Les drames du travail saisonnier de migrants sont nombreux en Europe. Conditions de vie et de travail déplorables ou attaques racistes ponctuent l’actualité. L’Union européenne a adopté une directive pour limiter l’exploitation de ces travailleurs. Suffira-t-elle? Certains en doutent.
Finalement, l’Union européenne a agi. Le 26 février 2014, le Parlement européen et le Conseil adoptaient une directive relative au travail saisonnier des migrants. Pour la première fois, l’Europe se dotait d’un instrument législatif permettant l’entrée sur son territoire d’une main-d’œuvre immigrée peu qualifiée. L’un des objectifs du texte est clairement d’éviter les situations d’exploitation des travailleurs saisonniers migrants venant de pays non membres de l’Union européenne.
Ce qui a fait basculer non seulement les députés, mais surtout les États membres de l’Union, plutôt peu enclins à entrouvrir les portes du Vieux Continent, c’est la série de drames liés au travail saisonnier qui a entaché l’actualité de ces dernières années. Il y eut bien sûr les émeutes de Rosarno, en 2010. Dans cette petite ville italienne, des centaines de migrants subsahariens s’étaient révoltés. D’abord contre leurs conditions de travail, proches de l’esclavage, dans des champs d’agrumes. Mais aussi contre les vexations et attaques racistes dont ils furent victimes, à tel point que deux d’entre eux avaient été tués par balles. Le travail saisonnier, dans cette partie de l’Italie, la Calabre, n’est pas à prendre à la légère. Il est aux mains de la mafia locale, la Ndrangheta, comme le détaillait l’ONG Oxfam, dans son enquête sur le «caporalato», cette pratique plus ou moins tolérée de quasi-esclavage des immigrés.
Il n’y a pas que l’Italie. En Grèce, le 17 avril 2013, 200 Bangladais qui ramassaient des fraises s’étaient réunis pour se plaindre de leurs conditions de vie et de leurs salaires impayés. Les agriculteurs, pas vraiment amateurs de dialogue social, répondirent à coups de fusil. Bilan: 28 blessés, dont 7 graves. En Espagne, les autorités organisent la venue temporaire de travailleuses marocaines chargées de cueillir des fraises, dans la région de Huelva, avant de retourner au Maroc. Là aussi, les salaires sont extrêmement bas et les conditions de vie précaires, comme l’a documenté la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme.
Les sans-papiers resteront dans le noir
La Commission européenne dispose de peu de données très fiables concernant les saisonniers. Elle avance le chiffre de 100.000 personnes qui viendraient chaque année de pays extérieurs à l’Union européenne pour la cueillette dans l’agriculture. Dont 24.938 en Espagne ou 7.252 en Suède. Mais ces chiffres ne disent rien de l’étendue du travail au noir.
La directive met en place une procédure rapide pour que les États puissent organiser la migration de travailleurs saisonniers. Elle encadre les contrats que doivent proposer les employeurs avant toute migration, elle crée un droit de séjour de neuf mois pour le travail saisonnier, incluant donc de rentrer dans son pays d’origine. Enfin, signalons qu’elle mentionne les «conditions de vie décentes» que doit fournir l’employeur.
Cela permettra-t-il de limiter les cas d’exploitation de migrants? Beaucoup en doutent. Tout d’abord, comme le signale le représentant des employeurs de l’agriculture en Belgique, Chris Botterman, aujourd’hui, la venue des travailleurs saisonniers est déjà organisée dans le cadre d’accords bilatéraux entre les États. La directive ne changera pas cela. Tout au plus permettra-t-elle une harmonisation des contrats saisonniers offerts ainsi que des conditions d’hébergement. À la Feantsa, Fédération européenne des associations travaillant avec les sans-abri, Mauro Striano pense qu’il «faut une directive pour harmoniser un minimum. Mais tout dépendra de l’application et du contrôle. Car dans ce domaine, le nombre de contrôles est très faible.» D’autres critiquent plutôt la vision utilitariste d’un tel texte. Les migrants y sont considérés comme des «variables d’ajustement» de l’économie européenne. On leur ouvre la porte selon les besoins puis on la ferme aussitôt. «J’ai l’impression que ce texte visait en fait à mieux organiser la sélection des travailleurs», affirme Mauro Striano.
Dans le monde associatif, on regrette surtout qu’un thème n’ait jamais été abordé: celui du travail des migrants clandestins. C’est le cheval de bataille de Picum, une ONG européenne experte dans les questions de travail des sans-papiers. Kadri Soova y est chargée du plaidoyer: «Il existe un groupe important de travailleurs sans papiers dans ces secteurs agricoles en Europe, et l’Union européenne a esquivé cet enjeu-là. Nous aurions voulu que des sans-papiers présents sur le territoire européen puissent régulariser leur situation grâce à de tels programmes.» Malgré ces fortes réserves, Kadri Soova souligne que ce texte a son importance: «Il peut être vu comme un énorme progrès si on le considère indépendamment.» Mais si on prend en compte le contexte général, le travail des sans-papiers, leur exploitation, la pression sur les prix, alors on se rend compte que ce texte «ne s’attaque qu’à une toute petite partie du problème».
En Espagne, en Italie ou en Grèce, les conditions de logement des travailleurs saisonniers sont souvent épouvantables. Qu’en est-il en Belgique? «Les problèmes liés au lieu de vie sont exceptionnels», lâche Claude Vanhemelen de la Fédération wallonne horticole. Chris Botterman, représentant des agriculteurs belges, prend le contrepied. Il estime que cela «reste un problème» et admet qu’il «y a encore du travail à faire». Il existe bien un décret, en Flandre, imposant des normes minimales de confort et d’hygiène. Mais il n’est pas toujours appliqué, «car cela représente un coût énorme pour l’employeur».
Une chose est sûre, les employeurs de main-d’œuvre saisonnière en Belgique doivent fournir un logement décent à leurs travailleurs migrants. Lors de notre enquête, la question du logement sera restée comme une ombre planant au-dessus des saisonniers. Devant une grande bâtisse sans fenêtres, à Saint-Trond, du linge en train de sécher trahissait la présence de nombreuses personnes. Un garde a sèchement opposé une fin de non-recevoir à nos questions: «Les travailleurs ne sont pas autorisés à vous répondre.» Un peu plus loin, accolés à une ferme, des conteneurs vétustes accueillaient des travailleurs polonais et bulgares. La possibilité de les interviewer nous a été accordée à la condition que les échanges soient supervisés. Quant aux conteneurs, nous ne pouvions pas les visiter.
Reste alors à s’accrocher aux témoignages directs. Si certains saisonniers s’estimaient «très satisfaits» de leurs chambres (généralement pour trois ou quatre personnes), d’autres se sont plaints du froid, du manque de place, de la promiscuité (dix dans une grande chambre) ou du lieu de vie, «une ancienne étable». Quant aux témoignages indirects, ils émanent de différentes sources. Un syndicat a pu nous fournir le témoignage écrit d’un saisonnier ayant pris part aux vendanges chez un producteur de vin wallon. Il y dénonçait les conditions de vie de travailleurs nigérians, «dans une caravane», sans eau courante «ni électricité». Wim Bontinck, de la cellule traite des êtres humains de la police fédérale, évoquait quant à lui les conditions de vie difficiles de 40 Polonais hébergés dans deux maisons. Enfin, l’auditeur du travail de Namur cite le cas d’un travailleur étranger, à Dinant, logé dans les dépendances d’une ferme, «dans des conditions très précaires».
Ces cas sont-ils représentatifs? Difficile à dire. Mais de nombreux interlocuteurs du monde agricole sont convaincus que l’état général des logements fournis aux saisonniers (contre une part variable des salaires) s’améliore ces dernières années.