Professeur de philosophie politique à l’Université de Liège, Édouard Delruelle fut le directeur adjoint du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme de 2007 à 2013. Constatant la banalisation des discours racistes au sein des franges réputées les plus progressistes de la société, il pointe la responsabilité des mouvements antiracistes dans ces dérives. Et plaide, au-delà des pôles contraires de l’antiracisme laïque et de l’antiracisme multiculturaliste, pour un «universalisme critique», avec comme horizon la non-domination.
Alter Échos: Nous sommes confrontés aujourd’hui à un racisme nouveau, un racisme «sans races». Quelles en sont les conséquences?
Édouard Delruelle: Ce racisme nouveau n’est d’ailleurs plus tellement nouveau! Auparavant, le racisme se donnait une justification dans la nature, avec des marqueurs physiques censés traduire des différences de niveau intellectuel. Aujourd’hui, le racisme n’est plus de type biologique mais culturel, très fortement indexé sur la question religieuse. Les populations sont stigmatisées en raison de leur prétendu rapport à la femme, à l’autorité religieuse, à la liberté d’expression, etc. Et ce racisme est de plus en plus décomplexé, l’une des raisons étant précisément qu’il n’apparaît pas comme du racisme aux yeux de celui qui le pratique. Or on s’aperçoit que le passage d’une critique de la culture à celle des individus eux-mêmes est très rapide.
A.É.: Ce racisme s’étendrait aux milieux les plus progressistes – laïque, féministe et lesbigay?
É.D.: Oui, j’ai d’ailleurs réagi en septembre dernier au fait que, dans une carte blanche publiée sur le site du Vif/L’Express, un franc-maçon (ndrl: Denis Rousseau, 23/09/2015), s’était revendiqué ouvertement islamophobe. Je me suis donc révélé moi-même comme franc-maçon – de toute manière mon compte était bon… – pour expliquer qu’à mon sens, il était totalement ahurissant qu’un franc-maçon se dise islamophobe (ndrl: Le Soir, 28/09/2015). J’ai pris la peine de faire ce petit coming-out parce que je sais précisément que dans les milieux normalement éclairés que sont le milieu laïque militant et la franc-maçonnerie, on trouve aujourd’hui des gens ouvertement islamophobes. On ne peut pourtant pas me soupçonner d’avoir une vision irénique de l’Islam et des communautés. Je sais notamment qu’il y a une résurgence de l’antisémitisme dans la communauté musulmane – c’est d’ailleurs l’autre face de ce racisme nouveau – et c’est pourquoi je suis à l’origine de la plainte contre Dieudonné. Néanmoins, je constate que l’islamophobie traverse aujourd’hui tout le champ politique. C’est pour moi très inquiétant.
A.É.: Les mouvements antiracistes ont-ils une responsabilité dans ces dérives?
É.D.: Le piège dans lequel est tombé le mouvement antiraciste – et qui explique aujourd’hui sa division – est qu’il a trop accepté de porter le débat au niveau des identités et des questions religieuses. Or, à partir du moment où l’on oublie les fondamentaux de l’antiracisme – la lutte contre les discriminations à l’emploi, au logement et à l’école – et qu’on se positionne en termes d’identité qu’il faut soit neutraliser – selon les laïques –, soit reconnaître – selon les multiculturalistes –, on aboutit à des positions irréconciliables. Le Mrax première mouture est mort de cela, même s’il reprend vie aujourd’hui sous la houlette de Carlos Crespo. Il y a aussi eu l’initiative de Fadila Laanan avec la plateforme antiraciste qui a permis aux différents acteurs de se reparler. Mais malgré ce travail salutaire, les dégâts sont terribles et le mouvement antiraciste en sort appauvri.
A.É.: Avez-vous senti ces évolutions lorsque vous étiez à la tête du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme?
É.D.: Oui. En 2007, le combat du racisme anti-musulman était considéré comme légitime par tous les partis, y compris par des gens très à droite. Or, j’ai senti la dégradation de la légitimité du combat. D’ailleurs, la division actuelle du Centre – avec d’un côté les migrations, de l’autre les discriminations – indique la volonté d’affaiblir une institution dont la force était justement de faire le lien entre ces deux problématiques. En scindant le Centre en deux structures, on a porté, et cette fois d’en haut – sur la pression de la droite flamande –, un mauvais coup à la lutte antiraciste.
A.É.: Le contexte néolibéral explique aussi selon vous l’impasse dans laquelle se trouvent les mouvements antiracistes?
É.D.: Quand il y a une dynamique égalitaire sur le plan matériel – réduction tendancielle des inégalités, sécurisation de l’existence, etc. –, les individus ont moins besoin d’identités collectives et revendiquent leur propre singularité. En même temps qu’on a eu l’Etat-Providence dans les années 50, 60, 70, on a ainsi eu tous les combats pour les droits individuels: droits des femmes, droits civiques aux États-Unis, droits des jeunes… Tout cela exultant dans Mai 68. Mais il ne faut pas oublier que ces droits sont le fruit d’une société de cohésion sociale! C’est mon côté durkheimien: je pense que des individus ne peuvent être bien dans leur peau que dans une société intégrée et reliée. Le néolibéralisme démantèle au contraire les solidarités et les protections. Sur le plan matériel, c’est l’individualité qui domine, c’est-à-dire la mise en concurrence des individus, la compétitivité: tout devient entreprise soumise à la concurrence. Ce qui pousse les individus – ne fût-ce que pour pouvoir tenir symboliquement – à s’investir et à se surinvestir dans les identités collectives, qu’il s’agisse des identités nationales, nationalistes et régionalistes chez les autochtones ou religieuses chez les allochtones. Les deux étant liés: on s’étonne de voir dans certaines poches de la population étrangère la persistance, voire la réinvention du patriarcat qui avait tendance à disparaître après une ou deux générations. Or il est évident que pour des familles dans des situations de précarité réelle ou perçue – à cause des discriminations –, le patriarcat est une ressource car on sait qu’on pourra compter sur une solidarité familiale élargie. On ne peut donc pas dissocier un niveau d’explication socio-économique et un niveau d’explication plus symbolique.
A.É.: Les mouvements antiracistes manqueraient cette articulation?
É.D.: Ce que je reproche aux laïcistes, c’est un déficit sociologique, c’est-à-dire de ne pas suffisamment prendre en compte la réalité sociologique des populations à qui on va imposer la neutralité, notamment des signes religieux, de ne pas voir l’humiliation que ça représente. En revanche, je reproche aux multiculturalistes un déficit normatif: ils ne voient pas qu’une société ne fonctionne qu’avec des règles, parfois fortes, et des repères. Ils ne voient pas non plus les pressions qui peuvent être faites sur les femmes, les homosexuels, etc. Chacun est aveugle à ce que l’autre voit.
A.É.: D’où viennent ces déficits?
Il y a d’abord un déficit de connaissances: que sait-on sur les rapports hommes-femmes et l’homosexualité au sein de la population musulmane? Et je ne parle pas ici des textes mais de la manière dont les musulmans vivent cela au quotidien. La Belgique se caractérise par un manque de connaissances sur la réalité migratoire et diasporique. J’ai toujours plaidé pour la nécessité, dans le respect de la vie privée, d’une certaine traçabilité des migrants, des parcours d’échec et de réussite, afin qu’on puisse savoir quelles sont les bonnes politiques publiques. Par ailleurs – et c’est une problématique bien plus compliquée –, on a un déficit de récit: le mouvement antiraciste n’a plus un grand récit de l’émancipation à proposer. Avant, ce récit se fondait dans celui de l’émancipation des travailleurs puisque l’immigré était lui-même un travailleur.
A.É.: Les mouvements antiracistes ont néanmoins un rôle à jouer dans nos sociétés?
Bien sûr, je reproche à certains leur hémiplégie mais je reconnais leur utilité. Cela dit, je pense que l’antiracisme ne doit pas se trouver uniquement dans des associations dédicacées: les syndicats, les partis politiques, les maisons médicales sont aussi des acteurs de l’antiracisme. Je crains l’enfermement communautaire de l’antiracisme: qu’il soit porté par des associations noires, musulmanes, juives… Je ne nie pas leur intérêt mais il serait dangereux qu’il n’y ait qu’elles. Le mouvement doit retrouver une transversalité.
A.É.: Comment dépasser cette «hémiplégie» des uns et des autres?
Il faut combiner le souci de la normativité de la laïcité avec le souci de la réalité de terrain que je sens être le fond du multiculturalisme. C’est pourquoi je plaide pour un universalisme critique, de la non-domination. L’erreur de certains laïcistes est de faire de la neutralité une fin en soi, comme si la neutralité allait apporter par soi-même une société intégrée et apaisée. Je crois au contraire que la laïcité est une condition, un instrument: c’est pourquoi je suis partisan d’une certaine neutralité exclusive, très proportionnée, localisée à la fonction publique et à l’école publique. De même, les multiculturalistes font de la reconnaissance un objectif en soi, comme s’il allait émaner d’elle le vivre ensemble. Or, la reconnaissance, comme la neutralité, n’est pas «en soi» une dynamique émancipatrice! Nous avons besoin des deux, avec comme finalité la non-domination. Il y a des effets de domination sur le plan matériel, sur le plan des discriminations mais aussi de la domination imposée par le magistère religieux. Comme Nancy Fraser, je pense que ce concept de non-domination permet d’intégrer, dans une conception bidimensionnelle, la nécessité d’une espace commun, en partie neutralisé, qui soit ainsi symbolisé comme l’espace de tous. Mais d’un autre côté, je suis pour que l’État soutienne un Islam de Belgique, que la Fédération Wallonie-Bruxelles dépense de l’argent pour la formation des cadres musulmans.
A.É.: Cette troisième voie trouve-t-elle aujourd’hui écho dans les mouvements antiracistes?
Quand je répète que je suis pour l’interdiction des signes religieux à l’école, le groupe Tayush me casse en deux. Et par ailleurs, beaucoup de mes amis laïques me trouvent naïf par rapport à l’Islam de Belgique. En bref, ce que je propose n’est pas très bien reçu par les groupes militants mais je pense en revanche qu’il l’est par les travailleurs de terrain. La formation que j’ai donnée sur ces questions de racisme et d’interculturalité aux travailleurs sociaux vient de me le montrer: cette construction bidimensionnelle qui allie neutralité et reconnaissance, c’est ce que ces personnes bricolent déjà au quotidien.
Sur ce sujet, voir notamment Edouard Delruelle et Henri Goldman, «L’antiracisme, un mouvement en crise? in Dialogues sur la diversité, dirigé par Rachel Brahy et Elisabeth Dumont, Presses universitaires de Liège, 2015.
Aller plus loin
« Dans le racisme contemporain, la hiérarchie des cultures a remplacé celle des races », Interview de Anne-Claire Orban au sujet de son ouvrage «Peut-on encore parler de racisme», 14 août 2015.