La Commission européenne a lancé une procédure d’infraction contre la Belgique. En votant une loi «anti-abus», le précédent gouvernement belge souhaitait lutter contre le dumping social dans le cadre du détachement de travailleurs. Si la dispute se crispe autour d’un formulaire administratif, ses répercussions sont loin d’être anodines pour les travailleurs belges… et européens.
C’est un simple formulaire administratif qui a semé la discorde entre la Belgique et la Commission européenne. Un différend assez sérieux qui a poussé la Commission, le 26 mars, à sortir l’artillerie lourde: la procédure d’infraction.
Ce document européen qui déchaîne les passions a un nom: le «formulaire portable A1». Un bout de papier qui cristallise des enjeux éminemment politiques, car il se situe au cœur des débats relatifs au détachement de travailleurs, plaçant la question du dumping social au centre des discussions.
En Europe, des entreprises peuvent envoyer certains de leurs travailleurs, pour une durée de temps limitée à 24 mois, dans d’autres États de l’Union, afin d’y remplir certaines missions.
C’est ce que l’on appelle le «détachement». Ce principe est inscrit dans une directive de 1996 sur le détachement et dans un règlement de 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.
On trouve dans ces textes quelques règles de base: le travailleur détaché est soumis au droit du travail du pays d’accueil. Par contre, durant toute la durée de sa mission, il reste assujetti à la sécurité sociale de son pays d’origine.
Un employé portugais d’une société x qui se rend en Belgique pour y réaliser des travaux de construction sera donc payé au salaire horaire belge (généralement au barème minimal prévu par les conventions collectives). Les cotisations sociales ou patronales seront versées au Portugal.
Chacun de ces travailleurs est censé être muni du fameux formulaire A1. Ce formulaire, réclamé par l’entreprise pour son travailleur détaché, est délivré par l’administration de la sécurité sociale du pays d’origine. Il est une preuve de l’assujettissement à la sécurité sociale de cet État.
Une loi pour lutter contre la fraude
Le détachement de travailleurs fait souvent la une des journaux pour les fraudes qu’il entraîne ou pour les conditions de travail et les salaires médiocres dont pâtissent ces travailleurs venus de l’est ou du sud de l’Europe. En mai 2014, Le Soir rapportait des informations de l’Inspection sociale selon lesquelles des ouvriers n’étaient payés que 2,9 euros de l’heure.
Aujourd’hui, le chantier du nouvel hôpital Chirec en construction à l’est de Bruxelles suscite à son tour des inquiétudes. «Certains ouvriers détachés portugais travaillent 59 heures par semaine, affirme un syndicaliste. Certains m’ont dit qu’ils ne gagnent que 8 euros brut de l’heure alors que le minimum dans la construction est de 12 euros.»
Le détachement n’est pourtant pas une jungle européenne sans règles du jeu. L’entreprise qui détache un travailleur doit avoir une activité économique substantielle dans son pays d’origine. Vingt-cinq pour cent au minimum de son chiffre d’affaires doit y être réalisé. L’idée est ainsi d’éviter que des entreprises s’installent fictivement dans ces pays dans le seul but d’organiser le détachement de travailleurs, afin de jouer sur les différents coûts du travail en Europe.
Il existe d’autres règles à respecter: l’employé doit avoir une véritable relation d’emploi avec la société qui l’embauche (ne pas être embauché spécifiquement pour un détachement), le détachement est limité dans le temps; l’employé est censé ne pas résider de manière permanente dans le pays d’accueil.
Concrètement, ces règles sont facilement contournables. Car les contrôles et les sanctions impliquent d’étroites collaborations entre administrations nationales. «D’un côté, il y a les principes de la libre circulation, qui empêchent toute entrave à la prestation de services en Europe, explique Bruno De Pauw, conseiller de l’ONSS, et, de l’autre, il y a des services d’inspection pour lesquels les frontières existent toujours.» Face à des services d’inspection éparpillés (lorsqu’il en existe, car tous les pays européens n’en sont pas dotés), on découvre des entreprises qui multiplient les sous-traitances entre entreprises de différents pays, rendant d’autant plus complexes les contrôles.
Dans un dédale de services
Parmi les «frontières» entre administrations, on trouve le formulaire A1.
Avant de le délivrer, les administrations des États concernés devraient vérifier si les conditions pour un détachement sont respectées. Ce qu’elles ne font pas toujours. Werner Buelen, de la Fédération européenne des travailleurs du bâtiment et du bois, constate que, «au niveau européen, beaucoup d’attestations A1 sont officielles mais pas forcément légitimes». En gros, on les délivrerait à la pelle sans être trop regardant sur les conditions à respecter pour détacher du personnel.
Lorsqu’un service d’inspection contrôle un chantier de construction ou toute autre activité impliquant du détachement, les conditions de travail sont examinées de près, mais aussi celles que l’entreprise est censée respecter pour qu’un détachement soit considéré comme tel. Si ces conditions ne sont pas remplies, les autorités belges considèrent que c’est en Belgique que les cotisations sociales doivent être payées.
C’est d’ailleurs pour limiter les dérives dans le cadre du détachement que le précédent gouvernement, sous la conduite du secrétaire d’État à la lutte contre la fraude, avait imaginé la «loi anti-abus».
L’idée est simple. Robert Berckvens, responsable d’équipe à l’inspection sociale fédérale, nous la résume: «En cas de fraude avérée, cette loi, jamais encore appliquée, permet de considérer que le formulaire A1 n’est pas valide. L’idée étant alors de demander à l’employeur un assujettissement à la sécurité sociale belge.» Cette loi a pour but de décourager la fraude: si vous ne respectez pas les conditions du détachement alors vous paierez davantage, en versant les cotisations en Belgique.
Cette décision de la Belgique dérange donc la Commission européenne qui se fonde sur une «jurisprudence constante de la Cour de justice européenne» pour justifier le lancement de la procédure d’infraction. Selon le droit européen, un État ne peut pas de sa propre initiative annuler un document valide émis par un autre État membre. C’est à ce dernier de le retirer sans quoi la Belgique contreviendrait au principe de l’assujettissement unique à un système de sécurité sociale. De plus, argue la Commission, pour régler ce type de litiges, il «existe une procédure de conciliation au niveau européen».
Côté belge, on part plutôt du principe que «la fraude corrompt tout», comme l’explique Bruno De Pauw: «Personne ne peut se baser sur une fraude pour obtenir un gain.» Le formulaire a beau avoir été délivré en bonne et due forme par une administration, si les conditions pour l’obtenir ne sont pas respectées, la Belgique ne considère plus ce formulaire comme valide. C’est donc en Belgique que les cotisations devraient être payées.
Une procédure lente…
La Commission européenne rappelle qu’en cas de doute au sujet d’un formulaire A1 et du contexte de sa délivrance, une procédure existe. Elle
a d’abord lieu entre les deux pays concernés qui doivent se mettre d’accord. «Nous devons les convaincre de nos constatations, ce qui est assez long», explique Didier Van Den Branden, responsable de la task force transfrontalière à l’inspection sociale fédérale.
Les services d’inspection dans le pays d’origine mènent aussi leur enquête de leur côté. «Les façons de mener les enquêtes diffèrent de pays en pays. Parfois il s’agit d’enquêtes comptables, d’autres fois d’enquêtes de terrain, ajoute Didier Van Den Branden.» À cela s’ajoutent une foule de «problèmes de tuyauterie qui compliquent les choses». L’inspecteur belge doit trouver le bon interlocuteur dans l’autre pays. Ce qui n’est pas évident vu les différences qui existent entre systèmes de sécurité sociale, parfois centralisés parfois décentralisés. Il faut ensuite se faire comprendre par son interlocuteur et espérer que celui-ci sera diligent et «faire face à l’inertie administrative».
La procédure est clairement balisée par le droit européen: allers-retours entre administrations étalés sur deux périodes de trois mois. Puis une conciliation au sein de la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale est entamée avec tous les représentants des États si aucun accord n’a été trouvé. Une procédure que Didier Van Den Branden estime «lente et inadaptée», «basée sur la conciliation, sans sanction prévue». Un défaut aigu dans le contexte où les travailleurs vont et viennent et où certaines entreprises véreuses disparaissent du jour au lendemain.
Et même si l’inspection sociale belge constate que les administrations d’autres pays font de plus en plus d’efforts pour partager leurs informations, il reste certains États «qui ont une politique de blocage». Chypre et, dans une moindre mesure, la Slovaquie sont parfois pointées du doigt.
En adoptant la loi anti-abus, la Belgique souhaitait agir contre les excès du détachement en contournant cette procédure européenne. Mais, attention, rappelle Didier Van Den Branden, «les services d’inspection n’agissent qu’à la marge du phénomène, sur les infractions. Car le cœur de la directive Services, c’est de faciliter la circulation des biens et services et d’éviter que les États ne mettent des obstacles injustifiés et disproportionnés à cette libre circulation». Une Europe qui, jusqu’à présent, s’est concentrée sur la construction d’un marché unique sans harmonisation des législations sociales.
Aujourd’hui, la Commission comme l’État belge préparent leur argumentaire concernant ce formulaire A1 qu’ils remettront à la Cour de justice européenne. C’est cette dernière qui devra trancher entre leurs deux visions antagonistes.
Administration, syndicats, fédérations d’employeurs, tous, sans exception, sont unanimes: il faut lutter contre le dumping social dans la construction.
Le secteur est dans la tourmente. Depuis trois ans, il détruit des emplois locaux alors même que l’activité ne baisse pas significativement. 17.635 emplois en moins de Belges ou de résidents belges depuis 2011, selon les fédérations d’employeurs.
Dans le même temps, la part du nombre de travailleurs détachés a littéralement explosé. En 2011, 15 % des personnes ayant travaillé dans la construction étaient des travailleurs détachés (37.877). Ils étaient 34 % en 2014 (94.165).
Le secteur dans son ensemble a accueilli avec bienveillance l’adoption de la loi anti-abus. C’est peu dire que le lancement de la procédure d’infraction par la Commission a l’art d’en énerver certains. «Nous étions furieux de l’annonce de la Commission, lance Tom Deleeuw, du service international de la CSC, car la Commission dit qu’elle veut lutter contre le dumping social mais ne donne pas les moyens pour le faire comme il faut.»
Du côté des employeurs, on insiste aussi pour «combattre la fraude». La Bouwunie, la fédération flamande des petites et moyennes entreprises de la construction, était «plutôt favorable» à la loi anti-abus. La Confédération de la construction wallonne, via Nathalie Bergeret, réclame «plus de moyens pour les contrôles et davantage de collaboration entre États membres».
Les entrepreneurs considèrent qu’ils subissent une «concurrence déloyale» de la part d’entreprises venues du sud ou de l’est de l’Europe qui parfois fraudent en profitant des failles générées par la réglementation européenne. Des entreprises «payent des salaires qui étaient d’application avant la Seconde Guerre mondiale», déplore Jean-Pierre Waeytens, secrétaire général de la Bouwunie.
Les employeurs dénoncent au passage les règles en vigueur pour l’obtention de marchés publics qui, dans la plupart des cas, obligent les donneurs d’ordres à choisir l’offre la moins chère et poussent à une guerre des prix encore plus féroce. «Il faudrait responsabiliser les donneurs d’ordres», pense Jean-Pierre Waeytens. Des donneurs d’ordres pas toujours curieux de savoir comment les travaux qu’ils commandent peuvent être proposés à des prix si bas.
Outre les donneurs d’ordres, on compte aussi nombre d’entreprises belges qui remportent des contrats grâce à des offres très compétitives impliquant des sous-traitants étrangers en charge d’organiser le détachement de travailleurs. «Oui, de plus en plus d’entreprises belges ont recours au détachement, admet Nathalie Bergeret. Nous sommes dans une spirale infernale et les entreprises sont parfois obligées de suivre le mouvement pour survivre.» Et Jean-Pierre Waeytens d’aller plus loin : «On oblige les entrepreneurs à suivre des chemins pas toujours très réguliers.»
Même quand toutes les conditions du détachement sont respectées, qu’aucune fraude n’est constatée, le système est au désavantage de la main-d’œuvre belge. «Les charges représentent 20 % du salaire d’un ouvrier polonais contre 118 % en Belgique.» Du coup, la Confédération de la construction wallonne plaide pour «que les charges soient payées dans le pays dans lequel on preste», alors que la Bouwunie propose «une baisse des charges de 5 à 6 euros de l’heure pour renouer avec la concurrence». Une mesure qui, elle, ne ralliera probablement pas les représentants syndicaux.
Même si les dérives du détachement sont dénoncées par les entrepreneurs belges, notons tout de même que la santé économique de grandes entreprises belges du bâtiment ne pâtit pas de ce mode de fonctionnement : pour certaines, le chiffre d’affaires continue d’augmenter.