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Santé

Du sang, du labeur et des larmes

Mis en place en Espagne en 2023, le congé menstruel n’existe pas en Belgique. L’idée de permettre aux femmes qui souffrent de règles douloureuses de s’absenter du travail un ou quelques jours par mois ne fait pas l’unanimité, y compris dans les rangs féministes. Le débat encore timide a le mérite de faire exister un sujet encore trop souvent chuchoté entre personnes concernées.

(c) Bertrand Dubois

Deux constats pour commencer, truismes pour certains, breaking news pour d’autres. Le premier: des femmes souffrent durant leurs règles. Difficile de quantifier le phénomène. Et encore plus de le qualifier: qu’est-ce que la douleur? Quelles sont les causes et les diverses manifestations des souffrances liées aux règles, qui touchent à l’intime mais aussi au social? Les études manquent – cela vaut pour la santé des femmes en général – mais le poids des témoignages suffit à accorder un «crédit de véracité» aux souffrances des femmes.

Deux: les règles – alors qu’elles concernent presque la moitié de l’humanité en âge de l’être (mis à part les femmes qui sont aménorrhées, qui prennent un contraceptif pour stopper leurs règles) – demeurent un sujet tabou. Si, ces dernières années, les femmes ont mis sur la table la question des injonctions, des représentations et des inégalités liées aux règles, qu’on ne se réjouisse pas trop vite… Le liquide dans les pubs des serviettes hygiéniques était bleu jusqu’à il y a peu; l’année dernière, on s’étonnait encore de voir une championne de triathlon terminer une course le maillot taché de sang. Ce n’est aussi qu’en juin 2022 que l’OMS a réclamé que «la santé menstruelle soit reconnue, encadrée et traitée comme une question de santé et de droits humains, et non comme une question d’hygiène».

Un congé spécifique pour les femmes

Le congé menstruel désigne un ou plusieurs jours de congé pour les femmes qui souffrent de règles douloureuses et d’endométriose. Il a déjà été intégré dans le Code du travail de six pays à travers le monde, dont le Japon, pionnier en 1947. En 2023, l’Espagne devenait le premier pays européen à l’adopter. Le congé y est pris en charge par la Sécurité sociale.

Alors que la lutte contre la précarité menstruelle commence à être prise au sérieux et soutenue en Belgique, la réflexion sur ce congé spécifique n’en est qu’à ses prémices. Juste après le vote espagnol sont apparus quelques articles et questions parlementaires (dans les rangs PS, Écolo et PTB).

Au cabinet de Pierre-Yves Dermagne, ministre de l’Économie et du Travail, on nous répond: «Le sujet n’est pas sur la table du gouvernement. Nous sommes en réflexion. Nous attendons en fait un avis des partenaires sociaux qui étudient les systèmes de congé. Nous attendons qu’ils fassent des propositions au gouvernement sur le thème du congé menstruel.» En Wallonie, «le congé menstruel n’a pas fait l’objet d’une demande ni du Conseil wallon de l’égalité entre hommes et femmes ni des syndicats», indique le cabinet de la fonction publique. Du côté des associations féministes, «la réflexion est en cours» au sein de Soralia. «Nous n’avons pas de positionnement ou de travail spécifique sur le congé menstruel. Il y a eu davantage de travail sur la précarité menstruelle», indique-t-on chez Vie féminine.

Le congé menstruel désigne un ou plusieurs jours de congé pour les femmes qui souffrent de règles douloureuses et d’endométriose. Il a déjà été intégré dans le Code du travail de six pays à travers le monde, dont le Japon, pionnier en 1947. En 2023, l’Espagne devenait le premier pays européen à l’adopter. Le congé y est pris en charge par la Sécurité sociale.

La STIB n’a pas attendu le gouvernement pour mettre en place un congé menstruel, appelé «congé sans solde d’inconfort». Sans solde «mais assimilé dans le calcul du 13e mois et des écochèques», nous explique-t-on. «Cela fait au moins 30 ans que la STIB a décidé que les femmes à la conduite peuvent bénéficier de congés pour menstruation afin de faciliter et rendre plus souple la possibilité de s’absenter lors d’une période de menstruation difficile/douloureuse. Depuis 2018, ces congés pour trouble menstruel ont été étendus à l’ensemble des métiers lourds, poursuit la porte-parole Cindy Arents. Les collaboratrices peuvent prendre un maximum de 12 jours civils par an, à raison d’un jour par mois. Concrètement, la collaboratrice qui veut prendre ce type de congé doit prévenir son responsable sans fournir de justificatif. On constate sur le terrain qu’environ 70% des collaboratrices qui peuvent en bénéficier y ont eu recours (en général, plusieurs fois par an).»

Une fausse bonne idée?

Quand la mesure est passée en Espagne, Isabella Lenarduzzi, fondatrice de l’entreprise sociale Jump dont le combat porte sur l’égalité des femmes et des hommes, a vu rouge. Dans L’Écho (10 mai 2023), elle s’interroge sur «la fausse bonne idée des congés menstruels». «Si la reconnaissance de la douleur des femmes constitue une avancée, il y a un risque de stigmatisation, et donc potentiellement de la discrimination dans le monde de l’entreprise», écrit-elle. Et d’argumenter que «la nature des femmes a toujours été utilisée comme arguments pour les assouvir par le mariage et la maternité, et les éloigner des sphères économiques et politiques. […] La majorité des plaintes en discrimination déposées à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes portent sur la grossesse, le retour de maternité ou l’allaitement. Ce sont des moments qui sont spécifiques aux femmes, et qui sont des moments de grande vulnérabilité».

Aujourd’hui, Isabella Lenarduzzi n’a pas changé d’avis. «Il est nécessaire d’ouvrir la conversation sur le sujet du congé menstruel évidemment. Il serait ‘juste’ de l’adopter mais, dans ce contexte, il peut faire plus de mal que de bien aux femmes!» Un contexte selon elle traversé de «de deux forces contraires. L’une qui va vers plus de respect des individus, et une reconnaissance des inégalités structurelles. Et une autre, soutenue par les idées antiwoke, qui considère que les femmes sont des hommes comme les autres et qu’il n’y a aucune raison qu’on ait des mesures d’équité. Je le vois dans mes formations, des hommes bien nés de plus de 50 ans sont très sensibles à ces discours.»

«Les femmes prennent sur elles»

Dès lors, pour éviter cette «discrimination à l’embauche», les femmes sont-elles condamnées à «bosser ou saigner»? Ou à se saigner sans broncher?

Dafalgan, bouillotte, télétravail, «fausse maladie», boss conciliant… «Les femmes prennent sur elles, sur leurs congés pour gérer leurs douleurs et les soins, ce qui met à mal l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle», rapporte Anissa D’Ortenzio, chargée d’études pour le mouvement Soralia, qui a fin 2023 mené une analyse sur l’endométriose. Cette maladie – caractérisée par la présence hors de l’utérus de l’endomètre, provoquant des lésions ou des kystes – est source de grandes douleurs, parfois chroniques, et peut déboucher sur l’infertilité. L’endométriose toucherait «1 ou 2 personnes menstruées sur dix» et les femmes traverseraient environ sept années d’errance médicale avant de se voir poser le diagnostic.

Dès lors, pour éviter cette «discrimination à l’embauche», les femmes sont-elles condamnées à «bosser ou saigner»? Ou à se saigner sans broncher?

En donnant la parole aux femmes, Soralia a constaté que l’endométriose mettait en péril leur bien-être au travail, et même leur en barrait l’accès.

Anissa D’Ortenzio souligne dès lors l’urgence que «soit reconnue cette maladie» et la nécessité de poser la question «des aménagements possibles et souhaitables sur le lieu de travail lorsqu’on a une maladie invalidante au quotidien». «La non-prise en compte de la santé des femmes et l’errance du diagnostic a un coût!», ajoute-t-elle. Selon un tout récent rapport du Forum économique mondial, «remédier aux inégalités liées à l’endométriose et à la ménopause pourrait contribuer à hauteur de 130 milliards de dollars au PIB mondial d’ici à 2040».

Une question de santé publique

«C’est une question d’égalité, de santé publique et cela relève de la médecine préventive, abonde Elise Thiébaut, autrice de l’essai Ceci est mon sang: Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font. «L’entreprise est responsable de la santé de ses salariées et doit tenir compte que les femmes ont un corps. Quand les femmes accouchent, cela semble évident qu’elles ne peuvent pas venir travailler», poursuit-elle.

Elise Thiébaut défend «un congé menstruel quels que soient l’âge, le statut et le sexe». Une option «tactique et holistique»: un congé pour tous et toutes pour «éviter que les hommes ne se plaignent».

«L’augmentation des jours de congé sans certificat peut servir de congé menstruel sans faire discrimination directe», avance Gaëlle Demez, responsable nationale des Femmes CSC, précisant attendre une évaluation espagnole sur les effets en matière de discrimination à l’embauche.

D’autres questions se posent aussi. Quid des secteurs à majorité féminine, déjà en pénurie? Quid du secret médical? Comment bien rémunérer ce congé?

Ne plus rougir de ses règles

D’une étude menée en mai dernier par l’UGent et Securex sur l’impact de la ménopause et le bien-être au travail, il ressort que «23,4% des travailleuses présentant des symptômes de ménopause et une gêne importante lors du travail déclarent que la ménopause ne peut pas être abordée avec l’employeur». Or, indique la recherche, «une condition de base pour adapter le contenu et l’organisation du travail à la réalité (temporaire) d’une travailleuse ménopausée est que la ménopause puisse être abordée avec l’employeur».

D’autres questions se posent aussi. Quid des secteurs à majorité féminine, déjà en pénurie? Quid du secret médical? Comment bien rémunérer ce congé?

«Les femmes se taisent sur leurs règles parce que chaque fois qu’on en parle, c’est pour les délégitimer», observe Elise Thiébaut. «Aujourd’hui encore, on entend des hommes dire que les femmes qui ont leurs règles ne sont pas fiables. Le congé pourrait renforcer ce stéréotype. Des femmes sont aussi imprégnées de cette norme masculine rationnelle qui les empêche de dévoiler leur vulnérabilité et leurs émotions. Il faut leur garantir une sécurité psychologique pour pouvoir parler de leurs douleurs à leur employeur», plaide Isabella Lenarduzzi.

Sortir les règles du tabou et travailler sur les mentalités sont donc des priorités et des défis bien plus globaux que le congé menstruel. D’autres idées sont sur la table pour faciliter la vie des femmes au travail pendant leurs règles: aménagements des horaires, salles de repos. «Vu qu’on ne paye pas pour le papier toilette, pourquoi ne pas avoir des protections périodiques gratuites dans les toilettes», suggère Elise Thiébaut, qui rappelle la nécessité de partir des marges pour réfléchir au congé menstruel: «Il faut penser la loi à partir des personnes les plus vulnérables, comme les infirmières ou les femmes de ménage. Les règles peuvent être plus difficiles à vivre pour elles.»

 

Manon Legrand

Manon Legrand

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