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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

École du dehors : observer, travailler, jouer en plein air

À la campagne comme à la ville, la nature offre un terrain de jeu propice aux apprentissages. Sophie Masai défend l’École du dehors pour toutes et tous, et ce depuis près de trente ans. De l’Ardenne à Saint-Josse-ten-Noode, immersion dans des classes sans murs ni portes.

© Jehanne Bergé

Un vendredi d’hiver à Martelange, une commune située à quelques kilomètres de la frontière luxembourgeoise. On y découvre les stations essence sur le bord de la nationale, l’école rue de la Poste, et la pente de la Hardt en direction des sapinières. Là-haut, une clairière. Entre les arbres, Sophie Masai dépose une branche dans un brasero. Cette pédagogue au profil atypique partage son temps entre la capitale et l’Ardenne. Institutrice depuis près de 30 ans à Bruxelles, elle œuvre également depuis peu pour l’asbl Nature Attitude, rattachée au Crié d’Anlier. Cette association guide notamment le corps enseignant aux principes de l’école du dehors tout au long de l’année scolaire, et donc des saisons. L’objectif? Mettre les profs en confiance et les outiller pour se lancer de manière autonome sur les sentiers. Ici, à Martelange, Sophie Masai accompagne trois classes, dix fois sur l’année, dont celle de Rachel Bragard et ses élèves de deuxième primaire.

De l’espace et des liens

L’École du dehors intègre l’environnement proche de l’école pour motiver et ancrer les apprentissages. Si, depuis la pandémie, le procédé fait de plus en plus parler de lui, notre interlocutrice s’y intéresse depuis le début de sa carrière. «Mon mémoire portait déjà sur la protection de l’environnement à l’école primaire», explique-t-elle en retirant le matériel de son petit Caddie: des loupes, des mètres rubans, des supports pour écrire. «Sortir, ça permet un autre contact avec les enfants. C’est une aventure à chaque fois, ça crée des liens.» Et puis, il y a l’espace… «Les classes sont tellement exiguës. Dehors, chacun trouve sa place.» Au loin, des voix retentissent. La joyeuse troupe débarque après avoir bravé la côte de la Hardt. «Bonjouuuuuuuuur, Madame Sophie», clament les petits, bien emmitouflés. C’est ici, face à la prairie des chevaux, que les enfants de l’École fondamentale autonome de Martelange et leur institutrice ont décidé d’installer leur camp de base au début de l’année scolaire.

Midi trente, tout le monde s’assied autour du feu pour manger le pique-nique. «Madame Rachel» sert de la soupe de potiron bien chaude dans des gobelets. Une fois les tartines avalées, les déchets ramassés, place à l’immense aire de jeu. «C’est important les moments de temps libre pour que les enfants appréhendent, découvrent, observent», commente Sophie Masai en regardant les enfants s’amuser au loup.

L’École du dehors intègre l’environnement proche de l’école pour motiver et ancrer les apprentissages.

Apprendre dans la nature, par la nature

Pour Rachel Bragard, cette expérience d’accompagnement est un véritable succès. «Dans notre école, l’initiative est née de la volonté de la direction et des enseignants. On ne savait pas trop comment se lancer, c’est pourquoi on a fait appel au Crié.» «J’adore l’École du dehors, ça donne de l’air, le week-end je reste à la maison avec mon petit frère, on regarde des trucs de bébé à la télé», confie une petite en se frottant les mains pour se réchauffer. À la campagne, comme à la ville, les écrans et le mode de vie sédentaire sont la réalité des plus jeunes. Le collectif «Tous dehors» rappelle par ailleurs que les enfants de 6 à 11 ans passent en moyenne six heures par jour sans bouger sur le banc de l’école et deux heures de plus devant les écrans. Pourtant, pour leur bonne santé, une activité de 90 minutes est préconisée. Pas de doute, ici, dans les bois, on bouge, et pas qu’un peu…

Voici venu le moment de se rassembler en cercle. En chanson et en se passant des bâtons, les élèves travaillent le rythme avant de faire silence et d’écouter la forêt. Le groupe se sépare en deux, Rachel Bragard s’installe près du feu. En vue de s’autonomiser, elle s’est approprié les pratiques et a préparé une activité autour de l’étude d’un nombre. C’est l’occasion de se tester. En face des chevaux, Sophie Masai, elle, propose un jeu sur l’hibernation des animaux. De chaque côté, les élèves apprennent en s’amusant, observant, collaborant. Le temps file plus vite que face au tableau: il est près de 15 h. On emporte le matériel, on verse un cubi d’eau sur le brasero et c’est reparti pour le village. «Au revoiiiiiiiiir, Madame Sophie.» La prochaine sortie est déjà à l’agenda!

La chasse aux formes

Nous retrouvons notre pro du dehors quelques semaines plus tard, non plus sous sa casquette de détachée pédagogique, mais sous celle de professeure d’école. Changement de décor: Saint-Josse-ten-Noode, ses rues animées, sa précarité et à l’horizon les institutions européennes dominantes. Il est 9 heures du matin. Derrière les murs de l’École fondamentale libre Saint-Louis à discrimination positive, les enfants s’agitent. Marlène Truflandier, l’institutrice, ouvre la porte; une vingtaine d’enfants masqués et enveloppés dans des anoraks s’alignent sur le trottoir. Sophie Masai les accompagne: cette année, elle ne travaille pas en tant que titulaire, mais comme volante. Les lundis, elle apporte son soutien à cette classe de deuxième primaire. Complices, c’est ensemble que les deux institutrices ont préparé la matinée. «C’est bon, on est dehors, vous pouvez retirer vos masques», s’exclament-elles. «Ouiiiiiiiiii», crient les enfants en chœur. L’École du dehors commence dès le passage de la porte, même sur un bout de macadam. En pleine rue, armés de leur loupe de papier, les enfants chassent les formes tout en se dirigeant vers le parc. Les façades des maisons, les voitures, le sol, les panneaux de circulation sont autant d’indices de choix. Sur une feuille, les élèves notent les endroits où ils repèrent les formes. Écrire, lire, observer; une activité tout-en-un. La bande arrive au square Ambiorix. «Oh, je le connais ce parc, il est trop bien, c’est comme un labyrinthe», lance une fillette.

Il est dix heures, le moment de la collation. Pour les enfants, l’espace se révèle salvateur. Marlène Truflandier les regarde courir en souriant. Pour elle, l’extérieur est synonyme d’apaisement. Entre quatre murs, la tension monte rapidement. «J’ai commencé l’École du dehors en 2020, après le confinement, à ce moment-là, j’avais une petite classe. Cette année, le plus compliqué, c’est de trouver le mode d’organisation pour sortir de manière régulière.»

«Ça leur fait du bien d’être dans le toucher, la manipulation. Ça développe leur créativité, ils observent les choses autour d’eux autrement.» Marlène Truflandier, institutrice de de l’École fondamentale libre Saint-Louis (Saint-Josse-ten-Noode)

Lutter contre les troubles de l’attention

À la fin de la «récré», les institutrices proposent aux enfants d’écouter les sons de la nature. Alors bien sûr le bruit des voitures et des ambulances résonne de toutes parts, mais en se concentrant bien, on peut entendre les oiseaux. «On va jouer au magasin, mais d’abord vous allez chercher dans l’espace quelque chose que vous trouvez joli, amusant, intéressant; un trésor», proposent les enseignantes. Ici, gare aux crottes de chien. Une seconde d’inattention, et hop, les chaussures sont gâtées. Avec beaucoup de précautions, les enfants s’installent autour de grandes nappes posées au sol. Chacun tient dans ses mains son trésor: une coquille d’escargot, un bâton, une clé rouillée, un caillou… «Vous pouvez lui donner le prix que vous voulez entre 12 et 46 euros», indique Sophie Masai. La monnaie est constituée de marrons pour les dizaines et de glands pour les unités.

L’objectif? Compter en jouant. L’activité va bon train, les élèves respectent les consignes et accrochent bien. Marlène Truflandier jette un coup d’œil à sa montre: «Mais, c’est fou, déjà presque midi!» On remballe les crayons, les marrons et le reste. «Regardez, un nid de pie», souffle Sophie Masai, le bras tendu vers la cime d’un arbre.

Sur le chemin de l’école, la titulaire confie: «Ça leur fait du bien d’être dans le toucher, la manipulation. Ça développe leur créativité, ils observent les choses autour d’eux autrement.» En effet, ce n’est pas toujours simple pour ces petits entre 7 et 8 ans de rester enfermés en classe, sans parler des confinements… Pour soigner l’agitation, l’École du dehors pourrait être une clé. Une étude relayée par «Tous dehors» indique que des enfants souffrant de troubles de l’attention et non médicamentés, qui se promènent ou jouent dans la nature vingt minutes par jour, retrouvent la même capacité de concentration que ceux qui sont sous médicaments.

Plus que quelques mètres avant de rentrer. Une enfant tient un bâton dans ses mains. «C’est mon épée de feu, je vais l’amener à la maison.» Sur son visage, un large sourire. «On va ressortir bientôt?», demande un élève. «Oui», promettent les institutrices.

C’est clair, à Saint-Josse-ten-Noode comme à Martelange, l’École du dehors se révèle un étonnant espace d’aventures, d’apprentissages et de liberté. À présent, il appartient aux responsables de donner à celles et à ceux qui la défendent les moyens, les ressources et les équipements nécessaires à son déploiement…

Jehanne Bergé

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