Le microcrédit se balade dans les travées des pays en développement depuis quarante ans. Quelle évolution pour quelles leçons?
Pour celui qui percevrait encore les microprêts comme une activité accessoire menée par quelques coopératives rurales pour acheter du riz ou une machine à coudre, les chiffres mondiaux lui permettront d’avoir une idée plus précise du phénomène: 81,5 milliards de dollars en portefeuille de crédits pour 91,4 millions de clients. La mondialisation et sa concentration de pouvoir sont passées par là: les 100 plus grandes institutions couvrent 77% du marché global. La moitié des emprunteurs se trouvent en Asie du Sud et 40% des montants empruntés se trouvent en Amérique latine. Si l’Afrique ne représente «que» 5% du portefeuille, ce continent affiche la plus forte croissance (11%) 1.
Le microcrédit a permis à des acteurs privés de s’enrichir sur le dos des pauvres. Même chez les acteurs ONG. Au Pérou, l’organisation américaine Care avait lancé en 1997 une institution de microfinance avec une mise de départ de 3,5 millions de dollars. Automne 2009, une des plus importantes banques du pays, Banco de Credito, a racheté la société pour 96 millions de dollars (dont 74 pour Care). Il faut espérer que, dans ce cas-ci, l’argent dégagé aura été réinvesti dans l’aide au développement.
Côté privé, au Mexique, un prêteur comme Creemos a osé des taux d’intérêt de 125 pour cent. Au Nigeria, l’association Lift Above Poverty Organization (LAPO) a pratiqué des taux à peine moins usuriers (114%) 2.
Avec de tels montants, sûr que les pauvres vont mettre du temps à s’en sortir. De quoi vouer le microcrédit aux gémonies et passons à autre chose? «Le monde rêve d’une recette miracle contre la pauvreté et le microcrédit était un candidat tout à fait plausible. Ces études (des études sur des évaluations du microcrédit à travers le monde, NDLR) suggèrent qu’il est temps de revenir à une description plus nuancée de ses avantages possibles. Mais reprocher au microcrédit d’être inutile ou dangereux parce qu’il ne se révèle pas être cette recette miracle n’a pas grand sens.» 3 Postulée par Esther Duflo, professeure au renommé Massachusetts Institute of Technology (MIT), cette version revisitée du «ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain» est la leçon à retenir du Sud.
Une dynamique de régulation?
La comparaison entre les taux d’intérêt (même si les taux cités ci-dessus sont scandaleux) pratiqués par le microcrédit et «nos» taux occidentaux n’est pas pertinente. Responsable du service appui partenaires à SOS Faim 4, Laurent Biot confirme: «En parallèle à leur finalité sociale, la plupart des institutions de microfinance ont pour objectif de couvrir leurs coûts, d’être rentables. Sans subsides. C’est la seule manière de pérenniser leurs activités.»
Au Sud, c’est possible d’être rentable par le volume. «Certains de nos partenaires ont 350.000 membres. On est souvent étonné du taux d’intérêt. Une moyenne de 24% annuel est assez fréquente. Ce taux est très facilement justifié et justifiable. Si au début, SOS Faim peut donner un fonds de crédit pour démarrer, il faut ensuite emprunter le reste, soit via une épargne rémunérée à du 6% dans certains cas ou via des prêts auprès d’institutions financières à hauteur de 8 ou 9%. Ajoutez-y les coûts opérationnels très élevés, la prise de risque, et vous y êtes.»
Le microcrédit lui-même se réinvente. La caution solidaire portée par Muhammed Yunus perd de sa superbe tandis que SOS Faim tente de réconcilier le microcrédit et le milieu l’agriculture, l’activité principale dans les pays du Sud. La faible densité de population en zone rurale, une éducation financière plus faible, l’existence de collectivités paysannes très organisées ou la périodicité propre aux cultures demandent des microfinancements adaptés.
Cette attention est évidemment à des kilomètres des préoccupations des requins qui remplissent les poches des pauvres pour les vider, mais là aussi, les temps changent. «Depuis une dizaine d’années, il y a une réinsistance sur l’importance de la performance sociale, avec aussi des principes de protection du client que les IMF doivent respecter, explique Laurent Biot. Autre exemple, en Équateur ou en Bolivie, dans des régimes de gauche, une régulation assez stricte a été mise en place avec des plafonds sur les taux d’intérêt.» Fait plus étonnant, la dynamique de régulation du secteur vient également du… monde libéral, «parce qu’il souhaite intégrer ces IMF dans le système financier global».
Le microcrédit aurait-il réussi une improbable réconciliation idéologique?
1. Chiffres du Mix Market (www.mixmarket.org) qui rassemble les principaux opérateurs de la microfinance. «Chiffres clés de la microfinance», Baromètre 2014 de la microfinance, http://www.federation.caisse-epargne.fr/wp-content/uploads/2014/09/BMF-2014-FR_web.pdf, septembre 2014.
2. Ces exemples sont tirés de l’article «Banks Making Big Profits From Tiny Loans», NY Times, Neil Mac Farquhar, 13 avril 2010.
3. «Microcrédit, miracle ou désastre?», Esther Duflo, le Monde, 11 octobre 2010 (mis à jour le 9 juin 2011).
4. Cette ONG belge ne fait pas directement de microcrédits mais participe au financement de l’agriculture dans le Sud en appuyant des structures agricoles, dont certaines pratiquent le microcrédit. SOS Faim cherche également à renforcer le dialogue entre les organisations paysannes et les institutions de financement rural.
Aller plus loin
Tsunami culturel dans l’insertion sociale ou naufrage garanti pour les plus démunis? Le dernier numéro d’Alter Échos fait le point sur le microcrédit en Belgique: «Microcrédit: sortez accompagné»