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Economie

Économie collaborative: une célèbre inconnue

On ne parle plus que de l’économie collaborative. Mais définir ce phénomène reste très compliqué. Un flou qui n’aide pas toujours à répondre à deux questions lancinantes: faut-il accompagner ce changement ou l’empêcher? Et le secteur social peut-il s’emparer de cette nouvelle donne?

Frédéric Mazzella, le boss français de BlablaCar. Super Transporteur ?

Uber, Airbnb ou… les repair cafés. On ne parle plus que de l’économie collaborative. Mais définir ce phénomène reste très compliqué. Un flou qui n’aide pas toujours à répondre à deux questions lancinantes: faut-il accompagner ce changement ou l’empêcher? Et le secteur social peut-il s’emparer de cette nouvelle donne?

Tout le monde parle de l’économie collaborative. Mais sait-on vraiment ce que c’est? À l’heure où on nous présente cette «nouvelle révolution industrielle» comme un facteur de développement économique ou de disruption du marché du travail, il se trouve peu de monde pour pouvoir objectiver le phénomène. Il faut dire que le foisonnement actuel de projets n’aide pas. Difficile effectivement de trouver un point commun entre Uber et une plateforme internet permettant d’échanger un fer à friser contre un moule à gaufres… Comme le souligne Eric Luyckx, chargé d’éducation permanente au centre Etopia et auteur de nombreuses études sur l’économie collaborative, «on se trouve face à quelque chose de très hybride qui relève aussi bien du pur virtuel, comme les plateformes en ligne et qui n’ont rien d’autre comme proposition que celle de mettre en lien des consommateurs/utilisateurs, à d’autres projets comme les repair cafés où l’on est vraiment dans le concret, le travail physique de réparation et de reconstruction. […] On observe aussi une grande diversité dans les modèles politiques. Certains projets sont complètement néolibéraux alors que d’autres sont au contraire très citoyens et participatifs. […] Les plus-values attendues sont également très variées. Certaines initiatives peuvent être orientées vers une plus-value financière, d’autres sont axées vers de plus de bien-être via du lien social externe ou de la notoriété par exemple»1.

Des définitions existent, mais elles peinent à embrasser l’ensemble du phénomène (voir encadré). On pédale donc souvent dans la semoule, sauf peut-être en ce qui concerne l’élément numérique. «Le seul point commun que l’on peut trouver à tous ces projets, c’est cette innovation technologique, l’usage d’une plateforme. C’est ce qui fait la spécificité de l’économie collaborative», explique Damien Demailly, coordinateur du projet «New Prosperity» à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), situé à Paris.

D’après l’étude menée par ING, la grande majorité des européens interrogés (73,6%) ont gagné 1.000 euros ou moins grâce à l’économie collaborative au cours de l’année écoulée.

Du côté des chiffres, le constat est le même. Certains indicateurs existent. Mais ils sont pour la plupart assez larges. Pire: comme pour les définitions, ces données n’abordent qu’un pan de l’économie collaborative. Il en va ainsi de ce qu’a pu récolter une étude menée par PricewaterhouseCoopers en 2015. Selon celle-ci, le marché de l’économie collaborative pèse aujourd’hui 15 milliards de dollars au niveau mondial. Le cabinet d’audit estime que son poids devrait passer à 335 milliards de dollars en 2025. Là où le bât blesse, c’est que ces chiffres ne concernent qu’un pan de l’économie collaborative, celle dont on parle le plus: l’économie collaborative «marchande», que l’on appelle parfois aussi la «renting economy» ou encore le «capitalisme de plateforme». Ainsi, l’étude menée par PWC se limite à cinq secteurs: la finance de pair à pair (prêts entre particuliers), le recrutement en ligne, le logement, l’autopartage et la musique/vidéo en streaming. Ciao donc les initiatives visant le lien social et toutes les belles motivations citoyennes…

Une autre enquête – menée cette fois-ci par ING début 2015 – montre qu’environ un tiers des Européens ont déjà entendu parler de l’économie collaborative. Trente-deux pour cent d’entre eux pensent que leur participation dans ce secteur va augmenter dans les 12 mois à venir, 40% qu’elle va rester identique. Nouveau hic: ING ne s’est penchée que sur les activités d’économie collaborative impliquant un paiement…

Vous avez dit économie collaborative?
D’après Wikipédia, l’encyclopédie en ligne elle-même issue du mouvement collaboratif, «l’économie collaborative est une activité humaine qui vise à produire de la valeur en commun et qui repose sur de nouvelles formes d’organisation du travail. Elle s’appuie sur une organisation plus horizontale que verticale, la mutualisation des biens, des espaces et des outils (l’usage plutôt que la possession), l’organisation des citoyens en ‘réseau’ ou en communautés et généralement l’intermédiation par des plateformes internet. […] Dans une conception large, l’économie collaborative inclut la consommation collaborative (AMAP, couchsurfing, covoiturage, etc.), les modes de vie collaboratifs (coworking, colocation, habitat collectif), la finance collaborative (financement participatif, prêt d’argent de pair à pair, monnaies alternatives), la production contributive (fabrication numérique, fablabs, imprimantes 3D) et la culture libre. Elle prend différents types de formes (économie du partage, économie de fonctionnalité dont l’économie circulaire, économie des solutions, économie en pair à pair) selon les types de biens et services concernés ou de la finalité (autonomisation du consommateur, éco-efficacité)».
Notons que cette définition relève d’une conception spécifique de l’économie collaborative basée sur un retour au collectif, une relocalisation de l’économie et un accent mis sur le lien social et le respect de l’environnement. Inutile de le préciser: toutes les entreprises se revendiquant aujourd’hui de l’économie collaborative ne se retrouvent pas dans la définition de Wikipédia. C’est particulièrement vrai pour des plateformes extrêmement rentables comme Uber ou Airbnb…

Des avis tranchés

Malgré ce flou artistique, les avis concernant l’économie collaborative sont tranchés; singulièrement en ce qui concerne son pan «marchand» de type Uber. Pour certains, il constitue un véritable vivier d’emplois. L’Observatoire de l’économie collaborative des sites «A Little» affirme ainsi que 44% des Français «considèrent que l’économie collaborative pourrait déboucher sur l’entrepreneuriat et constitue de ce fait un véritable vivier d’emplois» Une impression qu’il convient toutefois de relativiser, du moins pour le moment. D’après l’étude menée par ING, la grande majorité des Européens interrogés (73,6%) ont gagné 1.000 euros ou moins grâce à l’économie collaborative au cours de l’année écoulée. La valeur médiane se situe autour de 300 euros par an. Une petite somme donc. On est tout de même loin de «travailleurs» ayant fait de l’économie collaborative un moyen de subsistance. Même si on apprend aussi que 9,6% des interrogés ont gagné entre 5.001 et 50.000 euros sur un an.

Pour d’autres, l’économie collaborative constituerait une menace pour les travailleurs: flexibilisation à outrance, accumulation de petits jobs mal rémunérés. Le tableau n’est guère reluisant. Et s’est même offert un nom: l’ubérisation. Le phénomène serait tel qu’on annonce déjà la fin du salariat. Le travailleur de demain cumulera plusieurs activités. Il pourra être employé/chauffeur Uber/actif sur une plateforme d’échanges/… Un nouveau statut que la Fing (Fondation internet nouvelle génération), située en France, désigne par le terme de «slasher», du nom – slash – que l’on donne à cette petite barre oblique «/». «Le salariat n’est pas mort mais il va y avoir une hybridation», explique Amandine Brugière, de la Fing.

Pour Edgar Szoc, l’économie collaborative réaliserait le rêve capitaliste d’atomisation et de mise en concurrence absolue de la main-d’œuvre.

Dans ce monde nouveau de l’économie collaborative, le mode de rétribution des travailleurs et le lien qu’ils entretiennent avec leur «employeur» sont aussi nouveaux. Payés à la mission, ces travailleurs ne sont pas considérés comme des employés par les plateformes qui leur fournissent du travail. L’argumentaire est simple: les plateformes se voient comme des intermédiaires. Et envisagent les prestataires de services comme de joyeux auto-entrepreneurs. Dans ce contexte, pas de cotisation sociale à payer pour les plateformes. Et pas de droits sociaux pour les travailleurs s’ils ne sont pas capables de prendre le statut d’indépendant. Dur, dur… Dans une étude intitulée «Du partage à l’enchère: les infortunes de la Sharing Economy» réalisée pour l’association culturelle Joseph Jacquemotte, Edgar Szoc – économiste et professeur à la Haute École Henri Spaak – effectue d’ailleurs un constat assez cruel: pour lui, l’économie collaborative réaliserait le rêve capitaliste d’atomisation et de mise en concurrence absolue de la main-d’œuvre, répartie dans le monde entier sans possibilité de se rassembler pour émettre des revendications. Elle accentuerait aussi le fossé entre ceux qui possèdent quelque chose et peuvent le valoriser sur une plateforme et ceux qui n’ont rien.

Face à ce phénomène, deux courants s’affrontent à l’heure actuelle. D’un côté se situent ceux que nous appellerons les résistants. Pour eux, s’adapter à ces évolutions, c’est entériner la précarisation croissante d’une partie des travailleurs. Ils considèrent également que des outils légaux déjà existants permettent de prendre en compte les nouvelles réalités générées par l’économie collaborative. Il faut donc résister, quitte à laisser certains travailleurs évoluer momentanément dans une absence de cadre légal. Parmi ces résistants, on trouve notamment les syndicats qui jusqu’il y a peu ne daignaient pas vraiment se pencher sur l’économie collaborative pour cette raison. Les choses changent cependant: la CSC travaille à l’heure actuelle à un «déblaiement idéologique» sur ce sujet. Le tout afin de préparer le futur congrès wallon de 2017 consacré au «travailleur de demain».

De l’autre côté du spectre figurent les partisans de l’adaptation. Leur raisonnement est simple: l’émergence de l’économie collaborative est inéluctable. Autant dès lors l’accompagner et proposer des modèles permettant de mettre en place une certaine protection sociale tenant compte des mutations qu’elle engendre. C’est notamment ce que pense Matthieu Lietaert, auteur de l’ouvrage Homo cooperans 2.0. Il y a quelques mois, notre homme déplorait «le vide complet au niveau législatif» en Belgique concernant l’économie collaborative. Il faut croire qu’il a été entendu. Le cabinet de Kris Peeters (CD&V), ministre fédéral de l’Emploi, planche en tout cas sur la création d’un statut intermédiaire pour les travailleurs, situé entre le salarié et l’indépendant. But de l’opération: couvrir notamment les travailleurs actifs dans le cadre de l’économie collaborative.

Une économie collaborative sauce sociale?

Et le secteur social, gagnerait-il également à s’adapter? Pour certains, la réponse est claire: c’est oui. «Il s’agit d’une mutation économique structurelle à laquelle tous les acteurs doivent s’intéresser, principalement ceux de la solidarité», souligne Denis Stokkink, président du think tank «Pour la solidarité». Pour notre homme, la nouvelle donne pourrait même profiter au champ du social. C’est ce que pense aussi Matthieu Lietaert. «Le secteur social devrait vraiment s’interroger sur ce qu’est l’économie collaborative et comment il peut réinventer son action au prisme de celle-ci», martèle-t-il. De nombreux exemples sont donnés. «Imaginons un quartier défavorisé. Si on met en place la bonne plateforme, avec le bon accompagnement, notamment par des associations, on pourrait permettre aux personnes dans le besoin de se connecter, pour échanger, avoir accès à certains services», continue Matthieu Lietaert. Ici, on ne parle donc pas d’économie collaborative à la sauce Uber, mais bien de plateformes permettant de remplir certaines fonctions sociales. C’est ce type d’outils dont les acteurs du social pourraient s’emparer. Mais pour cela, il faudra soit des porteurs motivés, soit des pouvoirs publics qui prennent la main et les encouragent. «Les projets qui auront tendance à naître d’eux-mêmes seront des projets où les porteurs et les prestataires pourront se faire de l’argent. Les projets plus intéressants socialement ne vont pas se développer comme ça. Il faudra qu’on les pousse, notamment par des appels à projets», explique Damien Demailly.

 

«Pour beaucoup d’associations, le plan d’action, c’est: on reçoit des subsides et puis on va aider les précarisés. C’est une vision très verticale des choses…» Matthieu Lietaert, auteur de l’ouvrage Homo cooperans 2.0

 

Il faudra peut-être aussi que le secteur se départisse d’une certaine méfiance. Pour Matthieu Lietaert, l’aspect «horizontal» de l’économie collaborative entrerait ainsi en conflit avec la culture de l’associatif notamment, caractérisée par une vision «top-down». «Pour beaucoup d’associations, le plan d’action, c’est: on reçoit des subsides et puis on va aider les précarisés. C’est une vision très verticale des choses…», argumente-t-il. Damien Demailly souligne quant à lui qu’«il existe un blocage. Pour beaucoup de monde, l’économie collaborative, c’est Uber ou Airbnb». Les réserves émises à l’encontre de l’économie collaborative découleraient notamment de cette vision partielle des choses: elles ne concerneraient que les projets issus du pan commercial de celle-ci. Sans s’attarder sur les éventuels effets positifs que pourraient avoir des projets menés par des structures associatives ou les pouvoirs publics.

Dans le même registre d’idées, un autre constat revient régulièrement sur la table: un rapprochement entre l’économie collaborative et l’économie sociale et solidaire (ESS) pourrait être intéressant. «À un moment donné, il devra y avoir une distinction entre l’économie collaborative purement marchande – sans juger la qualité des services qu’elle pourra offrir – et une économie collaborative s’inspirant de principes de l’ESS, comme la mutualisation des moyens de production», explique Damien Demailly. Pour cela, il faudra notamment que l’économie sociale trouve le moyen de faire connaître ses principes par les jeunes porteurs de projets en économie collaborative. Ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. «Je pense que c’est de la faute du secteur de l’économie sociale, nous expliquait il y a deux ans Françoise Bernon, déléguée générale du think tank français «Le labo de l’économie sociale et solidaire». L’économie sociale n’a pas, ou pas assez, développé d’outils qui peuvent permettre à ces nouvelles structures de se développer, de gérer leur «changement de taille». Les outils financiers ne sont pas du côté de l’économie sociale et solidaire. Il y a bien la finance solidaire, mais cela reste assez marginal. Il règne de plus une certaine lenteur au sein de l’économie sociale, inhérente à sa manière de fonctionner. Dans ce contexte, certaines jeunes structures se tournent vers l’économie ‘traditionnelle’.»

D’autres par contre semblent avoir saisi le train en marche. Les 13 et 14 novembre 2015, une conférence – platformcooperativism – a été organisée aux États-Unis. Son objectif: envisager la mise en place de projets d’économie collaborative sous la forme de coopératives…

Lire le dossier «Économie collaborative, la raison du plus faible?», Alter Echos n°435, décembre 2016

«Un nouveau statut pour les travailleurs ?», Alter Échos n°434  du 05.12.2016, Julien Winkel.

«Des syndicats pour tous ?», Alter Échos n°431 du 18.10.2016, Julien Winkel.

«Économie collaborative, économie sociale, même combat ?», Alter Échos n°392 du 30.10.2014, Julien Winkel.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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