Parmi les trois sphères ou piliers du développement durable (économique-social-environnemental), la réflexion et les projets concrets se sont jusqu’àprésent consacrés à articuler l’économique et le social d’une part, l’économique et l’environnemental d’autre part. Bien plus rares sont les tentativesd’articulations conceptuelles ou organisationnelles entre les dimensions sociale et environnementale. C’est en partant de ce constat de carence que l’Igeat (Institut de gestion de l’environnement etd’aménagement du territoire –ULB1) a décidé de mettre sur pied un colloque consacré à l’environnement et aux inégalités sociales.Compte rendu de quelques-unes des interventions qui ont nourri les réflexions des 150 participants à cette journée du 10 novembre.
Les raisons d’un oubli
Les conceptions dominantes en matière d’environnement tendent à faire de celui-ci une entité universelle, objective, neutre aux différentiations sociales : nous serionstous dans le même bateau quand il s’agit de faire face aux retombées radioactives ou au réchauffement planétaire. Or, études à l’appui2,Jacques Theys, professeur associé à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et coauteur du Plan national (français) pour l’environnement, arappelé que loin d’être neutres aux catégories sociales, les nuisances environnementales étaient au contraire fortement corrélées avec les niveaux derevenu. Et ce, tant en matière de nuisances générées que de nuisances subies – mais de manière évidemment inverse. Pour ramasser en une formulecaricaturale un exposé beaucoup plus nuancé : les pauvres subissent les nuisances liées aux consommations des riches, en termes par exemple de pollutions sonore ouatmosphérique. Un état de fait, peut-être inconscient chez beaucoup, mais qui a néanmoins été théorisé par Lawrence Summers, ancienéconomiste en chef de la Banque mondiale : celui-ci avait en effet conclu à la rationalité d’externaliser les déchets des pays riches vers les pays pauvres !
L’environnement : un problème de pauvres
Contrairement à ce que tend à affirmer un discours récurrent, l’environnement est bel est bien une question de pauvres plus qu’un luxe de riches. S’il est vrai, selonJacques Theys, que l’émergence des préoccupations environnementales est liée à celle des classes moyennes urbaines et que, dès lors, c’est une approche trèsconsumériste de l’environnement qui a fini par triompher, cette victoire a un coût. Entraînant pendant très longtemps le désintérêt des syndicatsà l’égard de ces problématiques, cette conception « bourgeoise » a accentué la coupure entre monde du travail et environnement, avec desconséquences parfois catastrophiques (la question de l’amiante, par exemple). Cette nécessité de mieux intégrer question sociale et environnementale constitued’ailleurs également la conclusion de l’exposé de Joan Martinez-Alier (professeur à l’Université Autonoma de Barcelone) au cours duquel il a esquisséune typologie des conflits sociaux en fonction d’indicateurs environnementaux. S’attachant à reconstruire notre conceptualisation du commerce mondial, il a par exemple rappelé que, d’uncertain point de vue, le premier partenaire économique de l’Espagne n’est pas l’Union européenne, mais bien l’Afrique… à condition de mesurer les échanges commerciaux entonnes et plus en dollars. Un angle de vue moins fantaisiste qu’il n’y paraît à première vue dans la mesure où, parmi les nouveaux conflits sociaux, beaucoup concernentl’accès et l’approvisionnement en matières premières.
Cet impensé des liens entre environnement et inégalités sociales n’est pourtant pas l’apanage du monde académique : ni le mouvement associatif ni les partisécologistes n’ont fait des inégalités face à l’environnement une question politique majeure, comme si la rencontre de la question sociale et de la questionenvironnementale risquait d’atténuer la portée de cette dernière en gommant son aspect universel. Dressant une typologie des divers courants environnementalistes (depuisl’écologie profonde, jusqu’à la critique radicale du développement, en passant par la critique de la technocratie ou la modernité écologique), Edwin Zaccaï,professeur à l’Igeat, a d’ailleurs rappelé que, pour la plupart de ces courants, les préoccupations de justice sociale n’occupaient qu’une place marginale voireinexistante. En dehors du registre des discours, Edwin Zaccaï a en outre déploré la trop grande rareté des projets de réformes environnementaux intégrant desaspects sociaux crédibles.
Territoire et inégalités : repenser la question
Quant à Christian Vandermotten (professeur à l’Igeat), il s’est interrogé sur la pertinence de la notion de territoire pour penser la question desinégalités. Partant du constat que, depuis l’arrivée des aides régionales européennes, il n’y a pas eu d’atténuation sensible desinégalités territoriales (à quelques exceptions près, dont l’Irlande), il a plaidé pour une augmentation des transferts sociaux et des services non marchands.Sachant que ce sont les grands centres qui sont les gagnants dans l’économie mondialisée, il est peut-être plus efficient de viser le monocentrisme (plutôt que lepolycentrisme induit par les aides régionales) mais d’augmenter alors les transferts de ressources supplémentaires ainsi produites… C’est alors tout un modèlede développement qui serait à revoir, au niveau européen notamment.
Environnementalement inutile et socialement coûteux
L’un des quatre ateliers traitait du discours environnementaliste et la gestion de l’environnement face aux inégalités sociale à l’échelle nationale. Il y fut questionde thématiques à nouveau très diverses mais dont le point commun peut se trouver dans la volonté d’opérer une espèce de « retour durefoulé social » des politiques environnementales. Pierre Cornut (Igeat) a ainsi présenté les conclusions d’une recherche menée avec Pierre Marissal à proposdes citernes d’eau de pluie. Partant du constat que ces citernes n’étaient justifiées en région wallonne par aucun motif environnemental – la Wallonie est trèsloin de la pénurie – les chercheurs ont étudié les impacts sociaux des politiques d’incitation à l’achat de citernes (subsides aux associations, primescommunales à l’achat, etc.) qui profitent principalement à ceux qui ont les moyens d’installer des citernes chez eux – soit, majoritairement, les résidents de« maison quatre façades ». Ceux-ci voient alors leur facture d’eau considérablement réduite alors même qu’ils profitent comme tout un chacun del’épuration des eaux usées. Au final, cette politique dite environnementale, mais motivée par aucun argument écologique sérieux, aurait comme effetd’accentuer les différentiels de factures d’eau entre riches et pauvres et de faire reposer le coût collectif de l’épuration sur une assiette plus restreinte, constituée derésidents plus pauvres (« captifs » de la distribution publique). Toute la question est de savoir si cet exemple évidemment ponctuel a valeur d’anecdote –d’exception confirmant la règle – ou de symptôme. Pour le savoir, les recherches manquent encore : c’est un terrain en grande partie vierge que le colloque a entrepris dedéfricher et, dès lors, une des conclusions récurrentes de la journée portait sur la nécessité de mieux tenir compte des impacts sociaux des politiquesenvironnementales et de soutenir la recherche dans ce domaine.
De leur côté, Olivier Dubois et Mathieu Van Criekingen (Igeat) ont entrepris de déconstruire les effets idéologiques produits par l’expansion du concept de «ville compacte » (identifié à celui de « ville durable »). Réaction à la périurbanisation et au développement pavillonnaire qui avaientmarqué l’aménagement du territoire depuis les années 1960, la notion de ville durable ne servirait selon eux que de cache-sexe à une politique de retour en ville desclasses moyennes – avec des effets de gentrification difficilement évitables. Au nom du développement durable (et, faut-il le dire, des impératifs de financement de laRégion bruxelloise), se mettrait donc en place une politique de « revitalisation » aux conséquences inégalitaires.
DD : ceux qui en savent le plus en font le moins
C’est à une autre fausse évidence qu’ont voulu s’attaquer Grégoire Wallenborn et Joël Dozzi (Igeat) dans leur communication àl’intitulé délibérément provocateur : « Du point de vue de l’environnement, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche etconscientisé ? » Se fondant sur des données issues d’un récent sondage du Crioc, ils ont en effet montré qu’en termes de nuisancesgénérées, les citoyens se déclarant « sensibilisés aux questions environnementales » laissaient une empreinte bien plus lourde que ceux qui ne s’ydéclarent pas sensibilisés. Un paradoxe rapidement expliqué : les plus sensibilisés sont également les plus éduqués. Ce sont donc eux qui disposent enmoyenne des revenus les plus élevés, donc du pouvoir de consommation – et de pollution – le plus important. Reste à construire une politique sur ce paradoxe dedépart et à changer véritablement les comportements de ceux qui disent déjà être sensibilisés ! L’ensemble des participants semblait convenirqu’un tel changement nécessitait d’aborder la question environnementale autrement que par son versant le plus consumériste – qui réduit le gesteécologique à un supplément d’âme à notre mode de développement insoutenable.
Interdisciplinaire, le colloque s’est également placé sur le terrain historique. C’est ainsi que Claire Billen, professeure d’histoire à l’ULB, aévoqué la naissance du parc de Saint-Gilles-Forest voulu par Léopold II pour l’agrément de la classe ouvrière résidant autour de la Gare du Midi oudans les Marolles (agrément mais aussi édification, puisque l’aménagement du parc avait été travaillé pour diriger les regards vers le tout nouveaupalais de justice). Résultat, un mobilier urbain disparaissant à répétition et la demande des riverains d’augmenter le dispositif policier dans le parc et dans lacommune. Contresens d’une politique environnementale pensée pour les classes populaires et qui débouche sur un renforcement sécuritaire ! Et Claire Billen de tirer uneleçon actuelle de cette parabole vieille de plus d’un siècle, et d’insister sur la nécessaire participation des « destinataires » àl’aménagement de leur espace – en tenant cependant compte de la versatilité des nouvelles pratiques urbaines : qui dit que les pistes de skate-board actuellementaménagées seront autre chose que des bandes de béton inutiles pour les jeunes de 2015 ?
La journée s’est conclue sur la rencontre originale de quatre directeurs d’administration (IBGE ; Aménagement du territoire, Logement et Patrimoine en régionwallonne – DGATLP ; SPP Développement durable ; SPF Santé publique). Peu amènes à l’égard du monde politique, ceux-ci ont évoquéquelques-unes des limites des nouveaux dispositifs de gouvernance mis en œuvre en Belgique. Danielle Sarlet (DGATLP) a ainsi déploré que les Plans stratégiques 1 et 3 de laRégion wallonne, respectivement consacrés à la création d’activités et à la cohésion sociale, n’aient pas utilisé l’arme del’aménagement du territoire pour lier leurs différents objectifs, tout en regrettant que le PST 4 consacré au développement territorial soit, lui, toujours dans leslimbes.
1. Igeat-ULB, CP 130 / 02, avenue F. D. Roosevelt, 50 à 1050 Bruxelles – tél. : 02 650 43 23 – fax: 02 650 43 24 – courriel : igeat@admin.ulb.ac.be
2. Pour ne prendre qu’un seul des exemples appelés pour étayer la thèse : un quartier latino pauvre de Los Angeles qui connaît un différentiel de 1 à 2 enmatière de revenus par rapport au reste de la ville, connaît un différentiel de 1 à 25 en termes d’émissions toxiques.