Elément central du modèle social européen, le droit de grève n’en reste pas moins un sujet sensible partout sur le continent. Si ce droit est un acquis unanimement reconnu, ses modalités font débat, en particulier dans les cas de blocage. Les enjeux transfrontaliers compliquent encore un peu la donne. Un règlement proposé par la Commission vise à clarifier la situation, mais les syndicats sont pour le moins réservés.
Pour bien comprendre la proposition de règlement, un petit retour en arrière s’impose. En décembre 2007, la Cour européenne de Justice rend coup sur coup deux arrêts qui feront couler beaucoup d’encre, dans une Europe récemment élargie à dix pays de l’Est, réservoirs de main-d’œuvre à bon marché.
Dans l’affaire Viking, du nom d’une société finlandaise de navigation confrontée à des actions collectives pour avoir voulu engager du personnel letton, la Cour précise l’articulation entre le droit de grève et les libertés économiques prévues par les traités européens. Elle conclut que les restrictions aux libertés économiques (en l’occurrence, une grève et le boycott, par le syndicat international ITF, de toute négociation avec Viking, ce qui a eu pour effet d’empêcher l’engagement des marins lettons) ne peuvent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Ce « test de proportionnalité » a fait bondir la Confédération européenne des syndicats (CES), qui y voit une atteinte inacceptable au droit de grève.
L’affaire Laval est similaire. La Cour a jugé disproportionnées des actions entreprises par les syndicats suédois (un boycott national de la firme Laval) pour protester contre l’engagement d’ouvriers lettons pour la réfection d’une école dans la petite ville de Vaxholm. Elle justifie ce point de vue par le fait que le salaire minimum, objet du litige, n’est pas fixé par la loi en Suède, mais dans une convention collective. Le recours aux ouvriers lettons en Suède, sur base d’une convention collective lettone, serait donc acceptable – et tout cas plus acceptable qu’une grève bloquante nationale. Question de nuances.
Une porte ouverte aux recours contre les grèves
La Commission européenne a mis du temps à digérer cette jurisprudence complexe, qui s’est enrichie d’autres arrêts et d’un débat vif entre les partenaires sociaux sur les piquets de grève. Le 21 mars dernier, elle a présenté une directive relative au détachement des travailleurs d’un pays à l’autre (voir Alter Echos n° 335, 01.04.2012 : « [url=https://www.alterechos.be/index.php?p=sum&c=a&n=335&l=1&d=i&art_id=22276]Le plombier polonais est de retour, avec des droits[/url] »), ainsi qu’un règlement très général sur le droit de grève. Baptisé « Monti II », ce dernier texte dispose que les libertés garanties par les traités européens ne peuvent pas porter atteinte au droit de grève et, inversement, que celui-ci doit respecter les libertés économiques. Une clause définit les voies judiciaires et extrajudiciaires qui peuvent être utilisées par les partenaires sociaux pour faire respecter leurs droits.
Avec cette proposition, qui permettra d’aligner la législation sur la jurisprudence, la Commission assure vouloir renforcer le droit de grève. Mais la CES n’est pas convaincue. Selon elle, au contraire, le règlement ouvrira la porte aux recours des employeurs contre les actions collectives.
Difficile de prédire comment ce très court texte affectera concrètement le droit de grève en Europe, dont l’existence est consacrée par de nombreux autres instruments juridiques et qui est surtout régi par des traditions nationales divergentes.
En Belgique comme ailleurs, le piquet bloquant continue de faire débat, de même que les actions préventives des employeurs pour les empêcher. Une autre instance européenne s’est d’ailleurs prononcée récemment sur le sujet. En février, le Comité des droits sociaux (CEDS), un organe du Conseil de l’Europe, a conforté la FGTB, la CSC et la CGSLB dans leur action contre les recours préventifs de plus en plus nombreux des patrons belges devant les tribunaux – lesquels ont souvent donné raison. Dans sa décision, le CEDS admet que les piquets sont « de nature à porter atteinte à la liberté des non-grévistes », mais il juge néanmoins tout à fait « légitime que les travailleurs grévistes cherchent à entraîner l’ensemble des travailleurs dans leur mouvement ». La décision a été applaudie par les syndicats, qui ont appelé le gouvernement à la diffuser largement auprès du pouvoir judiciaire.