Au moment d’étudier l’incidence et la mise en œuvre des dispositifs d’insertion et des mesures d’activation, c’est le plus souvent les demandeurs d’emploi qui se retrouvent au centrede l’intérêt des chercheurs. Quant à ces intermédiaires du marché de l’emploi, chargés d’accompagner les chômeurs vers l’insertion et la formation, etde les aider à retrouver le sésame de l’employabilité – à défaut du Graal de l’emploi –, leur activité a été nettement moinsétudiée. Constat de carence qu’il faudra désormais nuancer avec la récente soutenance de thèse en sociologie de Jean-François Orianne. Le traitementclinique du chômage analyse le processus de mise en œuvre du parcours d’insertion en région wallonne à travers « trois groupes professionnels relativementcontrastés, qui présentent […] bon nombre de caractéristiques communes : les conseillers en accompagnement professionnel de Forem Conseil, le conseiller en formation deCarrefour Formation, le travailleur social en Entreprise de formation par le travail (EFT). »
Un concept hybride
Jean-François Orianne y analyse, notamment avec les outils de la sociologie des professions, comment ces trois groupes parviennent à se construire une légitimitévis-à-vis de leur public – dans le contexte pour le moins adverse du manque d’emplois – et quelles stratégies leur permettent de se garantir une certaine autonomie parrapport à l’État qui les mandate. Au centre de ce réseau, se trouve le « savoir ésotérique », presque médicalisé – avec notamment leduo généraliste-spécialiste –, des troubles de l’employabilité, qu’il s’agit de diagnostiquer puis de guérir, en mettant le chômeur en travail surlui-même. Outre le rôle qu’elle joue vis-à-vis du public et de l’État, cette construction de symptômes permet également aux « intermédiaires» de mettre en évidence leurs spécificités, et de faire ainsi face à la concurrence interprofessionnelle, émanant notamment du secteur privé del’intérim.
L’accompagnement vu par ceux qui le font
« Le plan d’accompagnement des chômeurs pour moi, j’ai appris que ça existait, c’est que c’était une façon de trier les chômeurs qui avaient un an dechômage. […] On avait été crier dans la rue avec la FGTB pour dire que c’était une abomination. Et puis on s’est retrouvées dedans. Et alors on s’est dit : « Nonécoute, on se trouvait pas mal, on se pensait très sociales par rapport à notre objectif de départ. Dans notre façon de réagir et de penser. » Et on s’est dit: « Ecoute, si on laisse la place à d’autres, on ne sait pas dans quelle dérive ça va aller. » Et donc si on peut compter sur notre jugement à toutes les trois, on pourra aumoins donner dans ce procédé un… quelque peu d’humanité. »
Une conseillère en accompagnement professionnel de Forem Conseil (CAP) citée par Jean-François Orianne
Pour comprendre les mécanismes de construction professionnelle de ces intermédiaires, il s’agit d’abord de les resituer dans le contexte spécifiquement belge de l’Étatsocial actif. Introduit par Frank Vandenbroucke sur le plan politique et académique (on se souvient de sa thèse de doctorat à Oxford, juste après l’affaire Agusta…), ceconcept purement belge, se construit de manière hybride : « Ce nouveau référentiel d’action publique s’appuie sur la troisième voie anglo-saxonne (le sociologueanglais Giddens) tout en s’inscrivant dans un contexte institutionnel et sociopolitique « conservateur », une société en piliers de tradition corporatiste1. »
Contractualisation, individualisation, territorialisation
Dans ce cadre, les politiques d’activation menées en Belgique semblent transformer l’intervention publique dans un triple mouvement d’individualisation, de conditionnalisation et deterritorialisation de l’intervention de l’État.
• Contractualisation : en effet, « la sécurité sociale est de moins en moins conçue comme un ensemble de droits du citoyen mais comme une relation contractuelle entrel’individu et la société, toujours susceptible d’être révisable ou révocable […]. » Et ce, dans un contexte, où évidemment, les deux parties nesont pas sur un pied d’égalité et où leurs libertés de contracter ne sont pas équivalentes.
• Individualisation : comme le note l’économiste Christian Arnsperger, l’ESA s’accompagne d’une inversion paradoxale de la notion de solidarité et de responsabilité. Cen’est plus la collectivité qui est solidaire de l’individu. Mais bien l’individu qui doit se monter solidaire et responsable du groupe!
• Territorialisation : « Les agents locaux chargés de mettre en œuvre les politiques actives d’emploi se voient, en ce sens, confier une plus grande marge de manœuvredans la gestion des relations contractuelles avec les bénéficiaires de ces politiques, avec l’ensemble des partenaires de l’insertion socioprofessionnelle, avec les entreprises.»
En rassemblant, trois catégories de tels agents sociaux aux conditions et aux modalités de travail très diverses, l’objectif de Jean-François Orianne n’estévidemment pas de démontrer qu’il existe une profession d’intermédiaire en Région wallonne, mais que « le processus de professionnalisation, en cours, orientel’action des intermédiaires, et dès lors, le sens de la politique qu’ils sont chargés de mettre en œuvre. »
Une dynamique de civilisation, et donc d’intériorisation
C’est à deux cadres théoriques principaux que se réfère l’auteur, dans sa tentative : d’une part, la sociologie des professions, d’autre part, l’écolefrançaise de l’Économie des conventions. Cette dernière serait la seule à avoir réussi à produire pour la France, ce qu’il essaye de produire pour laWallonie : une analyse des politiques d’emploi centrée sur le travail de ceux qui la mettent en œuvre, une analyse des politiques d’insertion du point de vue de ceux qui insèrent.À une échelle temporelle plus large, Jean-François Orianne restitue le phénomène d’intériorisation des normes et d’autocontrôle, propres auxmécanismes d’activation, dans une dynamique plus large, celle du processus de civilisation de Norbert Elias.
Le processus de civilisation selon Norbert Elias
L’équilibre entre l’identité du nous et l’identité du moi a subi depuis le Moyen Âge européen un changement notable que l’on peut résumer en le ramenantà sa plus simple expression : la prépondérance était autrefois du côté du nous. À partir de la Renaissance, la balance pencha de plus en plus versl’identité du moi ; et l’on vit se multiplier les cas d’individus chez qui l’identité du nous était tellement affaiblie qu’ils se percevaient eux-mêmes comme des « je» sans « nous ». Ce processus se traduit par une intériorisation des normes sociales et un autocontrôle des pulsions, décelables par exemple dans l’apparition denouveaux « outils de civilisation » tels que la fourchette et le mouchoir. L’aboutissement ultime de ce processus est peut-être décrit par le sociologue Ulrich Beck lorsqu’ilévoque l’individualisation des risques dans les sociétés contemporaines : « Dans ce contexte, vivre sa vie, cela équivaut à résoudre sur le planbiographique les contradictions du système. »
Mais la visée du travail n’est pas seulement théorique et ses résultats ont pu être utilisés par les travailleurs étudiés eux-mêmes. C’estainsi que, lors des réformes du Forem, les conclusions de l’enquête ont pu servir de « ligne de défense » contre la volonté affichée par lahiérarchie à faire du chiffre. Même si, lorsqu’il s’agit d’entendre la partie la plus déstabilisante du travail, celle qui concerne « le traitement clinique duchômage », les réactions se font beaucoup plus hésitantes : « Là, c’est ton interprétation… »
L’ANPE vue de l’intérieur
Contrairement aux apparences, Fabienne Brutus s’appelle bien Fabienne Brutus! Ce n’est donc pas sous pseudonyme qu’elle a écrit son premier livre Chômage, des secrets biengardés. La vérité sur l’ANPE ». Au risque, peut-être de se retrouver dans la situation des personnes qu’elles côtoient tout au long de ses journées :au chômage. À 31 ans, cette conseillère de l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) a en effet décidé de braver la circulaire lui interdisant de communiquer versl’extérieur sans en référer à ses supérieurs, sous peine de sanctions, soit disciplinaires, soit pénales. En l’occurrence, le risque est sans doute d’autantplus élevé que la communication n’est pas à proprement parler promotionnelle. Au programme : nettoyage des chiffres – à la hausse pour le nombre d’offres d’emploisdisponibles, à la baisse pour le nombre de chômeurs –, pression à faire du chiffre, renvois des demandeurs d’emploi vers de l’occupationnel à défaut deformations en suffisance… Ce que dénonce principalement Fabienne Brutus, c’est le « grand mensonge » par lequel le gouvernement, via l’ANPE, essaye de prétendre qu’il y aassez d’emplois et que donc, qui veut vraiment trouver un emploi, le peut. Et l’auteure de conclure : « Contraindre quelqu’un à chercher quelque chose qui n’existe pas, cet acte estd’une violence rare ». Violence vis-à-vis du chômeur, mais aussi, à l’en croire, violence vis-à-vis de soi-même… Selon Jean-François Orianne, c’estprécisément sur ce hiatus que repose la légitimité professionnelle des intermédiaires : « Leur autonomie professionnelle vis-à-vis de l’État quiles mandate tient en une déconnexion radicale entre le travail sur l’employabilité et la mise à l’emploi. » On notera enfin que le parcours de Fabienne Brutus estemblématique de celui de bon nombre des intermédiaires : commençant dans une structure culturelle en emploi-jeune, puis se retrouve au chômage et fréquente doncl’ANPE de l’autre côté du guichet. Après s’être vu refuser une formation en informatique, elle tente, à moitié sérieusement, le concours d’entréeà l’ANPE… et le réussit.
1. Fabienne Brutus, Chômage, des secrets bien gardés, Éditions Jean-Claude Gawsewitch, 2006.
Menée dans le cadre du Girsef (Groupe interfacultaire de recherche sur les systèmes d’éducation et de formation – UCL), la partie empirique a en effet permis àJean-François Orianne de suivre une cinquantaine de professionnels de l’insertion en Région wallonne et d’asseoir le concept de « traitement clinique du chômage. Par ceterme, il ne faut évidemment pas entendre « l’envoi massif de chômeurs inemployables à l’asile » mais plutôt mise au travail du chômeur sur lui-mêmeet sur ses « troubles de l’employabilité » – ce qui apparaît alors comme une stratégie collective de groupes professionnels se battant pour leur reconnaissance, leursurvie, au sein du champ de l’insertion. Dans ce sens, la clinicisation du chômage résonne évidemment avec la Stratégie européenne pour l’emploi et laStratégie de Lisbonne (qui, rappelons-le, ne visent pas à faire diminuer le taux de chômage mais bien à augmenter le taux d’emploi), en poursuivant une logique d’inclusionsociale extrêmement poussée, qui tend à « socialiser » au marché du travail l’ensemble de la population active inoccupée, jusque dans ces moindresrecoins, afin d’assurer une concurrence effective et maximale entre les actifs inoccupés et les inactifs occupés. » On n’est en somme pas très loin de la vision marxistedes chômeurs comme armée de réserve du patronat, destinée à combattre les revendications (salariales ou autres) des travailleurs. Une armée d’autant plusefficace que ces soldats constituent une alternative crédible – c’est-à-dire employable – aux « privilégiés qui ont la chance d’avoir encore un emploi…». Une fois n’est pas coutume, on nous permettra donc de terminer par une citation du Capital : « Pendant les périodes de stagnation et d’activité moyenne,l’armée de réserve industrielle pèse sur l’armée active, pour en réfréner les prétentions pendant la période de surproduction et de hauteprospérité ».
1. Pour de plus amples renseignements, on se référera à Pascale Vielle, Philippe Pochet & Isabelle Cassiers (dir.), L’État social actif – Vers unchangement de paradigme ?, P.I.E-Peter Lang, 2005. On y trouvera notamment un article de Jean-François Orianne.