dans le film, on retrouve à la fois le texte de Maïa Chauvier et des textes de Semira elle-même, pourquoi ce choix?
PF: Le texte de Maïa, ça a vraiment été le point de départ du film. C’est presque un «non-choix», c’était un film pour mettre en images le texte. Mais quelque temps après, Maïa m’a fait découvrir ces témoignages de Semira. Ils font partie d’un recueil édité par le Collectif contre les expulsions à l’époque. À partir du moment où j’ai découvert l’existence de la parole de Semira, je me suis dit que c’était impossible de faire ce film sans. Sinon, j’aurais eu l’impression de l’étouffer une seconde fois.
AÉ: On retrouve aussi les images d’archives, qui font froid dans le dos… C’était une nécessité pour vous que les spectateurs voient ces images?
PF: J’ai longtemps douté du bien-fondé de ce choix. Ça ne pouvait pas être simple et évident. Au début, elles ne faisaient pas du tout partie du montage. Mes premières réflexions tournaient autour du fait de montrer Semira dans cette position alors qu’elle était une femme forte et militante. Ça a vraiment été un long travail de réflexion mais, finalement, ces images attestent de ce qui a eu lieu. On n’est pas dans ce récit presque fictionnel que l’État a voulu imposer et que les médias ont repris. Les images, c’est concret. Ça a existé et, parfois, il faut passer par là.
AÉ: Et puis, vous partagez un message très fort, lorsque vous évoquez Mawda Shawri…
PF: Quand j’ai écrit le film, Mawda n’avait pas encore été tuée. Ça a été quelque chose d’intense et violent d’assister à cet événement alors que j’étais en plein tournage. Ça a véritablement redoublé la nécessité de faire ce film. Vingt ans après Semira, c’est aujourd’hui une petite fille de 2 ans qui est tuée sur l’autoroute. Aucun ministre n’a démissionné, aucun policier n’a été inculpé. L’idée n’est pas de dire qu’individuellement cette personne doit être condamnée, mais c’est plutôt ce que ça dit sur notre monde: ces actes sont presque devenus banals. À part une poignée de militants, on se soumet à cet état de fait. Il fallait le dire, en espérant que ça amènera des gens à se poser des questions. Ce film est aussi un appel à l’action, pour lutter contre cette pseudo-évidence.
SEQUENCES: A l’usage des vivants #01 from GSARA asbl on Vimeo.
En savoir plus
Infos et projections:
– Plusieurs projections auront lieu dans le courant du mois de février, les informations seront publiées sur la page Facebook: À l’usage des vivants.
– Témoignages de détenus des centres fermés à retrouver sur http://www.gettingthevoiceout.org