Depuis plusieurs semaines, les élèves font l’école à la maison. Une circulaire régit cet enseignement à domicile, proscrivant notamment les nouveaux apprentissages. Mais, sur le terrain, les situations sont différentes d’une famille à l’autre. Pour comprendre ce qui se joue en termes d’inégalités d’apprentissages en période d’école à distance, Elsa Roland, docteure en sciences de l’éducation, a lancé avec une équipe de chercheurs de l’ULB et des étudiants en sciences de l’éducation, une recherche exploratoire menée avec des enseignants et des élèves de l’enseignement fondamental et des parents. L’objectif est aussi de se saisir ce moment de crise pour élaborer des pistes nouvelles pour l’école, et passer un coup de loque sur des structures parfois bien poussiéreuses.
Alter Échos: Qu’avez-vous déjà pu observer en termes d’application différenciée de la circulaire à ce stade de la recherche?
Elsa Roland: Une rapide enquête exploratoire auprès de nos étudiants en sciences de l’éducation – qui sont pour la plupart également enseignants dans le primaire et le secondaire inférieur–, auprès des enseignants du primaire déjà engagés dans des recherches actuellement avec nous sur d’autres thématiques et auprès de directions et pouvoirs organisateurs que nous connaissons dans le primaire et le secondaire, nous a montré que certaines écoles surchargeaient les élèves et imposaient de nouveaux apprentissages, ce qui est interdit par la circulaire. Cela concerne majoritairement les écoles à indices supérieurs à 15 (la Fédération Wallonie-Bruxelles établit un classement des écoles avec une cote allant de 1 à 20 pour chaque établissement. Ce classement se base sur les réalités socio-économiques des élèves, NDLR). Dans ces cas-là, c’est aux parents d’accompagner leurs enfants dans ces nouveaux apprentissages. Aussi, on en parle très peu, mais, dans le croissant pauvre – où de nombreux parents n’étaient pas confinés –, de nombreuses écoles sont restées ouvertes. On voit bien que les parents non confinés sont plus représentés dans une catégorie que dans d’autres, qui compte les chauffeurs de bus, les caissières, etc. Cela crée une situation inégalitaire. Les professeurs se sont arrangés entre eux pour assurer une garderie. Ce qui fait qu’ils n’avaient plus, peu de contacts avec les autres enfants confinés. Si la circulaire stipule que chaque enseignant doit s’assurer des conditions matérielles de l’élève, de la possibilité pour l’élève de réaliser son apprentissage en parfaite autonomie, sur le terrain, on a plutôt l’impression que chacun fait un peu comme bon lui semble.
AÉ: Privilégiez-vous un suivi individuel en période de confinement?
ER: À partir de mon expérience, je dirais que non. J’ai passé le premier mois de confinement au téléphone avec mes étudiants en étant persuadée que j’étais dans le juste. Mais la relation individualisée n’est pas une bonne piste. Une partie des étudiants ne va pas oser «profiter» de la relation individualisée. Sans compter que les enseignants sont déjà surchargés… Il semble que ce qui manque, c’est la relation entre pairs, pas la relation maître-élève.
Il y a des inégalités matérielles visibles – accès à une imprimante ou un ordinateur, par exemple – mais aussi un ensemble de malentendus et d’implicites.
AÉ: Cette crise a révélé des inégalités entre élèves déjà très présentes. Et les a renforcées, en termes d’accès au matériel par exemple, comme plusieurs études l’ont montré…
ER: Cette crise a permis à chaque enseignant de se pencher sur les inégalités. La classe permet l’égalité, mais masque aussi de nombreuses inégalités. Et depuis les travaux de Pierre Bourdieu, on sait que la question des inégalités sociales se transforme en inégalités scolaires. Le confinement met en lumière celles-ci. Il y a des inégalités matérielles visibles – accès à une imprimante ou un ordinateur, par exemple – mais aussi un ensemble de malentendus et d’implicites. Un professeur m’a raconté qu’il existait un logiciel qui nécessitait un «OK» pour passer à l’exercice suivant. L’élève peut donc approuver l’exercice et passer au suivant sans l’avoir réalisé. Si le parent l’accompagne, l’élève fera davantage les exercices. Aussi, le parent pourrait se rendre compte que les exercices ne sont pas que de la remédiation, mais requièrent de nouveaux apprentissages, ce qui est interdit dans la circulaire… Ce sont des situations inégalitaires engendrées par l’école à la maison. Si l’enseignant était à côté de l’enfant, il verrait ses problèmes d’incompréhension. Aujourd’hui, il n’y a plus personne pour lever les implicites. Les professeurs n’ont aucune idée de ce qui est vécu, compris, clair ou pas pour l’élève. D’un autre côté, on se rend compte que les enfants utilisent des stratégies merveilleuses, comme l’utilisation des tutoriels sur YouTube. Cela vient donc remettre en question le monopole de l’école en termes de savoirs et d’apprentissages.
AÉ: C’est-à-dire?
ER: Le confinement aura réactivé l’idée qu’on peut apprendre partout. C’était évident au XIXe siècle. Puis l’école est arrivée et a disqualifié les savoirs non appris à l’école. Les savoirs tels qu’ils apparaissent à l’école sont tributaires de l’organisation en classe, en année. C’est très intéressant de voir, durant cette période où tous les murs de la classe sont tombés, la démultiplication des savoirs.
AÉ: Votre recherche entend aussi repenser l’école. Que manque-t-il de l’école aux élèves d’après vos premiers résultats?
ER: Pour la grande majorité des enfants, ce sont les copains et récréations qui leur manquent. C’est après que viennent des motivations liées à l’apprentissage. On retrouve ces mêmes conclusions dans la littérature autour de la déscolarisation. La relation entre pairs manque aussi à la réflexion, le manque de collectif appauvrit la réflexion, je le constate dans les travaux de mes étudiants.
AÉ: Et du côté des parents… Sont-ils contents que les écoles rouvrent progressivement?
ER: Notre recherche a montré que des parents issus du croissant pauvre ne voulaient pas remettre leur enfant à l’école pour ne pas «le renvoyer en prison», comme s’ils savaient d’emblée que les arguments du type «droit à la sociabilité» ne pourraient pas avoir de prise dans l’organisation scolaire telle qu’ils la connaissent jusqu’à maintenant. Ils sont tout à fait d’accord que leur enfant aille en école de devoirs, mais pas à l’école, vue comme un lieu de pression, de violence. D’où l’importance aussi de pouvoir dans les études et recherches écouter ces parents-là.
Cette crise est l’occasion de repenser le rapport maître-élève, d’interroger le caractère encore très disciplinaire de l’école – être en rang, être sage par exemple –, de transformer des structures rigides qui sont parfois encore très proches du XVIe siècle…
AÉ: Cela nous montre aussi l’importance de l’extrascolaire. Une piste pour l’avenir?
ER: Plusieurs associations de quartier ont demandé dès le début du confinement de pouvoir investir les bâtiments scolaires, plus vastes, pour poursuivre leurs activités en respectant la distanciation physique. Des artistes se sont aussi proposés pour donner des activités aux enfants. C’est une piste beaucoup plus intéressante que de tout miser sur la réouverture des écoles. Il faut penser le retour à l’école avec les autres acteurs du monde scolaire, en qui les familles ont davantage confiance.
AÉ: Pour l’heure se pose la question des évaluations… Comment évaluer les élèves sachant les disparités de leur situation?
ER: C’est un grand problème éthique… Que va-t-on évaluer en fin d’année? On peut aussi interroger le caractère non démocratique des conseils de classe. Des élèves comptaient sur les examens pour remonter leur moyenne. Dans cette crise, comme le dit ma collègue Sylvie Van Lint, on a parfois l’impression que l’on est pris dans un gigantesque incendie et qu’on nous dit qu’il faut absolument faire la vaisselle.
AÉ: 3.000 chercheuses et chercheurs internationaux en appellent, dans une carte blanche lancée par Isabelle Ferreras pour «le monde d’après», à «démocratiser le travail». Pensez-vous que cette crise est aussi l’occasion de démocratiser l’école?
ER: On dit que l’enseignant est le dernier tyran sur terre puisqu’il possède le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire… Il n’y a pas non plus de code déontologique de l’enseignant. Cette crise est l’occasion de repenser le rapport maître-élève, d’interroger le caractère encore très disciplinaire de l’école – être en rang, être sage par exemple –, de transformer des structures rigides qui sont parfois encore très proches du XVIe siècle… L’école est un espace de construction d’un projet politique pour certains, d’adaptation à la société et, pour d’autres, de transformation de la société. Quelles que soient les ambitions de l’école, cet aspect collectif est très prégnant depuis la Révolution française. Il faudra réfléchir à comment penser ce projet dans un cadre de distanciation sociale.
AÉ: La rentrée progressive et en alternance des enfants implique des classes plus petites. Un premier pas pour repenser la classe traditionnelle?
ER: L’enseignement mutuel – méthode qui a connu un grand succès au début du XIXe siècle – comptait un adulte pour entre 200 et 1.000 élèves. Les élèves devaient s’apprendre les uns les autres. Ces méthodes ont été largement disqualifiées – ses détracteurs considérant que les enfants apprenaient trop vite, et étaient donc trop vite «dans la rue» – et remplacées par des méthodes disciplinaires que l’on connaît aujourd’hui. En outre, il semblerait que les élèves n’apprenaient pas le respect de l’autorité de l’adulte et du maître, mais au contraire une «pratique de l’insoumission face à ceux qui prétendent penser au nom des autres, sans les autres, pour le plus grand bien des autres», ce qui aurait amené un certain nombre de ces anciens élèves à participer par la suite à des mouvements révolutionnaires comme la commune de Paris.
AÉ: Pour penser l’école de demain, il faudrait aussi davantage écouter les enfants et leurs besoins. Pourtant, comme l’observait le délégué général aux Droits de l’enfant Bernard De Vos (dans l’émission CQFD), on leur donne très peu la parole pendant cette crise. Quelles seraient les pistes?
ER: Déjà, arrêter de penser au nom de leur propre bien (que ce soit en termes de droits à l’apprentissage, ou à la sociabilité), mais penser avec eux. On a alors de nombreuses pistes dans le temps et dans l’espace: la méthode de l’enseignement universel de Joseph Jacotot, révolutionnaire français nommé professeur de littérature à l’université d’État de Louvain pour apprendre le français à des étudiants hollandais, dont l’histoire est racontée dans le Maître ignorant de Jacques Rancière. Alors que les «grands schémas de la pédagogie» soutiennent la croyance que l’élève n’apprend que ce que le maître lui enseigne, l’expérience de Jacotot permet de penser que le processus d’apprentissage n’est pas un processus de remplacement de l’ignorance de l’élève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de l’élève lui-même. On peut aussi citer la République des enfants, de Janusz Korczak, pédagogue polonais. Pour Korczak, «le premier et le plus indiscutable des droits de l’enfant est celui qui lui permet d’exprimer librement ses idées et de prendre une part active au débat qui concerne l’appréciation de sa conduite et (si nécessaire) de sa punition» (1978). Inversement, l’éducateur doit d’abord apprendre à se connaître, à se gouverner lui-même: «Mesure les limites de tes capacités avant de fixer celle des droits et des devoirs des enfants.» Je pense aussi aux nombreuses expérimentations de pédagogies critiques qui se sont répandues depuis les années 1970 et plus encore depuis les années 1990 à travers le monde (à l’exception des pays francophones): des nombreuses institutions de Freire au Brésil, aux États-Unis, en Guinée-Bissau, au Mozambique, aux nouvelles expérimentations urbaines aux États-Unis, en passant par les reprises de la pédagogie critique par les mouvements militants féministes, postcoloniaux, queers et décoloniaux en Inde, en Amérique latine et aux États-Unis.